La campagne bruyante qui met en accusation notre pays et son armée pour la façon dont nous aurions mené la " guerre " d'Algérie pose au moins deux questions. La première, accessoire sans doute, n'est pas sans intérêt.
Pourquoi, quarante ans après des faits dévoilés en leur temps, bien connus ou que tout homme curieux pouvait connaître, feint-on de les découvrir et appelle-t-on les Français à s'en indigner, voire à s'en repentir ? Que la campagne ait été lancée par le Monde le 20 juin 2000 — soit quelques jours après la visite à Paris de M. Bouteflika — et relayée par l'Humanité publiant le 31 octobre l'Appel des douze est un élément de réponse, qui se passe de commentaires.
Quoi qu'il en soit, obligés par les militants de la repentance à nous pencher à nouveau sur ce passé douloureux, se pose à nous la seconde question, question de fond : comment cela a-t-il été possible ? Cela, c'est-à-dire une guerre atroce ayant entraîné dans les rangs de l'armée française, fût-ce marginalement, de graves abus dont torture et exécutions sommaires sont les illustrations les plus spectaculaires. Sauf à considérer que les anciens de la guerre d'Algérie étaient très sots et très méchants et que les militants qui les accusent sont très bons et très intelligents, il y a là une vraie question, à laquelle il faut donner une vraie réponse, ou plusieurs. C'est ce que nous allons tenter, conscients que, ce faisant, il nous faut courir deux risques : en expliquant, paraître excuser ; en raisonnant froidement, oublier l'horreur dont nous parlons. Il y en a un troisième : ennuyer, car on ne saurait comprendre sans replacer les évènements dans un contexte qui vient de loin.
La situation coloniale
D'une repentance l'autre, ou d'une pierre deux coups : la guerre d'Algérie, nous dit-on, fut affreuse, ce qui est vrai ; le colonialisme la contenait en germe, ce qui est un peu faux. Ainsi le militant nous entraîne-t-il à de fatigantes justifications et au rappel d'évidences oubliées. La colonisation fut rude ; elle était inéluctable ; elle fut aussi bénéfique aux populations qui en furent l'objet. Au xixe siècle, la différence de potentiel était telle, entre le Nord et le Sud, qu'il était obligatoire, et quasi physiquement, que le Nord se répande au Sud. Sans doute le décalage était-il plus sensible en Afrique noire qu'en Indochine ou en Algérie (alors aux mains des Turcs, ne l'oublions pas). Forts de notre civilisation et de nos Lumières, nous n'avions guère de respect pour les institutions locales, peu assurées il est vrai. Le sentiment de nos mérites, de notre mission civilisatrice, bref de notre bon droit, se renforçait sans doute d'un peu de racisme, attitude très bien partagée à l'époque et qu'aujourd'hui encore on ne parvient à surmonter qu'en la diabolisant.
En Algérie, la bonne conscience initiale s'augmenta au fil du temps. La longue durée de notre gouvernement (120 ans en 1950 !), l'ordre que nous faisions régner, certes sans scrupule excessif, dans un pays qui ne l'avait guère connu, l'infrastructure que nous y construisions et qui constitue encore, quarante ans après l'indépendance, le capital sur lequel vit l'Algérie nous donnaient, au-delà du raisonnement, la certitude d'une présence légitime. Authentifiée par le statut des départements français qui constituaient le territoire, on n'y voyait pas de terme.
Si la conscience de la supériorité de notre civilisation se teintait de racisme, ce mauvais penchant — ou le mauvais côté d'un penchant naturel — s'atténuait, chez beaucoup de militaires et d'administrateurs, par le goût très vif qu'ils ressentaient pour la culture locale, la langue arabe, la religion musulmane même. Certes, le bonheur qu'ils trouvaient à ces contacts n'était pas tout à fait pur. Le paternalisme (terme bêtement péjoratif) y a sa part, comme le confort que procure la position du dominant, sans cesse soumis, en pays arabe, à la louange du dominé. La louange, répétée sans délicatesse, énerve le nouvel arrivé ; le louangé finit par s'y habituer, jusqu'à la croire enfin assez bien justifiée.
Il y a une autre grande raison à notre bonne conscience, qui allait de pair avec la légitimité de notre présence : la colonisation, au sens propre, de l'Algérie par la population que l'on appela Pieds-noirs et qui, au début du conflit, représentait le dixième des Algériens. On a fait à ces gens une mauvaise réputation, entretenue durant la guerre par les militaires, appelés en particulier, dont beaucoup tenaient les comportements qu'ils leur prêtaient pour un obstacle à la fraternisation franco-arabe dont ils rêvaient. René Mayer, l'un des plus éminents d'entre eux, s'est attaché à leur rendre justice . Leur implantation initiale fut délibérée et organisée par l'administration qui y voyait sans doute un appoint à la pacification militaire et l'un des moyens du développement de ce pays nouveau. Des recruteurs recrutaient, notamment dans l'est de la France et en Rhénanie. Les braves gens qui se laissaient tenter étaient bien éloignés des spoliateurs avides que l'on imagine. On leur donnait souvent de pauvres terres, dont la mise en valeur coûta la vie à nombre d'entre eux. Si certains étaient volontaires, d'autres ne l'étaient guère, déportés politiques, orphelins pauvres, bagnards libérés.
À partir de cette immigration initiale (mais poursuivie avec constance par tous nos régimes successifs), l'histoire roule, et pas toujours dans le bon sens — soulignent les vertueux d'aujourd'hui. Ainsi maintiendra-t-on les musulmans dans un statut personnel différent de celui des Européens, et inférieur. L'infériorité statutaire se trouva renforcée par l'indéniable efficacité professionnelle des Pieds-noirs, qu'ils soient propriétaires terriens (les vrais colons) ou commerçants, artisans et salariés de Bab el Oued. Mais si tant est que les Pieds-noirs eussent une dette à l'égard de la France, ils la payèrent largement durant la Première Guerre mondiale, dans la Seconde plus encore. Les Français, oublieux ou insouciants, savent peu que tous les Européens d'Algérie, de 18 à 43 ans, furent mobilisés pour libérer des Allemands un pays que certains ne connaissaient pas. Sur les quelque 385 000 hommes que comptait l'armée française prenant pied sur le sol métropolitain, 168 000 étaient Pieds-noirs .
Revenons à la colonisation, à ses méfaits et à ses bienfaits. Chiffres encore : de 1914 à 1962, 75 000 musulmans nord-africains sont morts pour la France, et beaucoup volontaires. On peut juger ce chiffre odieux, résultat du cynisme de la France coloniale. On peut aussi y voir le signe que la présence de la France, aux yeux des colonisés, n'était pas sans mérites .
I- Guerre et éthique militaire
La Seconde Guerre mondiale heureusement terminée, le bien-fondé de notre présence coloniale, où qu'elle fût, était peu contesté en métropole. Paradoxalement, le succès de notre œuvre civilisatrice allait se retourner contre nous : légitime à nos yeux, notre présence déjà ancienne ; légitimes aussi les revendications nationales des autochtones, fruit des Lumières que nous leur avions apportées. Nous n'étions pas prêts à le comprendre. Si, en Afrique noire et ailleurs, la décolonisation fut un succès qu'Anglais, Belges et Portugais peuvent nous envier, en Indochine et en Algérie, ce fut un drame.
La pente de la guerre
Nous voici à nouveau contraints à un pesant retour, militaire celui-là , sur les curieux chemins que la guerre a pris en notre méchant siècle et dont l'aboutissement fut, en ce qui nous concerne, la guerre d'Algérie. C'est de la fin du xviiie siècle qu'il faut dater, là comme en beaucoup de domaines, le grand et funeste virage. Si la guerre a été bien souvent terrible dans l'histoire européenne, elle avait au Grand Siècle un tour presque aimable. Les princes se battaient entre eux pour des enjeux raisonnables, avec des moyens mesurés et de jolies manières : guerres de cabinet, disait Clausewitz avec un curieux mépris. C'est que Clausewitz, quoi qu'en disent ses thuriféraires et Raymond Aron au premier rang d'entre eux, a sa part de responsabilité dans la course à la guerre totale. Celle-ci commence avec la Révolution, qui met le peuple en armes, auquel il faut de grandes causes et de grands moyens. Nationalisme et industrie annoncent les grands massacres des deux guerres mondiales et, en bas de la pente de la guerre, l'arme nucléaire. Cette dérive eût dû être ressentie douloureusement par les militaires, férus d'honneur et de morale.
Qu'est-ce donc que cet honneur, qu'est-ce donc que cette morale ? On peut en donner une définition modeste : à la guerre, même à la guerre, on ne fait pas n'importe quoi. De cette restriction fondamentale résulte une tension constante entre deux pôles. L'honneur est l'un, l'efficacité l'autre, qui ne font pas bon ménage. On a beaucoup reproché aux militaires français de privilégier le premier au détriment du second. Il est vrai qu'en France on a longtemps préféré le sacrifice à la victoire, les Saints-Cyriens de 14 font serment de monter au feu en casoar et gants blancs, et les batailles que l'on célèbre le plus volontiers sont de grandioses défaites. Mais moquer ces enfantillages eut de grandes conséquences, et pas toutes heureuses. Déjà nos militaires, dont le métier homicide ne saurait se pratiquer que paré de grands sentiments, s'étaient reconvertis dans le patriotisme, substitut imposé de l'honneur ancien. Las d'être moqués, ils se sont souciés, et de plus en plus, d'efficacité. On ne saurait le leur reprocher ? Voire ! Au risque de surprendre la majorité de nos concitoyens par cette irruption de la politique politicienne, soulignons sans peur ce que cette pente dangereuse doit aux idées de la gauche française. Retournement inattendu, c'est chez nos adversaires que ces idées redoutables vont dévoiler leurs ultimes conséquences. Nous viendrons à l'Algérie, passant par l'Indochine.
La guerre révolutionnaire
Si l'arme nucléaire marque le point bas de la pente de la guerre, destruction absolue des corps, le pire restait à venir, dans la destruction des esprits. C'est en Indochine que les militaires français ont rencontré ce monstre qu'ils n'avaient jamais vu : la guerre révolutionnaire, que l'on peut dire subversive pour plus de généralité.
Théorisée par Mao Tsé-toung, lui-même excellent praticien, la guerre révolutionnaire fut admirablement mise en pratique par le Viêt-minh. Sans doute le nationalisme indochinois se mariait-il à l'idéologie marxiste en un mélange intime dont nous mîmes longtemps à démêler les fils. Mais c'est bien la théorie révolutionnaire qui donnait à l'ensemble une cohérence que le concept de totalitarisme reflète exactement. Tentons de l'expliquer en peu de mots, et donc imparfaitement.
Dieu n'existe pas, le sens de l'Histoire le remplace, lequel mène à un avenir radieux bien que mal défini. Le peuple est source de vérité, mais il convient de le réveiller de l'assoupissement dont il a tendance à se satisfaire : avant d'être source du vrai et du bien, il est objectif à conquérir. La sainteté de la cause — sanctifiée par sa " source " populaire — justifie tous les moyens, le succès est gage de vérité et chacun doit se donner au devoir révolutionnaire, ce à quoi l'obligent des procédés d'une rigueur exemplaire : hiérarchies parallèles, autocritique, terreur et tribunaux populaires. Tout est stratégie, chaque homme, chaque femme, chaque enfant est combattant et, face à cet ennemi intégral, notre militaire, borné au sens propre du terme, y perdra son latin. " Nous confrontions, écrira le général Giap parlant de son adversaire vaincu, les effets de notre art militaire supérieur et ceux de son art militaire réactionnaire et décadent . "
C'est Régis Debray, alors sur un autre chantier mais de la même école, qui a le plus intelligemment expliqué ce qui sépare le militaire classique du combattant marxiste-léniniste, parlant de la " résistance de nombreux officiers et sous-officiers [...] à mettre l'honneur au rancart, bref à acquérir l'humilité révolutionnaire ". À quoi Che Guevara, sans lequel on ne saurait retenir l'attention, fait écho, soulignant combien l'action révolutionnaire est différente " des conceptions romantiques et sportives avec lesquelles on prétend nous faire croire que la guerre se pratique ". Régis Debray et le Che parlent ici de l'aptitude des militaires d'origine à mener la guerre révolutionnaire. Mais la même problématique s'applique à la lutte contre-révolutionnaire. Nous voici, enfin, venus à l'Algérie.
II- La guerre d'Algérie
Vaincue (pour dire les choses simplement) à Diên Biên Phu en mai 1954, l'armée française allait se trouver, six mois après, face au Fln, Front de libération nationale, en Algérie. Elle n'était pas disposée à se laisser faire une deuxième fois. Aussi se mit-on à analyser les méthodes qui, en Indochine, avaient donné la victoire au Viêt-minh.
Le combat du Fln
Sans doute, en Algérie, le marxisme ne soutenait-il pas de la même façon le combat du Fln. Encore que nombre de ses dirigeants " historiques " eurent de la sympathie pour cette philosophie et que, si l'on en croit encore Régis Debray, " le marxisme est la seule vérité révolutionnaire, qu'on en parte, ou qu'on y aboutisse ". Mais, et c'est là l'important, le Fln appliqua dans sa lutte les recettes même du Viêt-minh : conquête et encadrement du peuple, terreur pédagogique, cruautés sans frein ici teintées de particularités arabes. Au demeurant, marxiste ou pas, guerre révolutionnaire ou simple subversion, il est probable qu'il n'existe pas d'autre voie ouverte aux trublions, très minoritaires initialement, s'ils veulent s'imposer. Très éclairant à ce point de vue est cette déclaration de Krim Belkacem, traitant en 1959 du bon usage de l'assassinat : " L'armée a besoin d'hommes qui aient fait leurs preuves [...]. Une nouvelle recrue, avant d'être qualifiée pour servir dans l'armée, doit assassiner au moins un colonialiste ou un traître reconnu. Un assassinat marque la fin de la période d'essai pour chaque candidat à l'Armée de libération nationale "
Buts de guerre et Algérie française
Face à ces furieux sans scrupules, que vont faire les Français ? Non pas d'abord le militaire, nous y viendrons, mais bien plutôt le couple qu'il forme avec le politique. Comme l'on sait depuis Clausewitz, le politique est premier ou devrait l'être, le militaire second ou devrait l'être. Cette hiérarchie fondatrice sera ici peu nette, par carence ou indécision du politique. Sans doute n'était-il pas facile à celui-ci de fixer une ligne de conduite. Indépendance ou compromis, tel était, dès le début de 1955, le problème à regarder en face. Ce qu'on fit (et le gouverneur Jacques Soustelle lui-même), dans la discrétion qu'imposaient le statut français du territoire, la vigilance sourcilleuse des Pieds-noirs, la susceptibilité des militaires dès qu'ils eurent compris qu'ici aussi ils seraient à l'épreuve. Ferhat Abbas ou Messali Hadj auraient pu constituer des interlocuteurs plus convenables que les nouveaux venus du Fln. Ceux-ci virent vite le danger et le premier combat fut algéro-algérien, pour mettre à la raison les messalistes . Très vite aussi leur apparut la nécessité de couper court à la tentation d'un compromis avec la France. Les évènements de Philippeville et d'El Halya (première apparition d'Aussaresses, soit dit en passant) visaient deux objectifs : l'horreur impardonnable obligeait les Français à la répression et à la guerre ; elle montrait à la population musulmane la détermination du Fln et l'impossibilité de tout retour en arrière. On avait brûlé ses vaisseaux !
Pour nos politiques, la cause paraissait dès lors également entendue. L'Algérie, c'était la France. Cette vue commode devait pourtant, dans le contexte de la guerre naissante, être revivifiée. Ce qui fut fait sur la terre algérienne, le 13 mai 1958, dans cet extraordinaire mouvement d'enthousiasme, nuit du 4 août des Pieds-noirs, où l'avenir radieux se dessinait aussi de notre côté, d'une Algérie nouvelle où Arabes et Français, miraculeusement, se reconnaissaient frères. Coïncidence ou conséquence, le général de Gaulle, à la fin de ce mois de mai dont nous connaissons les enivrantes effluves printanières, revint au pouvoir. Il ne fallait pas moins que l'ivresse de mai 58 pour que Pieds-noirs et militaires s'aveuglent sur l'homme de Brazzaville et en fassent le champion de l'Algérie française. Il n'en fallait pas moins, non plus, pour expliquer l'embarras du Général, dont quelques phrases inconsidérées ou maladroites entretinrent l'exaltation. Le discours du 16 septembre 1959 eût dû éclairer les plus exaltés sur les intentions du chef de l'Etat, pour lequel la francité algérienne n'avait pas de réalité. Sans doute ce long discours n'était-il pas sans ambiguïtés ; il posait pourtant " l'autodétermination de l'Algérie " comme la clé de l'avenir.
L'action militaire
Le 13 mai passé, de Gaulle au pouvoir, le discours de septembre prononcé, l'avenir se brouille, l'Algérie est-elle encore française ? Le militaire, lui, est au rouet. Nous y sommes avec lui. En quelque circonstance qui soit, il faut au militaire une claire vision de la cause pour laquelle il se bat. On ne se fait pas tuer, on ne tue pas, pour une visée floue. Si le politique ne dit pas où il va, on ne saurait reprocher au soldat de se fixer à lui-même l'objectif. Quels que soient les atermoiements ou les prudences du politique, qu'en métropole on peut comprendre, on s'en tiendra ici à l'Algérie française.
Le but fixé, comment l'atteindre, face à l'adversaire que l'on a décrit ? Première idée, construire l'Algérie future, par une action multiforme et partout étendue qui répond à celle du Fln et vise à lui disputer le contrôle des Algériens musulmans. Regroupement et prise en mains de la population, enseignement, service sanitaire, action sociale, aide agricole, nos soldats se font " humanitaires " avant la lettre, voici les appelés transformés en bonnes sœurs. Ils feront aussi les doctrinaires, ou tenteront de le faire, en une action psychologique que structurent les 5es Bureaux. Jean Lacouture lui-même écrit dans le Monde du 13 septembre 1958, et sur un ton laudatif : " Ce que l'armée est en train de faire ressemble à un travail révolutionnaire. " On verra plus loin combien cet effort, méritoire au premier abord, était en réalité pathétique, et marqué à l'excès de notre expérience indochinoise.
Peu assurée, l'action psychologique, mais non l'action militaire proprement dite. Plan Challe et ses suites, le succès fut indéniable et, pour un peu, la victoire finale patente : de 20 000 combattants à l'intérieur des frontières à la mi-58, les effectifs de l'Aln étaient, en 1962, réduits à 3 500. Sans doute ce succès ne fut-il pas obtenu, l'ennemi étant ce qu'il était, en de simples combats en rase campagne et à la loyale. Au moins ceux-ci étaient-ils préparés par une recherche du renseignement patiente, générale et souvent rude. De la même façon, le sort des prisonniers ne fut pas toujours celui que prévoient les conventions de Genève. Mais, retour à Clausewitz, à la guerre on est deux de jeu, " chacun des adversaires fait la loi de l'autre ". Un ennemi qui, par définition, ne respectait pas les règles de la guerre appelait, en retour, un comportement identique. Dût-on choquer, on rappellera que la Wehrmacht, en France occupée, voyait nos résistants comme terroristes et hors-la-loi. De là se déduit une observation qui éclaire le comportement des soldats engagés dans ces combats étranges, face à un adversaire implacable. Dans la chaîne hiérarchique, chacun, à son échelon, est à la fois chef et subordonné. Celui qui est soucieux de se bien comporter et de limiter, autant que faire se peut, les excès regrettables, n'aura pas de problème avec son supérieur ; recevrait-il un ordre infâme, il lui serait facile de dire non. Avec ses subordonnés, notre honnête homme peut avoir plus de difficultés ; lorsqu'à l'aube, sur la place d'un village dont ils ont en charge la sécurité, des soldats découvrent trois de leurs villageois égorgés d'une oreille à l'autre, la rage les prend ; maintenir les enragés dans le droit chemin, alors, ne va pas de soi.
La bataille d'Alger
C'est sur la torture, mot et acte horribles, que s'est focalisé le débat dans lequel on nous oblige à intervenir. Ce n'est pas, ou peu, dans le " djebel " que le problème — car il y a problème — se posait. Il ne le fut guère qu'à Alger, en 1956 et 1957. Problème posé, nous y voilà !
Du côté du Fln, la tactique est évidente, et proclamée : terroriser la population française, par des attentats aveugles à la bombe. L'action culmine avec 122 attentats dans le mois de décembre 56, perpétrés sous la direction de Yacef Saadi, qu'on a pu entendre rappeler, sur le plateau de France 2 le 21 mai dernier, que pour la libération d'un pays, tous les moyens sont bons. Du côté français, pour les militaires, la mission apparaît aussi claire et elle fut, cette fois, explicitement fixée par le politique : arrêter le massacre. Peut-on considérer pour autant le problème légal réglé ? Au reste pouvait-il l'être ? Le dilemme est au cœur de la loi : la " question " est abolie en France depuis le bon roi Louis XVI ; la non-assistance à personnes en danger est un délit reconnu. Bien audacieux celui qui, aujourd'hui, juge sans nuance les hommes de la 10e Division parachutiste confrontés au dilemme.
L'efficacité de leur combat est indéniable : en août 57, on n'eut à déplorer que six attentats. La cause est-elle donc entendue ? Sûrement pas, et elle ne le sera jamais. On se contentera ici de brouiller un peu plus des cartes déjà bien emmêlées. Incontestablement efficace dans l'instant, la pratique de la torture — mot simplificateur, répétons-le — se révèle fort dommageable à long terme, comme on le voit maintenant. Si enfin la torture efficace aboutit à sauver des innocents, si donc on l'admet ou la préconise, reste ceci, remarque indécente susceptible de quelques généralisations : trouver le bourreau.
Morale et réconciliation
Faute de conclure, élevons le débat, en faisant référence à un homme fort sollicité, dans sa tombe, par les temps qui courent : le général Paris de Bollardière, considéré par ses pairs, non sans raison et au moins jusqu'à sa dérive pacifiste, comme une sorte d'archange de la guerre. Dans un entretien jusqu'alors inédit et que Serge Moati a présenté sur La Cinq le 3 décembre 2000, le général place le commandement, engagé dans la bataille d'Alger, devant une alternative brutale : ou bien " poser le problème en termes politiques clairs ", ou bien utiliser, pour obtenir les renseignements indispensables, " n'importe quel moyen ". L'alternative n'est pourtant pas recevable, qui ne laisserait le choix qu'entre l'infamie et la victoire d'une minorité de terroristes.
Y a-t-il donc place pour une solution médiane ? À court terme encore, on en doute. Face à la cohérence de l'action révolutionnaire et à la promesse des lendemains qui chantent, le pauvre combattant d'une médiocre république est bien démuni. Comment défendre l'idée d'une démocratie molle, dont la noblesse est d'être molle ? Comment mener une guerre totale, qui était ce qu'on prétendait faire en Algérie, sans que la cause le soit ? Pratiquer les méthodes de la guerre révolutionnaire exige que l'on adhère à une vérité sans faille. La foi de l'honnête homme n'est jamais absolue. Il est inapte à ce jeu-là. Il réussira mieux en acceptant humblement sa médiocrité et en fondant sa résistance sur cette médiocrité même, gage de liberté.
Conclusion ? aucune, sinon celle-ci. Dans notre armée combattant vaille que vaille en Algérie, la souffrance a été grande, et diverse. Les uns, ne comprenant pas ce que l'on vient de dire, ont été déçus d'un abandon qu'ils ressentaient comme trahison ; les autres, qui comprenaient fort bien, souffrirent le martyre à voir pratiquer des techniques incompatibles avec leurs convictions intimes et auxquelles, pourtant, ils ne voyaient pas, en leur for intérieur, de substituts. Il n'y a que pour les marxistes que la fin justifie les moyens. Le croyant — ou le démocrate — n'est jamais assez assuré de sa fin pour la poursuivre sans retenue. Peut-être, arrivé à ce point, le lecteur tentera-t-il de relancer la discussion sur l'éthique de responsabilité et l'éthique de conviction. Trop tard ! ce sera pour une autre fois.
Terminons par où nous avons commencé. Les croisés de la repentance mènent une bien mauvaise croisade. Ces mal-pensants forcent les défenseurs de notre armée à rappeler les crimes du Fln, auxquels il lui fallait faire face. Cette répugnante surenchère retarde beaucoup la réconciliation que chacun, des deux côtés de la Méditerranée, devrait appeler de ses vœux.
Cl. l. B.