Par AUDE DUGAST*
AFIN DE MOBILISER le plus grand nombre de Français sur les questions bioéthiques soulevées par la révision parlementaire de la loi de 2004, le président de la République avait souhaité la tenue d'états généraux de la bioéthique[1] et la publication de rapports par le Comité consultatif national d'éthique, l'Agence de biomédecine et le Conseil d'État. Enfin le 20 janvier 2010, la mission parlementaire d'information sur la révision de la loi de bioéthique a publié son rapport, attendu pour les débats parlementaires.

 

Dans le dossier de presse accompagnant ce rapport, on peut lire que la mission a souhaité le maintien des grands équilibres de la bioéthique : Tout en se prononçant pour des dispositions favorables au progrès des recherches médicales, la mission parlementaire a tenu à réaffirmer le socle des principes fondamentaux de la bioéthique : la dignité de l'être humain, le respect dû au corps, la protection de l'embryon... Quelques mois auparavant, le Premier ministre, dans sa lettre de mission adressée au Conseil d'État le 11 février 2008 ouvrant le débat sur la révision des lois de bioéthique, avait manifesté une inquiétude : Les dispositions encadrant les activités d'assistance médicale à la procréation et, en particulier, celles de diagnostic prénatal et de diagnostic préimplantatoire, garantissent-elles une application effective du principe prohibant "toute pratique" eugénique tendant à l'organisation et à la sélection des personnes ?
Peut-on voir dans ces textes les prémices d'une prise de conscience collective, la promesse de décisions courageuses ? Autrement dit, ces inquiétudes sont-elles sincères, sont-elles assorties de la ferme résolution de ne plus recommencer, préalable nécessaire au changement ? Que faut-il craindre ou espérer de ces prochaines lois ? Ces interrogations porteront ici sur deux sujets majeurs et emblématiques : la recherche sur l'embryon et les extensions du diagnostic pré-implantatoire.
I- Recherche sur les cellules embryonnaires humaines : un interdit de façade
La loi de 1994 affirmait l'interdiction de recherche utilisant des embryons. Seules étaient permises des études à finalité médicale ne leur portant pas atteinte. La conception in vitro d'embryons humains à des fins d'étude, de recherche ou d'expérimentation est interdite. Toute expérimentation sur l'embryon est interdite (art. L152-8). En 2004 le texte législatif maintient cet interdit de principe mais l'assortit de dérogations. La recherche sur l'embryon humain est interdite. Mais, par dérogation [...] les recherches peuvent être autorisées sur l'embryon et les cellules embryonnaires lorsqu'elles sont susceptibles de permettre des progrès thérapeutiques majeurs et à la condition de ne pouvoir être poursuivies par une méthode alternative d'efficacité comparable, en l'état des connaissances scientifiques (art. L2151-5).
Une brèche est ouverte. Toutefois les conditions de dérogation sont contraignantes et seulement pour cinq ans. Les travaux parlementaires de la loi de 2004 sont très clairs sur l'exigence de progrès thérapeutique majeur. Le Parlement n'a pas autorisé la recherche sur l'embryon dans une vague perspective thérapeutique et l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (Opecst) dans son rapport du 6 décembre 2006 le rappelle : En première lecture, l'Assemblée nationale avait adopté l'autorisation de la recherche sur l'embryon et les cellules embryonnaires s'inscrivant dans une "finalité médicale", ce qui était tout autre chose[2] que la perspective de progrès thérapeutiques majeurs qui a été finalement retenue. L'intention du législateur est sans équivoque. La seconde exigence d'absence de méthode alternative d'efficacité comparable, est également clairement précisée lors des travaux parlementaires. Comme l'explique le rapporteur pour l'Assemblée nationale, ces recherches ne sont concevables que s'il s'avère que les progrès attendus ne peuvent être obtenus qu'en travaillant sur l'embryon humain et lui seul[3] . Cela signifie que si les progrès thérapeutiques majeurs peuvent être atteints par un autre moyen, seul ce dernier devra être poursuivi.
La première exigence de progrès thérapeutique majeure est de l'aveu même des promoteurs de la recherche sur l'embryon un frein pour leurs recherches. Les chercheurs et parlementaires qui faisaient miroiter les bénéfices thérapeutiques des cellules embryonnaires humaines pour le vote de la loi de 2004 ont reconnu l'absence de perspectives thérapeutiques de ces cellules, au lendemain même du vote de la loi de 2004. Le Pr Fagniez, auditionné le 17 décembre 2008 par la mission d'information sur la révision de la loi de bioéthique, l'a exprimé crûment : On savait, même si je disais le contraire avec beaucoup de conviction, que c'était complètement idiot. C'était idiot parce qu'on savait que ça n'avait pas de réalité, [...] aucun des intervenants n'avait d'autre idée que de faire progresser la connaissance, [...] il faut partir de l'idée que même si l'on ne trouve pas, et bien il faut travailler sur les cellules souches embryonnaires. Mme Carine Camby, directrice générale de l'Agence de la biomédecine jusqu'à mai 2008, auditionnée le 10 décembre 2008, l'a également indiqué : Les chercheurs ont beaucoup joué là-dessus pour faire accepter par l'opinion ces recherches.
Le président de la Fondation Jérôme-Lejeune, Jean-Marie Le Méné, a relevé la contradiction dans son dernier ouvrage Nascituri te salutant[4] : il faut envisager que cette exigence de progrès thérapeutique majeur n'ait eu d'autre but que de faire accepter la dérogation au principe de l'interdiction de la recherche sur l'embryon. Ainsi aujourd'hui, soit le qualificatif "thérapeutique" est déclaré inopérant puisque toute recherche même fondamentale est dite thérapeutique, soit il est estimé trop restrictif car aujourd'hui aucun résultat thérapeutique n'a été enregistré avec les cellules embryonnaires humaines. Pour ces raisons contradictoires une forte pression s'exerce sur le législateur pour supprimer l'exigence d'efficacité thérapeutique.
Concernant la seconde exigence, l'absence d'alternative d'efficacité comparable, il faut convenir que le législateur a mis en place un verrou d'autant plus solide que la découverte des cellules reprogrammées (iPS) par le Pr Yamanaka, en 2007, a manifesté à la communauté internationale l'existence de cellules aux caractéristiques identiques voire supérieures à celles des cellules embryonnaires. Le Pr Ian Wilmut[5], père de la brebis clonée Dolly, a déclaré dès l'annonce de la découverte des cellules iPS, qu'il renonçait au clonage, et l'a réaffirmé récemment : Avant la découverte des cellules iPS, nous essayions de dériver des cellules souches d'embryons produits par le transfert d'un noyau cellulaire du patient souffrant d'une maladie héréditaire. À ce stade, personne n'a réussi. Mais maintenant, la dé-différentiation de cellules somatiques murines (méthode du Pr Yamanaka) a démontré que le même objectif pouvait être atteint en utilisant directement les cellules somatiques des malades[6].
Dans son bilan d'application de la loi de bioéthique l'ABM récuse l'alternative des cellules iPS, au motif qu'elles n'auraient pas encore d'intérêt thérapeutique, ce qui est un contresens puisque ce sont les recherches sur les cellules embryonnaires qui doivent prouver leur supériorité et leur intérêt thérapeutique (ce qu'elles n'ont pas pu faire), non celles sur les cellules iPS. L'Agence de biomédecine a tout simplement renversé la charge de la preuve en faveur de la recherche sur l'embryon. Ces dispositions législatives et ces découvertes n'ont donc pas empêché l'ABM de donner son autorisation à une cinquantaine de programmes de recherche sur l'embryon (Rapport annuel ABM 2008). Le plus étrange reste que ceux qui nient l'existence d'alternatives sont ceux-là même qui désirent supprimer cette exigence dans la loi au motif incertain que toutes les recherches sont complémentaires et donc nécessaires.
Plusieurs options s'offrent donc maintenant au législateur : soit revenir à l'interdit strict de toute recherche sur l'embryon, soit maintenir les conditions actuelles de dérogation avec ou sans moratoire de cinq ans, soit libéraliser la recherche.
Proposition de l'Agence de la biomédecine
Au vu des résultats comparés des recherches sur les cellules souches embryonnaires et les cellules souches adultes, l'Agence de la biomédecine, dans son rapport au ministre de la Santé d'octobre 2008, estime que certaines des conditions posées à l'autorisation de la recherche sur l'embryon bloquent la soumission de projets de recherche. Elle suggère donc, non pas de cesser ces recherches sur l'embryon mais de modifier les textes législatifs en remplaçant la condition de progrès thérapeutique majeur par celle d' amélioration des connaissances au bénéfice de la santé de l'humanité et de supprimer la notion d' alternative d'efficacité comparable .
D'autre part, bien que le rapport indique qu' aucun essai clinique utilisant des cellules souches embryonnaires n'a pour l'instant été initié , l'Agence se déclare en faveur d' un régime d'autorisation pérenne supprimant le moratoire de cinq ans. Enfin, elle n'exclut pas la création d'embryons à des fins de recherche ni l'autorisation du clonage, rebaptisé au passage transfert nucléaire et la création d'embryons hybrides humains-animaux comme au Royaume-Uni.
Proposition des états généraux
Le panel des citoyens s'est prononcé en faveur de l'autorisation de recherche sur l'embryon tout en souhaitant qu'aucune [recherche] ne soit privilégiée au détriment des autres . Sans nous interroger ici sur la pertinence méthodologique des conférences de consensus en matière d'éthique, il est intéressant de considérer la façon dont on a obtenu leur avis. Pour répondre de façon éclairée, il était évidemment nécessaire que les citoyens sélectionnés prennent connaissance, lors de leur formation, des résultats comparés des recherches sur les cellules embryonnaires et les cellules souches adultes. Or il leur faudra attendre les dernières minutes du débat public pour que l'existence des cellules iPS leur soit révélée.
Lors du débat, l'ancien ministre de la Santé Jean-François Mattéi s'est déclaré favorable au maintien du dispositif actuel (interdit de principe avec exceptions) jusqu'à ce que les scientifiques prouvent la nécessité de la recherche sur les cellules embryonnaires humaines. Quand j'interroge les chercheurs, ils me disent tous "nous n'avons pas été gênés dans nos recherches par les restrictions, il est donc faux de dire que la loi actuelle empêche de faire de la recherche". [...] De même qu'en matière de fin de vie on doit maintenir l'interdiction de donner la mort, il faut maintenir l'interdiction de cette recherche sur l'embryon. C'est une manière de rappeler que cette recherche ne va pas de soi, qu'elle est toujours une transgression. [...] Tant qu'on n'a pas plus de certitude sur l'intérêt de ces cellules il faut garder le repère. Nous avons besoin de repères.
Le panel entendra également Jean-François Mattéi reconnaître que les recherches sur l'embryon humain coûtent moins cher que celles sur les embryons de primates : Quand je demande aux chercheurs pourquoi ils n'utilisent pas d'embryons de primates, on me répond qu'obtenir des embryons de primates ça coûte cher, or on a des embryons humains dans des congélateurs, qui ne coûtent rien.
Proposition du Conseil d'État
Dans son rapport du 6 mai 2009, le Conseil d'État rappelle que l'embryon humain est une vie humaine potentielle et non une chose , qu' il ne peut être traité comme un simple matériau de recherche et qu' on ne peut par principe lui porter atteinte que pour des raisons majeures et dûment justifiées . Il qualifie même la recherche sur l'embryon de transgression au principe supérieur de protection de l'embryon ; celle-ci n'étant admissible que pour des fins thérapeutiques bien définies et particulièrement importantes du point de vue collectif .
Et pourtant, tout en reconnaissant que conserver l'actuel régime d'interdiction de la recherche sur l'embryon humain et les cellules souches embryonnaires humaines assorti de dérogation présenterait l'avantage de maintenir l'affichage d'un interdit symbolique fort, il propose d'adopter un régime permanent d'autorisation enserré dans des conditions strictes . Ainsi préconise-t-il, pour l'article L. 2151-5, la rédaction suivante :
Aucune recherche sur l'embryon humain ni sur les cellules souches embryonnaires ne peut être entreprise sans autorisation. Un protocole de recherche conduit sur un embryon humain ou sur des cellules souches embryonnaires issues d'un embryon humain ne peut être autorisé que si la pertinence scientifique de la recherche est établie, la recherche est susceptible de permettre des progrès thérapeutiques majeurs ; il est impossible, en l'état des connaissances scientifiques, de mener une recherche identique à l'aide d'autres cellules que des cellules souches embryonnaires humaines ; les conditions de mise en œuvre du protocole respectent les principes éthiques.
Pour justifier sa position, le Conseil d'État évoque, d'une part, un souci de cohérence selon lequel le législateur ne pourrait raisonnablement poser une interdiction et édicter dans le même temps, à titre permanent, une dérogation dont l'effet serait en pratique de vider de son sens cette interdiction , et, d'autre part, le fait que déjà 95% des projets de recherche soumis à autorisation ont été retenus par l'Agence de la biomédecine.
Proposition du rapport de la mission parlementaire
Les propositions 43 et 44 du Rapport parlementaire de janvier 2010 maintiennent eux le principe d'interdiction de recherche sur l'embryon humain pour sa valeur symbolique, mais allègent tant les critères dérogatoires qu'elles vident le principe de son sens. Le moratoire serait levé, l'exigence de finalité thérapeutique serait remplacée par une finalité médicale et enfin la condition d'absence d'alternative d'efficacité comparable serait supprimée. Or l'obligation pour une recherche d'être susceptible de permettre des progrès thérapeutiques majeurs est véritablement contraignante, alors que l'obligation pour une recherche d'avoir une finalité médicale est beaucoup plus large. De même, supprimer l'alternative d'efficacité comparable revient donc à accepter qu'en France, on autorise les recherches sacrifiant des embryons humains pour un objectif qui peut être atteint, plus efficacement, par d'autres méthodes. Enfin la suppression du délai pour ces dérogations, en supprimant la dimension expérimentale des dérogations, renforce la libéralisation de la recherche sur l'embryon, car inscrire à titre pérenne une dérogation équivaut à son inscription comme principe. C'est l'esprit même de la loi de 2004 qui est rejeté.
Si l'on compare les propositions du Conseil d'État et celles de la mission parlementaire, on observe deux choses. D'un côté le Conseil d'État, en supprimant l'interdit, fait basculer le droit en abandonnant un principe fondateur pour toute société : la protection du plus faible contre le plus fort alors que la mission parlementaire protège ce principe. De l'autre côté, les conditions du Conseil d'État sont strictes alors que la mission, en supprimant toute exigence sérieuse, libéralise de facto la recherche sur l'embryon. La mission a clairement retiré les conditions restrictives du Conseil d'État de ses propositions pour ne retenir que les grandes déclarations de principe impossibles à opposer. Ainsi a-t-elle retenu les exigences de pertinence scientifique et de respect de principes éthiques et a supprimé celles de progrès thérapeutique majeur et d'absence d'alternative, conditions maintenues par le Conseil d'État. Il est vrai qu'on imagine mal le législateur proposer ouvertement de s'affranchir des principes éthiques et inviter les chercheurs à travailler de façon non professionnelle. La pauvreté de ces exigences est un affront : qui croit-on tromper en proposant un tel encadrement ?
Ces différences ne doivent pas faire oublier la proposition 43 du rapport de la mission parlementaire. Celle ci précise qu'entre le maintien de l'interdiction de recherche, avec dérogations, et l'autorisation sous conditions, il a été reconnu que ces deux options devaient conduire dans les faits à un encadrement réglementaire équivalent . De telles dispositions n'ont qu'un seul but : favoriser la recherche sur l'embryon.
II- Les extensions du diagnostic pré-implantatoire : vers une police génétique toujours plus performante
En septembre 2009, Jacques Testart redisait ses craintes et son indignation devant l'extension du recours au DPI, dont il dénonce la nature eugénique[7] : Alors que l'IMG (interruption médicale de grossesse) trouve ses limites eugéniques dans la violence de l'acte et sa focalisation sur de rares pathologies, le DPI (diagnostic préimplantatoire) autorise à la fois la multiplication des critères d'acceptation (pourvu que la couvée embryonnaire soit nombreuse) et l'observance des règles d'une éthique consensuelle (puisque l'acte médical porte sur des êtres qui nous sont presque indifférents). Quelques mois plus tard un avis du Comité consultatif national d'éthique et le rapport de la mission parlementaire lui donnent tristement raison.
Trisomie 21 : un acharnement inattendu de la révision de 2010
La question du Premier ministre laissait espérer aux plus optimistes que la prochaine loi de bioéthique tenterait d'améliorer le sort des enfants trisomiques en établissant une sorte d'équilibre entre les moyens alloués au dépistage (100 millions d'euros annuels) et ceux nécessaires à une recherche thérapeutique efficace. Toutefois, en France, l'histoire de la trisomie est celle d'une formidable découverte qui se retourne contre ceux qu'elle doit servir. L'identification du 3e chromosome sur la 21e paire sert aujourd'hui à supprimer le malade plutôt qu'à supprimer la maladie, affiner le diagnostic de la trisomie 21 est éternellement d'actualité et l'organisation mise en place ne cesse de se perfectionner.
Depuis la loi Veil, une interruption de grossesse peut être envisagée au motif qu'il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic et la loi de bioéthique de 1994 a organisé la détection chez l'embryon ou le fœtus de ces affections. Tout l'édifice législatif est donc en place depuis de nombreuses années pour assurer le dépistage systématique et nul n'est besoin de modifier la loi de bioéthique, les chiffres témoignent de l'efficacité du système.
Alors que l'on fêtait en 2009 le cinquantenaire de la découverte de l'origine de la trisomie 21 par Jérôme Lejeune, Jean-Marie Le Méné a exposé dans la Trisomie est une tragédie grecque[8] les rouages de l'organisation du dépistage à la française. La politique de santé publique à l'égard de la trisomie a été élaborée à partir des coûts du dépistage et du diagnostic prénatal rapportés aux coûts de la prise en charge des personnes trisomiques tout au long de leur vie. Cette étude comparative a conclu que le poids de leur élimination est moins lourd à supporter socialement que le poids de leur existence . Pour être valide, cette comptabilité présuppose qu'un diagnostic de trisomie 21 soit systématiquement suivi d'un avortement.
Le Conseil d'État en faveur d'un dépistage prénatal plus performant
Dans son rapport, le Conseil d'État définit l'eugénisme comme l'ensemble des méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l'espèce humaine , et admet que l'eugénisme peut être, outre le fruit d'une politique délibérément menée par un État , le résultat collectif d'une somme de décisions individuelles convergentes . Citant le cas de la trisomie 21 : En France, 92% des cas de trisomie sont détectés, contre 70% en moyenne européenne, et 96% des cas ainsi détectés donnent lieu à une interruption de grossesse, ce qui traduit une pratique individuelle d'élimination presque systématique des fœtus porteurs. Le Conseil d'État a le mérite de reconnaître l'existence de pratiques eugéniques en France mais... propose de renforcer ces pratiques. Il lui paraît illusoire et même injustifié d'empêcher ou de retarder l'accès à des techniques de dépistage : l'accès à l'analyse des marqueurs sériques dès le premier trimestre , et ce, au nom d'un impératif éthique à l'égard des femmes enceintes — leur donner la possibilité de choix moins tardifs et de considérations de santé publique — limiter le nombre de fausses couches liées à l'amniocentèse .
Il propose donc de limiter les risques de dérives eugéniques par l'information et l'accompagnement des femmes tout en renforçant le dépistage précoce de la trisomie 21 comme le demande la Haute Autorité de Santé. Ce passage du dépistage de la trisomie 21 au 1er trimestre est depuis devenu réalité avec les arrêtés pris par le ministre de la Santé, le 23 juin 2009, jour de la conclusion des états généraux de la bioéthique.
Du DPN au DPI : la surenchère du CCNE et de la mission parlementaire

Suivant l'avis 107 du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), rendu le 17 novembre 2009, le rapport de la mission d'information sur la révision des lois de bioéthique présenté par Jean Leonetti franchit un pas supplémentaire dans la traque génétique. La proposition 26 du Rapport de la mission d'information suggère d'ajouter la détection de la trisomie 21 sur les embryons conçus dans le cadre d'un diagnostic préimplantatoire (DPI). La trisomie 21 serait ainsi la première et la seule maladie explicitement mentionnée comme susceptible de faire l'objet de ce diagnostic, et serait la triste exception confirmant la règle énoncée au premier paragraphe de la proposition indiquant la volonté du législateur de maintenir l'absence a priori d'une liste des maladies susceptibles de faire l'objet de ce diagnostic .
Créer une exception aux règles de pratique du DPI, exclusivement pour la trisomie 21 et conclure par avance que les parents faisant un DPI refuseront un enfant trisomique, entérine le rejet social de ces enfants. Mais ne nous y trompons pas : cette proposition en modifiant qualitativement et quantitativement l'usage du DPI ne serait pas dangereuse seulement pour les enfants trisomiques. En modifiant la nature même du DPI jusqu'à présent réservé à la recherche d'une maladie héréditaire de la famille et en refusant de limiter le DPI à la recherche d'une seule maladie, le législateur accepterait son extension rapide, telle que le décrit Jacques Testart.
Élargir le DPI aux prédispositions au cancer ?
Actuellement, en France, le recours au DPI est possible pour diagnostiquer sur les embryons les pathologies d'une particulière gravité et incurables au moment du diagnostic . De fait, cela concerne des maladies dont on est certain qu'elles toucheront les enfants porteurs des gènes défectueux. Mais, quelques mois à peine après que la Grande-Bretagne ait autorisé le recours au DPI pour supprimer les embryons présentant des prédispositions au cancer du sein et de l'ovaire, la mission dirigée par le Dr Dominique Stoppa-Lyonnet (Institut Curie, Paris) a publié, le 9 avril 2008, son rapport sur les champs d'utilisation du DPI. Selon ce rapport, aucune modification de la loi de bioéthique n'est nécessaire pour étendre l'utilisation du DPI à des prédispositions (cancers du côlon, du sein ou de l'ovaire), c'est-à-dire des pathologies dont il est seulement probable qu'elles surviennent un jour.
L'Agence de la biomédecine a exprimé un avis favorable à la lecture de ces conclusions, tout en précisant qu'elles ne préfiguraient pas nécessairement les choix qui seront faits pour les prochaines lois de bioéthique. Sans aucun débat public, la proposition 27 du rapport de la mission parlementaire entérine cette sélection des embryons pour prédispositions au cancer. Le fait de proposer ce dépistage au cas par cas, sans établir de liste, ne doit pas nous leurrer : si cela évite de stigmatiser les porteurs de ces maladies, c'est aussi une façon d'adapter les indications de dépistage à la capacité d'acceptation des familles sur un modèle anglo-saxon.
Revenir sur l'autorisation du DPI bébé-médicament ?
Le DPI consiste à réaliser une fécondation in vitro puis à sélectionner l'embryon indemne d'une maladie génétique redoutée par les parents pour le réimplanter, les autres étant détruits ou abandonnés à la recherche. Dans le cas du bébé-médicament, il s'agit non seulement de sélectionner les embryons indemnes mais aussi celui qui sera histocompatible avec un frère ou une sœur aîné atteint d'une maladie génétique héréditaire, le but étant de soigner un aîné malade grâce aux cellules souches hématopoïétiques prélevées à partir du sang de cordon ombilical de l'enfant à sa naissance. Lorsque naît l'enfant ainsi sélectionné, les médecins procèdent à une cryoconservation du sang de cordon ombilical pour réaliser le plus rapidement possible une greffe de cellules souches chez l'aîné. Le premier bébé-médicament fut le petit Adam Nash, né le 29 août 2000 aux Etats-Unis, pour permettre de greffer sa grande sœur, Molly, atteinte d'une anémie de Fanconi.
Sur le plan technique, cette pratique rencontre un faible taux de succès. Le Dr Stéphane Viville, praticien du DPI en France, estime que c'est une faute déontologique lourde, à l'heure actuelle, de vouloir proposer cela aux couples. [...] Je crains qu'on ne fasse une offre irréaliste à des couples qui sont déjà très éprouvés, ce qui risque de les enfoncer encore plus . D'autant que médicalement, le procédé est loin d'être nécessaire : un rapport sénatorial a établi que dans le monde tous les patients devant subir une greffe de sang de cordon trouvent un greffon compatible grâce à la mise en réseau des banques de stockage sur le plan international et sans avoir besoin du bébé-médicament. Rappelons qu'en 1988 déjà, le Pr Eliane Gluckman et son équipe de l'hôpital Saint-Louis étaient parvenus à guérir un enfant grâce à une greffe de cellules souches de sang de cordon, et ce sans avoir recours au bébé-médicament. L'enfant était atteint d'une anémie de Fanconi, une des maladies pour lesquelles justement le double DPI est préconisé.
Par ailleurs, le double DPI fait une consommation et un gâchis effroyables d'embryons. Alors qu'une fécondation in vitro nécessite environ 17 embryons, et un DPI facilement le double, on peut estimer que 60 à 100 embryons sont nécessaires à la sélection du seul embryon adéquat recherché. Les embryons restants seront soit détruits, soit abandonnés à la recherche scientifique, soit adoptés par un autre couple.
Enfin, comme l'énonce clairement le Conseil d'État, un DPI, réalisé non plus pour l'enfant à naître lui-même, mais également dans l'intérêt d'un tiers, contredit frontalement le principe selon lequel l'enfant doit venir au monde d'abord pour lui-même . On élimine des embryons en bonne santé mais inutiles. On sélectionne sur des critères positifs, d'utilité, de solidarité. Ces réticences trouvent un écho dans des questions strictement psychologiques qui risquent notamment d'entacher les relations parents-enfants et celles au sein de la fratrie. La psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval, par ailleurs très favorable au DPI, affirme qu' en termes analytiques, on peut présumer qu'il [le bébé-médicament] s'agira d'un enfant à risque psychique . Quel sera en effet le poids de culpabilité que devra porter cet enfant en cas d'échec de la greffe ? Et comment sera-t-il considéré par ses parents ? Comment se situera-t-il lui-même par rapport à eux ? Pourrait-il, ultérieurement, être sommé de donner sa moelle osseuse, ou des organes, comme thérapie de rattrapage ? Et quel sera le poids de la dette morale éprouvée par celui qui a été sauvé ?
Pour toutes ces raisons, et comme l'a fait remarquer Pierre-Olivier Arduin[9], le double DPI est assorti d'une certaine hésitation du législateur puisque le décret d'application, publié au JO le 23 décembre 2006, ne l'autorise qu'à titre expérimental et par dérogation au DPI. Or ce dernier n'a lui-même été légalisé par les premières lois de bioéthique en 1994 qu'à titre exceptionnel en raison des risques d'eugénisme.
Dans son rapport, le Conseil d'État préconise donc un éventuel retour sur la législation qui régit le dispositif du bébé-médicament ou double DPI : Les questions posées par le double DPI et le fait qu'il ait été peu utilisé, pourraient justifier que le législateur envisage de mettre un terme à cette pratique. Or contre toute attente, la mission d'information parlementaire non seulement ne souhaite pas revenir sur cette disposition, mais souhaite l'entériner. La proposition 29 du rapport suggère en effet de maintenir la pratique du double DPI et de supprimer le caractère expérimental de cette autorisation.
Des raisons d'agir
Les contributions déposées sur le site internet officiel des états généraux constituaient une alerte massive sur l'eugénisme grandissant d'une société qui substitue la technique à l'humanisme. Elles s'inquiétaient, non des progrès de la science qu'elles saluaient largement, mais du manque de solidarité envers les plus faibles, d'une déshumanisation des pratiques médicales, de l'extension des pratiques des diagnostics prénatal et préimplantatoire et des recherches sur l'embryon. Ces avis n'étaient visiblement pas ceux du rapporteur général des états généraux, Alain Graf, qui écrit à leur propos : Ces quelques éléments d'analyse montrent ainsi qu'il convient, pour le moins, d'appréhender avec circonspection les opinions exprimées sur le site... Qu'importe le dédain, ces contributions manifestent qu'une part grandissante des Français rejettent l'eugénisme et l'expriment : c'est déjà une bonne nouvelle.
L'autre raison de se réjouir est d'observer une fois encore que la science est du côté de l'éthique : les recherches transgressives ne font progresser ni la médecine ni la société, elles ne soulagent ni les corps ni les consciences. Lors de la dernière révision des lois de bioéthique en France, un observateur américain avait prévu que si le clonage n'était pas légalisé en 2004, il ne le serait pas en 2009, les véritables avancées scientifiques manifestant son inutilité. La recherche sur les embryons humains suivra sans doute le même chemin. La découverte des cellules iPS, partout ailleurs qu'en France, a été saluée comme une révolution rendant obsolète l'usage des cellules embryonnaires humaines. Il n'y a donc jamais eu moins de raison scientifique qu'aujourd'hui d'abandonner le principe de protection légale de l'embryon humain.
Enfin il faut avant toutes choses, mettre en échec ces élargissements du DPI qui ne sont que des propositions du rapport de la mission qui n'est pas encore voté. Il faut notamment rendre opposables les droits de la personne trisomique à être prise en charge, soignée et traitée dans une perspective thérapeutique. Cette proposition d'étendre le DPI aux enfants trisomiques est d'autant plus révoltante qu'elle intervient alors que des résultats importants ont été publiés dans la recherche d'un traitement de la trisomie 21 : le 18 novembre 2009, des chercheurs américains de l'université de Stanford, en Californie, annonçaient avoir réussi à rétablir les capacités cognitives de souris de laboratoires trisomiques 21.
En 1996 le rapport de Jean-François Mattéi estimait que deux mesures étaient indispensables pour compenser l'effet de stigmatisation qui pourrait naître d'un dépistage plus efficace de la seule trisomie 21 : encourager la recherche afin de soigner ceux qui en sont les victimes, à défaut de pouvoir les guérir , et organiser l'accueil et l'insertion des personnes handicapées. La révision de 2010 sera-t-elle enfin l'occasion d'un rééquilibrage ? Il convient de demander à l'État qu'il encourage de manière équivalente la recherche thérapeutique à celle portant sur le dépistage et de ce fait, de préciser dans la proposition 25 du rapport de la mission parlementaire que les recherches doivent être thérapeutiques.
L'urgence est à la recherche d'un traitement, c'est le prix à payer pour maintenir les grands équilibres de la bioéthique que le législateur appelle de ses vœux. À moins de ne donner raison au poète, souhaitons que les inquiétudes éthiques manifestées dans les débats soient apaisées par des décisions courageuses et véritablement humanistes : Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches / Nous nous faisons payer grassement nos aveux, / et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux, / croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches (Baudelaire, Au lecteur).
A. D.
*Responsable du Pôle étude et développement de la Fondation Jérôme-Lejeune.

 

© Liberté politique n° 48, printemps 2010. Pour lire la version intégrale, avec l'appareil de notes et les graphiques, se reporter à la version papier.
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[1]. Le 9 juin 2009 à Marseille sur la recherche sur l'embryon, les diagnostics prénatal et préimplantatoire, le 11 juin 2009 à Rennes sur l'assistance médicale à la procréation et le 16 juin 2009 à Strasbourg sur les prélèvements et la médecine prédictive. [2]. Rapport Opecst, 6 décembre 2006, p. 49. [3]. AN (2002-2003), n° 761, p. 161. [4]. Jean-Marie Le Méné, Nascituri te salutant, la crise de conscience bioéthique, Ed. Salvator, 2009. [5]. Déclaration à la BBC, le 17 novembre 2007. [6]. Interview du professeur Ian Wilmut par Gènéthique, 6 mai 2009. [7]. Gènéthique, Quelques usages de l'embryon , tribune de Jacques Testart, septembre 2009. [8]. Jean-Marie Le Méné, La Trisomie est une tragédie grecque, Ed. Salvator, 2009. [9]. Bébé-médicament ou bébé-instrument ? Liberté politique.com, 1er et 7 octobre 2009.