Un débat ancien divise philosophes et théologiens sur la nature humaine de l'embryon, en particulier sur l'instant à partir duquel on peut lui attribuer le statut de personne. Des distinctions très techniques permettent aux uns et aux autres, s'appuyant sur saint Thomas d'Aquin, de soutenir des thèses différentes, a priori peu déterminantes (tous s'accordent à condamner l'avortement), mais qui peuvent avoir de lourdes conséquences selon qu'elles peuvent légitimer ou non certaines attitudes du corps médical.
Ainsi, dans le numéro 15 de Liberté politique, Aline Lizotte commente un article du Monde sur une prétendue rupture entre l'enseignement de Jean Paul II et de saint Thomas sur l'avortement. L'analyse du théologien québécois provoque une réaction critique du professeur Florent Gaboriau. L'importance et la gravité des enjeux nous conduisent à publier dans ce numéro la réponse d'A. Lizotte à Fl. Gaboriau (avec en fin d'article, les termes complets de la controverse).
Malgré la technicité du débat, nous invitons nos lecteurs à suivre attentivement cette disputatio pour prendre la mesure des enjeux que soulève pour la société la position de l'Église et de la raison philosophique sur le statut de l'embryon. Aline Lizotte, docteur en philosophie et théologie de l'université Laval (Québec), enseigne à l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes ; traducteur des œuvres de Heidegger en France, docteur en philosophie (Münster) et théologie (Rome), Florent Gaboriau a longtemps enseigné la philosophia perennis en Allemagne. Ph. de St-G.
SI LE STATUT JURIDIQUE DE L'EMBRYON est confus et difficilement discernable, sa réalité ontologique semble l'être tout autant. Dans le débat des idées actuelles, deux positions s'affrontent. Certains, pour affirmer le mal intrinsèque de l'avortement et le rattacher à la défense du cinquième commandement : " Tu ne tueras point ", affirment que l'embryon est, dès l'instant de sa conception, un " être humain " et soutiennent pour ce faire que la création de l'âme intellective ou rationnelle s'accomplit et est accomplie à cet instant même .
D'autres, sans pour autant admettre l'avortement, se référant à l'enseignement de saint Thomas d'Aquin sur la disposition évolutive , dans l'embryon, à l'âme intellective ou rationnelle, ne pensent pas nécessaire d'affirmer que l'âme rationnelle soit créée dès l'instant de la conception. Cependant dans le dynamisme de leur pensée, ils seraient entraînés à refuser à l'embryon le nom d'" être-humain ". Ainsi, Florent Gaboriau qui écrit :
Mais dans la réalité, pour saint Thomas en tout cas, il ne fait aucun doute que, si l'embryon est bien sujet vivant, et à ce titre animé pour les opérations de son devenir, il n'est pas doté d'emblée de cette âme rationnelle qui le constituera conformément à sa nature " être-humain ". Dans la réalité, cette âme décisive (spécifique) qui, selon l'apparence, lui vient des parents, est en fait " créée " par Dieu ; elle ne sera pas le fruit d'une genèse organique dont ils seraient l'origine. " Inducitur, non per virtutem prædictam sed a Creante, anima, quæ simul est rationalis, sensibilis et vegetabilis " (De pot. q. 3, a. 9, ad 9m). Autrement dit, engendrés nous le sommes par des géniteurs au moment de la procréation ; mais actués dans l'existence d'une nature humaine, nous le sommes par le seul vrai Créateur. Aucun doute à cet égard : " Anima rationalis non potest educi de potentia materiæ ; ... non propagatur per virtutem generantis " (ib).
On est d'accord sur le fait que saint Thomas ne voit pas la possibilité de la présence, en acte premier, de l'âme rationnelle, dès l'instant de la conception. Cependant admettre le fait de la création de l'âme humaine ne dirime pas la question de savoir si elle apparaît dans l'embryon à l'instant premier de son existence ou si l'embryon est en devenir du moment adéquat où elle lui sera donnée. Si l'on se range du côté de la deuxième partie de l'alternative, cela enlève-t-il à l'embryon le droit d'être appelé " être humain " ? Florent Gaboriau écrit encore :
Bien entendu, dès que la femme est enceinte, on ne va pas biaiser : il y a présence d'un sujet tiers par rapport aux géniteurs ; il s'agit d'un vivant qui se développe en utilisant à son profit, de façon autonome, ce que la nature déjà met à sa disposition. Se trouve-t-on pour autant tout de suite en face d'un " être humain ", au sens plénier du terme, tel qu'attenter à sa vie serait, de façon univoque, un homicide ? Il est permis au penseur de se vouloir nuancé, sans pour autant atténuer le caractère illicite de l'agression dont serait victime cet embryon.
L'expression " un être humain au sens plénier du terme " est pour le moins ambiguë. Et l'on comprend la difficulté de la question. Si l'embryon n'est pas doué de l'âme rationnelle, peut-on l'appeler " être humain " ? Dire qu'il ne l'est pas " au sens plénier du terme " laisse planer un doute : en quel sens est-on ou n'est-on pas humain " au sens plénier du terme " ? Ne serait-on humain que lorsqu'une âme rationnelle est donnée ? Et avant qu'elle le soit, à quelle espèce d'être appartient l'embryon ? Et s'il n'appartenait pas à l'être humain, quelle est la force de l'interdiction de l'avortement et des autres manipulations ? Ne serait-ce qu'une faute contre la nature ?
Les chrétiens, continue Gaboriau, sont unanimes (et ils ne sont pas les seuls) à tenir l'avortement pour préhensible : on commet une faute grave contre la nature (sic) en s'y résolvant, et il est clair qu'il n'y a jamais eu, dans l'Église catholique, la moindre " rupture " doctrinale sur ce point ". Mais l'avortement, dans Evangelium Vitæ, est condamné comme une faute " contre la personne " et non seulement contre la nature.
Examinons quelques points :
Le sens des mots " être humain "
En premier, il faut remarquer que les mots " être humain " ne sont pas si clairs qu'ils en ont l'air. Selon l'usage courant, les mots réfèrent à une substance individuée de nature raisonnable, c'est-à-dire à une personne. Cependant, le mot " humain " comme prédicat ne désigne pas, toujours et seulement, la " personne ". On peut parler d'une main humaine, d'un œil humain, d'un pied humain. Bref toutes les parties du corps " humain " peuvent recevoir la prédication qui qualifie tout le corps. Mais le corps n'est qualifié d'humain qu'à titre de partie du composé et il en est de même de l'âme. Ce qui signifie que ni le corps seul, ni l'âme fut-elle rationnelle, ne sont la " personne ". Saint Thomas refuse que l'âme seule soit l'homme et par conséquent la personne , parce que l'âme n'est pas toute la définition de l'homme, le corps est aussi une partie de la définition spécifique de l'homme . Il le refuse encore parce que les actes de l'homme ne sont pas uniquement ceux de son intelligence et de sa volonté, mais aussi les actes de sa vie sensible et de sa vie végétative : " Illud est homo quod operatur operationes hominis " . Or ces actes ne peuvent s'accomplir sans le corps.
Le fait que l'âme ne soit pas la personne ne l'empêche donc pas d'être humaine. À titre de partie de la substance, elle est " être humain ", de même qu'elle demeure être humain après la mort, quand elle subsiste en état de séparation. Dans cet état la personne n'existe plus, mais l'âme humaine existe toujours ; elle est un être humain, sans l'être comme une personne.
Quelle est donc la règle d'imposition des mots " être humain " ? L'expression, soulignons-le, comporte deux mots et non un seul. Le mot être réfère ici à son sens premier : la substance ; le mot " humain " réfère à l'espèce. Il s'agit donc d'un être substantiel, donc d'un sujet premier appartenant à l'espèce humaine. Quant au mot " humain ", il peut être employé de multiples façons.
On peut examiner les trois façons classiques d'imposer un nom : l'univocité, l'analogie ou l'équivocité. Le mot " humain " est employé de manière équivoque si par exemple on désigne une main coupée du corps ou un visage peint sur une toile ou sculpté dans la pierre. Le mot est équivoque, car aucune des notions normalement désignées par le nom " humain ", se s'appliquent à ces choses nommées. Le mot " humain " est analogue dans l'expressions " errer est humain " ou dans celle qui désigne les " faiblesses humaines ". Le mot est analogue car la notion d'une nature rationnelle désignée par l'emploi stricte du mot est ici affaiblie puisque l'on signifie un agir accomplit par un être doué de raison qui pourtant n'obéit pas à la raison. Le mot est employé univoquement, quand il désigne l'espèce : une animalité raisonnable. Le mot est " univoque " car la notion signifiée par le mot se dit de la même manière et également de tout ce le nom désigne. Ainsi, tout ce qui est posé sous la prédication d'un genre ou d'une espèce, reçoit univoquement, le nom de ce genre ou de cette espèce.
Il y a, cependant, diverses façons d'être posé sous un genre ou une espèce. La première est la prédication complète c'est-à-dire que l'inférieur reçoit complètement et parfaitement la notion exprimée par l'universel. Ainsi l' " espèce homme " est posée sous le " genre animal " —l'homme peut être appelé complètement et parfaitement " animal " — et l' " individu " est posé sous l' " espèce " — Jean et Jeanine sont appelés des " hommes " ou des êtres humains. Il est évident que l'emploie du mot " homme " ou " humain " est, ici, univoque.
Mais sont aussi posées sous le genre et l'espèce, les parties spécifiques de la substance, par exemple le corps et l'âme. Cela parce que tout l'individu est posé sous l'espèce donc, ses parties spécifiques le sont aussi. Ainsi l'on parle d'un corps humain et d'une âme humaine. Mais ni l'une ni l'autre de ces parties ne reçoivent la prédication complète de l'espèce. Le corps n'a pas toute l'espèce, ni l'âme n'est toute l'espèce. Mais quand nous qualifions le corps d' " humain " ou l'âme d' " humaine " ce dernier mot garde son sens univoque. Le corps ou l'âme est " humain " car ce sont les parties spécifiques d'une substance douée d'une nature humaine.
Sont encore posées sous l'espèce, les parties du tout intégral, comme la main, le pied, etc. pour le corps, et les diverses puissances de l'âme, comme l'intelligence, la volonté et les facultés sensibles. Ici encore, bien que la prédication de l'espèce ne soit ni parfaite ni complète, le mot " humain " s'impose univoquement.
Sont encore posés sous l'espèce et le genre, le devenir absolu, c'est-à-dire la génération dont le terme est la forme substantielle, et la corruption dont le point de départ est l'être ayant telle forme. Cependant ce n'est pas de la même façon que la génération d'une part et la corruption d'autre part, reçoivent la prédication du genre ou de l'espèce. La génération comme le devenir d'un être in via reçoit la prédication de l'espèce encore plus imparfaitement que dans les cas précédents, mais néanmoins elle la reçoit ; car elle est via ad esse. De plus, en raison de son terme, la forme d'une substance existant dans une matière, elle reçoit univoquement dans ses principes essentiels (le sujet qui devient et ce terme vers lequel il tend), le nom de l'espèce. Le devenir d'un être humain est donc une génération " humaine ", — bien que toutes les exigences de l'espèce ne soient pas encore réalisées mais en voie de l'être, car le terme de ce devenir est l'existence de l'âme humaine comme forme du corps humain. Le sujet de ce devenir, l'embryon, est donc lui aussi un être humain. Ce mot lui est attribué univoquement, bien que la prédication de l'espèce ne soit ni complète, ni parfaite.
Au contraire la mort ou la corruption d'une personne n'est dite " humaine " qu'en raison de la disparition d'un être humain ; cette attribution est uniquement in ratione c'est-à-dire qu'elle n'a comme valeur d'être que celle de l'opération rationnelle qui fait l'attribution . De plus l'emploie du mot " humain " est très analogue si ce n'est équivoque.
Lorsque l'attribution du nom de l'espèce se fait, soit en vertu d'une partie spécifique, soit en vertu de la partie d'un tout, soit en vertu d'un mouvement qui tend à sa perfection, saint Thomas (comme Aristote) dira que ces choses sont " réduites au genre ou à l'espèce ". Par ce mot technique, saint Thomas veut affirmer que ce qui est nécessaire à l'inférieur, posé sous le genre ou l'espèce, pour la prédication complète et parfaite de ce genre ou de cette espèce, cela peut et doit être posé sous ce genre et cette espèce et en recevoir la prédication et le nom. Ainsi est nécessaire pour la prédication complète et parfaite de l'espèce " homme ", qu'un l'individu ait non seulement une âme rationnelle, mais un corps capable de lui fournir les principes d'opération. Il est aussi nécessaire qu'il soit engendré et acquiert progressivement les dispositions à sa forme substantielle, il faut qu'il soit un zogote, puis une gastrula, puis un fœtus avant d'être un enfant et plus tard un adulte. Tout cela se réduit à l'espèce et reçoit sa prédication et son nom.
Ce développement quelque peu technique permet de comprendre en quel sens on peut affirmer que l'embryon est un être humain et en quel sens on ne peut pas dire qu'il le soit parfaitement. Saint Thomas le dit expressément : " Embryo antequam habet animam rationalem non est ens perfectum, sed in via ad perfectionnem ; unde non est in genere vel specie nisi per reductionem sicut incompletum reducitur ad genus vel speciem completi —L'embryon (humain) avant qu'il ait l'âme rationnelle n'est pas être parfait, mais il en voie de perfection ; il n'est donc dans le genre ou l'espèce que par réduction comme ce qui est incomplet est en voie d'être parfait et complet selon le genre ou l'espèce. "
Autrement dit l'embryon humain est le sujet propre d'un devenir qui a comme terme l'âme rationnelle . Comme sujet autonome de ce devenir et en vertu du terme de ce devenir, l'âme rationnelle, l'embryon reçoit le nom de l'espèce et est appelé " être humain ". Cependant comme il n'est pas " fini ", comme il n'est pas terminé, comme il est toujours in via, il n'est pas " être humain " au sens où l'individu posé sous l'espèce — la personne — est parfaitement un être humain. C'est en ce sens où l'on peut parler d'être humain au sens " plénier " ou " non plénier " du mot. L'embryon humain fait donc partie de l'espèce humaine, ce n'est pas un étranger, un parasite. Cependant, il n'en fait pas partie, comme la main ou le pied font partie du corps, lesquels peuvent toujours être retranchés sans que le corps soit détruit. Il en fait partie comme le sujet vivant et humain du devenir humain. Par conséquent supprimer ce sujet, c'est supprimer ce devenir et empêcher un être humain encore imparfait de devenir parfaitement une personne.
Génération, procréation et création
Nous ne sommes pas des personnes " humaines " uniquement parce que l'âme rationnelle est créée par Dieu. Ce n'est pas que l'acte créateur n'ait rien à y faire ; mais Dieu crée une âme personnelle en raison de l'espèce dont l'existence est antérieure à tel ou tel individu de nature humaine. La conception d'un être humain est donc le fruit d'un concours de plusieurs causes. Il y a des causes qui se trouvent dans la conception de tout être vivant ; il y en a d'autres qui ne se trouvent que dans la génération d'un être de nature humaine.
Tout être vivant est engendré, l'homme l'est tout autant que le chien ou la fleur. Le devenir qui conduit à l'existence d'un être humain parfait — d'une personne — est donc le fruit d'une génération et même, dira saint Thomas, de plusieurs générations . Au sens strict du mot, la génération est le passage du non-être à l'être. Attention cependant à ne pas entendre par " non-être " un simple synonyme de " néant ". La génération n'est pas le passage du néant à l'être, mais d'un tel non-être, — l'embryon qui n'est pas encore actué par une âme rationnelle —, à l'être — le fœtus qui est en acte de cette âme. Ce passage qui s'effectue dans l'instant dépend de plusieurs causes.
La première cause est la matière comme sujet apte à recevoir la forme. La seconde cause est la forme elle-même qui est de telle nature bien spécifique : forme de la carotte, du chien ou de l'homme, il y a toujours ici une âme dont le propre est d'être cause formelle c'est-à-dire de donner à la matière son acte spécifique et son existence . Que la forme soit créée — l'âme de l'homme — ou qu'elle ne le soit pas directement — l'âme du chien — elle donne toujours au corps dont elle est l'acte, sa nature spécifique et son existence. Créée, elle donne l'existence en vertu d'un acte divin qui établit une relation entre cette personne singulière et Dieu comme principe. Non créée, elle donne l'existence en vertu de la causalité universelle de Dieu sur la matière, son mouvement et ses diverses possibilités d'être sous telle ou telle forme. Qu'elle soit créée ou non créée, l'âme causera donc l'existence selon les exigences propres de sa nature spécifique : pour le chien elle donne le principe formel de la nature canine, pour l'homme elle donne le principe formel de la nature humaine.
Aucune forme, quelle qu'elle soit, ne peut être reçue dans une matière sans que cette dernière soit immédiatement disposée à la recevoir. Car la matière, comme cause d'un devenir spécifique, n'est en puissance à la forme que pour autant qu'elle est prope rem (près de la chose) . Disposer la matière à recevoir une forme est, dans la nature, le rôle des causes subordonnées responsables des changements d'altération. Autrement dit, dans la génération d'un être vivant, ces causes sont les changements physiques et chimiques qui font du zygote, un embryon, de l'embryon un fœtus et du fœtus un être capable de naître et d'exister de façon pleinement autonome hors du sein maternel . Cette exigence qui est propre à la nature de l'être vivant suppose un développement de l'œuf fécondé jusqu'à ce qu'il atteigne la disposition propre de sa matière à recevoir telle forme spécifique dont il porte en lui-même l'intention ou l'appétit . Plus la forme spécifique définitive est parfaite, par exemple, l'âme rationnelle, plus cette disposition de la matière est nécessaire. Il y a en effet, une position qui défie le bon sens lorsque l'on affirme que le produit issu de la fécondation humaine, le zygote humain, présente dès la formation des premières cellules une disposition suffisante de la matière à l'âme rationnelle alors que le moindre embryon de poulet ou de grenouille prend le temps nécessaire à son plein développement. Dire que c'est le fait du poulet, parce que la forme serait " éduite " de la matière, c'est-à-dire que la matière doit être suffisamment développée pour qu'il y ait un corps de poulet et refuser ce développement, propre au vivant, à l'être humain parce que son âme est créée, cela aboutit à faire de l'acte du Créateur un acte qui violente les lois de la nature dont il est pourtant aussi l'Auteur. En effet, Dieu qui crée l'âme humaine ne l' " infuse " pas dans la matière comme le sculpteur travaille le marbre de la statue. Le marbre est " indifférent " à la forme qu'on lui donne, le corps n'est pas une matière plastique indifférent à l'âme ; il forme avec elle un être unifié et distinct et la sert en lui apportant soit le principe de ses opérations, soit l'objet propre des actes de son intelligence et de sa volonté. Il est, par conséquent, bien difficile de voir comment les premières cellules issues de la fécondation présentent les dispositions suffisantes à l'acte de penser et de vouloir qui sont les opérations propres de l'âme rationnelle, lesquelles ne pourront s'accomplir que dans la mesure où le sujet est capable de sentir, d'imaginer, de se souvenir, de discerner et de désirer ; tous ces actes qui supposent un cerveau.
Dans tout le développement de l'embryon vers la forme définitive propre à son espèce, ce qui agit c'est la nature comme cause efficiente spécifique. Autrement dit l'espèce n'est pas seulement une catégorie logique, c'est avant tout une cause efficiente qui est " principe premier et par soi, intrinsèque, à la chose dans laquelle elle est ". La génétique et la biologie nous enseignent, en effet, que l' " information " — le programme — contenue dans les principes séminaux — ovule et spermatozoïde — donne au zygote ou à l'œuf fécondé, le dynamisme suffisant de son développement. Lorsqu'il s'agit d'un embryon d'espèce humaine, ce développement le conduit vers l'instant de l'infusion d'une âme rationnelle créée par Dieu. Cette information — le programme — est le génome qui s'exprimera par l'apparition progressive des protéines spécifiques nécessaires pour former les tissus et de là les organes. Mais le génome n'est pas une âme — même une âme végétative. C'est une disposition fondamentale de la matière animée dont il n'est pas la cause. La cause c'est en premier l'espèce à laquelle appartient l'individu engendré. La cause, ce sont encore les géniteurs cause instrumentale de la transmission de l'espèce à cet individu engendré d'eux.
Aucun géniteur n'est la cause de la nature qu'il transmet à ses descendants : Jean et Jeanine engendrent Jacques, mais ne sont pas la cause de la nature humaine de leur fils . Cependant Jean et Jeanine agissent comme " cause univoque " c'est-à-dire qu'ils permettent qu'une nouvelle âme humaine existe dans une nouvelle matière. Vis-à-vis de la matière, leur causalité est à la fois commune à tout être vivant qui engendre et propre à la génération des individus humains. En tant que géniteurs, c'est-à-dire en tant qu'agent, engendrant un être semblable à eux selon l'espèce et l'individualité, Jean et Jeanine, comme tout principe mâle et femelle, disposent (ministrant) la matière à exister sous une forme propre à leur espèce. Cela se fait à leur insu, leur propre nature préparant dans l'élaboration des cellules sexuelles, les principes de la conception d'un nouvel être. Cependant à la différence des animaux, leur causalité génératrice ne conduira à l'apparition d'un nouvel être humain que dans la mesure où la forme spécifique — l'âme rationnelle — ne sort pas simplement des dispositions de la matière, mais qu'elle est créée par Dieu. En tant qu'ils sont des géniteurs humains la disposition qu'ils apportent à la matière est donc un concours à l'acte créateur. C'est ce qui fait d'eux des procréateurs. Cependant, Dieu, ne créant jamais une âme humaine en dehors d'un corps , l'acte des procréateurs est essentiel, bien qu'instrumental et subordonné, à l'existence d'une nouvelle personne humaine. Car l'acte créateur de l'âme n'est pas, si divin soit-il, l'acte producteur de l'espèce. Certes, Dieu, comme cause universelle est cause de l'espèce humaine, comme il est la cause de toutes les espèces créées, mais dans la génération humaine de telle ou de telle personne, il communique l'existence à une forme en agissant dans une matière spécifiquement disposée, par l'acte de la génération, à être sous cette forme. Ainsi, nous sommes bien engendrés par nos parents et créés par Dieu, mais l'acte de création ne saurait avoir lieu — étant sauve la puissance absolue de Dieu — sans l'acte procréateur des parents.
L'avortement et toutes les extinctions d'embryon sont-ils des fautes graves contre la nature ou contre la personne ?
On pourrait se demander ce qu'est une faute grave contre la nature. Certes, les fautes graves de cette sorte existent. Ainsi on peut considérer que la contraception est une faute contre la " nature " parce qu'elle sépare ce qui est uni par la nature, l'union de la femme et de l'homme, de l'ouverture à la vie propre à cette union. C'est pourquoi la contraception est une faute contre la nature de l'acte conjugal ; elle s'oppose donc à la chasteté du mariage. L'avortement et toutes les manipulations d'embryons sont bien évidemment des fautes contre la " nature ", car le produit de la fécondation a, en principe, tout ce qui lui est nécessaire pour se développer et atteindre l'étape de sa pleine personnalité. Le fait qu'il soit confié à la mère ne change rien à sa réalité d'être autonome possédant en lui les principes essentiels de son devenir. L'interruption qui l'arrache brutalement à la vie est, quel que soit le moyen employé, un acte violent, c'est-à-dire un acte contre la nature et qui en raison de son injustice est illicite. Mais pouvons-nous en rester là ? Et assimiler ainsi l'avortement et la contraception à des fautes contre la nature ? L'avortement et les manipulations d'embryons sont d'une autre espèce. Evangelium Vitæ n'hésitent pas à dire qu'ils sont des homicides, c'est-à-dire des fautes graves contre la personne :
La gravité morale de l'avortement provoqué apparaît dans toute sa vérité si l'on reconnaît qu'il s'agit d'un homicide et, en particulier, si l'on considère les circonstances spécifiques qui le qualifient. Celui qui est supprimé est un être humain qui commence à vivre, c'est-à-dire l'être qui est, dans l'absolu, le plus innocent qu'on puisse imaginer : jamais il ne pourrait être considéré comme un agresseur, encore moins un agresseur injuste ! Il est faible, sans défense, au point d'être privé même du plus infime moyen de défense, celui de la force implorante des gémissements et des pleurs du nouveau-né. Il est entièrement confié à la protection et aux soins de celle qui le porte dans son sein .
Evangelium Vitæ cite ce texte auquel on a fait référence plus haut, celui de Donum Vitæ :
C'est pourquoi le fruit de la génération humaine dès le premier instant de son existence, c'est-à-dire à partir de la constitution du zygote, exige le respect inconditionnel moralement dû à l'être humain dans sa totalité corporelle et spirituelle. L'être humain doit être respecté et traité comme une personne dès sa conception, et donc dès ce moment on doit lui reconnaître les droits de la personne, parmi lesquels en premier lieu le droit inviolable de tout être humain innocent à la vie .
J'ai expliqué, au cours de cet article, pourquoi l'affirmation légitime d'un développement évolutif de l'embryon vers l'instant créateur de l'âme rationnelle, ne lui enlevait pas le droit d'être appelé un " être humain ". Être humain, il est, par conséquent, sujet de droit du respect de sa vie. On pourrait lui donner le nom de " personne " même en gardant sauve la doctrine de saint Thomas sur son être imparfait. Il est une " personne " non pas en tant qu'il est parfaitement constitué dans tout son développement organique et qu'il est capable de poser tous les actes de l'homme, mais en tant qu'il est le sujet propre, autonome, d'un développement qui appelle une âme rationnelle. Par conséquent attenter délibérément à sa vie, le supprimer, c'est bien supprimer non pas une personne " potentielle ", mais tout simplement une personne. Car en terme de droit, peu importe, le moment où se fait l'agression, ce qui est dirimant, ce n'est ni la qualité, ni la faiblesse, ni la force du sujet, c'est son droit. La présence de la vie humaine s'affirme dès la conception et sa cessation est celle de sa mort. Entre ces deux moments, le sujet qui existe, est, sauf faute grave de sa part, sujet du droit à la vie. Agir injustement contre ce droit constitue la définition même de l'homicide. Et l'homicide est une faute grave contre la personne.
A. L.
Les termes de la controverse
L'AVORTEMENT EST-IL UN HOMICIDE ?
Aline Lizotte commente une position du quotidien Le Monde selon lequel Jean Paul II aurait rompu avec saint Thomas d'Aquin sur la question du statut de l'embryon.
Dans son édition du 21 décembre 2000, le quotidien Le Monde s'en prend au magistère de l'Église catholique, cherchant à opposer l'enseignement de Jean Paul II à celui de Thomas d'Aquin. Dans un article intitulé " L'embryon au microscope des grands monothéismes ", Xavier Ternisien affirme que l'encyclique Evangelium Vitæ condamnant l'avortement ou tout autre action homicide sur les embryons, même congelés et en manque de parenté, " constitue une rupture avec la tradition de l'Église catholique ".
Étrange affirmation. Ne trouve-t-on pas déjà chez Tertullien (220) une condamnation explicite de l'avortement ? Quant aux déclarations du Magistère, les premières codifications systématiques sur la question remontent au pontificat d'Innocent XI, dans les 65 propositions contre Baius condamnées par le décret du Saint Office, le 2 mars 1679 (cf. Denz, 2101-2107).
De plus, le chroniqueur religieux du Monde prétend que Thomas d'Aquin lui-même aurait été indulgent envers l'avortement, le condamnant comme une faute grave, mais non comme un " homicide ". La pensée du Docteur commun si on la dégage d'une conception biologique aujourd'hui dépassée, est cependant claire.
Il arrive que saint Thomas condamne, sous le nom d'avortement, ce qui est en fait un acte contraceptif. Pour lui, une relation avec une femme enceinte accomplie pour empêcher une conception est certes un péché grave, mais n'est pas un homicide. Selon la vision de cette époque, la relation sexuelle " ouvrirait l'utérus " qui après une " fécondation ou émission de semence " se " ferme " pour " permettre la conception et gestation ". Une autre relation sexuelle aurait comme effet d'ouvrir de nouveau l'utérus et de mettre ainsi en danger une possible conception.
Accompli volontairement cet acte est un péché grave, mais n'est pas un homicide. Car selon cette biologie ancienne, une émission de semence doit avoir le temps de produire son fruit dans la matrice de la femme. Tant que l'enfant n'est pas vraiment conçu, empêcher sa conception ou empêcher la semence de " germer ", n'est pas un homicide, la formation de l'enfant n'étant pas commencée. Autrement dit la contraception est un péché grave, mais n'est pas un homicide (cf. IV Sentiarum, dist. 31, qu. 2, ar. 3, ad 4, ex.).
On doit dire que telle est encore la pensée de l'Église, bien qu'elle ne considère plus qu'une relation avec une femme enceinte soit un acte contraceptif !
Tout autre est l'acte qui mettrait volontairement en danger la formation ou la vie fœtale, quelque soit cet acte : relation conjugale, attaque d'une femme enceinte et quelque soit le niveau d'" animation " du fœtus. " Celui qui frappe une femme enceinte commet un acte illicite et s'il s'ensuit la mort de la femme ou de l'enfant, il ne peut échapper à l'accusation du crime d'homicide " (IIa-IIæ, q. 65, a. 1, ad. 2).
On dira qu'ici saint Thomas ne vise que l' " animation " du fœtus en tant que doué d'une âme rationnelle. Sur cette question, il faut préciser trois choses :
1/ Saint Thomas distingue dans l'embryon l'apparition de degrés spécifiques de vie. Pour lui, la vie de l'intelligence ne peut apparaître avant que le fœtus soit doué d'un cerveau. Qui dirait le contraire ? Mais dès qu'il y a embryon, ce dernier est un être autonome et distinct de la mère. L'Aquinate insiste bien : c'est par son propre principe vital qu'il se développe non par celui de sa mère (De Potentia, q. 3, a. 9).
2/ Cet être qui est dans le sein maternel, de quel espèce est-il ? Saint Thomas ne connaît rien à l'ADN ni à la transmission génétique de l'espèce. Mais pour lui la génération d'un individu d'une espèce est le fait d'une cause univoque. Un homme engendre un homme ; un chien, un chien. Quelque soit état de développement, initial ou terminal, l'être engendré est de même espèce que ses générateurs. Cet embryon engendré d'un homme et d'une femme est donc un " être " et un " être humain ".
3/ Tout être humain, quelque soit son état de faiblesse, est " sujet de droit ", car le droit ne se définit pas en vertu de la " qualité " ou de quelque autres considérations relativistes, mais en vertu de " ce qui est dû ". La vie est un droit dès le moment où l'on est en présence de l'être humain... et cela est le fait de l'embryon dès son apparition.
Il est donc artificiel d'accuser l'enseignement de Jean Paul II d'une prétendue rupture avec la " tradition catholique ". Une étude attentive de cette tradition prouve exactement le contraire. La position défendue par le Monde est certes soutenue par des théologiens dont la pensée diffère de l'enseignement de l'Église. Mais un théologien n'est un théologien catholique que s'il respecte ce qu'enseigne l'Église ; sa seule compétence scientifique ne saurait mettre en balance l'autorité du Magistère qui est d'une autre nature que celle d'une simple opinion.
A. L., Solesmes, 28 décembre 2000.
Florent Gaboriau répond à Aline Lizotte : " l'avortement n'est pas un homicide ".
Il était dans mon intention d'abord de signaler seulement une référence accidentellement erronée, dans le numéro 15 de Liberté politique, p. 175 à la place de 65, a. 1, on devra lire 64, a. 8, pour le renvoi qui est fait à la Somme de théologie. Puis il m'apparaît que la citation elle-même omet un terme décisif : on évoque " la mort de la femme ou de l'entant ", là où le texte original prend soin de spécifier : " de l'enfant animé. " Cette précision n'aurait-elle chez saint Thomas aucune importance ?
Les chrétiens sont unanimes (et ils ne sont pas les seuls) à tenir l'avortement pour préhensible : on commet une faute grave contre la nature en s'y résolvant, et il est clair qu'il n'y a jamais eu, dans l'Église catholique, la moindre " rupture " doctrinale sur ce point. Thomas d'Aquin ferait-il exception ? Sa pensée est effectivement plus nuancée qu'on ne l'imagine souvent. On la simplifie quelque peu en expliquant que " pour lui la génération d'un individu d'une espèce est le fait d'une cause univoque ", — ou encore, que de fait " un homme engendre un homme, un chien, un chien ". Qui a vu la montagne accoucher d'une souris ? Là où sérieusement la pensée de l'Aquinate peut nous être utile, c'est lorsqu'au lieu de céder au rnaximalisme (comme si grossir le péché était la bonne manière d'en dissuader), il prend soin, — et grand soin, — de réfléchir en réaliste à ce qui se passe dans l'éclosion du germe humain.
Bien entendu, dès que la femme est enceinte, on ne va pas biaiser : il y a présence d'un sujet tiers par rapport aux géniteurs ; il s'agit d'un vivant qui se développe en utilisant à son profit, de façon autonome, ce que la nature déjà met à sa disposition. Se trouve-t-on pour autant tout de suite en face d'un " être humain ", au sens plénier du terme, tel qu'attenter à sa vie serait, de façon univoque, un homicide ? Il est permis au penseur de se vouloir nuancé, sans pour autant atténuer le caractère illicite de l'agression dont serait victime cet embryon. Le fait que les connaissances biologiques aient été au Moyen Âge inférieures aux nôtres en matière de génétique ne joue ici qu'un rôle mineur. Nul n'est obligé de concevoir le sperme comme une " superfluitas ultimæ digestionis " (à la manière d'Aristote), ou de retenir que " in semine continetur quod de natura sui spusomum est " (De pot. q. 3, a. 9, ad 9m).
Ce qui compte, ce sont les considérations métaphysiques appliquant à la génération humaine les lois de l'être, à partir desquelles on exclut " l'impossible " (comme Thomas d'Aquin le fait, dans un autre domaine, pour récuser l'impanation et admettre la transsubstantiation). Il ne raisonne donc pas dans le vide, lorsqu'il prend la mesure d'un acte, de telle sorte que voler un œuf ne sera pas voler un bœuf, à l'intérieur même d'une notion univoque, en l'occurrence prohibée. En l'espèce, interrompre un processus de grossesse équivaut-il toujours, pour un penseur soucieux de réalisme, à ce qui s'appelle un meurtre ou un assassinat ?
Encore une fois, il peut être indiqué pastoralement d'adopter un langage dissuasif qui se réclame au fond du tutiorisme : question de méthode pédagogique, sur laquelle les avis seront partagés. Mais dans la réalité, pour saint Thomas en tout cas, il ne fait aucun doute que, si l'embryon est bien sujet vivant, et à ce titre animé pour les opérations de son devenir, il n'est pas doté d'emblée de cette âme rationnelle qui le constituera conformément à a nature " être-humain ". Dans la réalité, cette âme décisive (spécifique) qui, selon l'apparence, lui vient des parents, est en fait " créée " par Dieu ; elle ne sera pas le fruit d'une genèse organique dont ils seraient l'origine. " Inducitur, non per virtutem prædictam sed a Creante, anima, quæ simul est rationalis, sensibilis et vegetabilis " (De pot. q. 3, a. 9, ad 9m). Autrement dit, engendrés nous le sommes par des géniteurs au moment de la procréation ; mais actués dans l'existence d'une nature humaine, nous le sommes par le seul vrai Créateur. Aucun doute à cet égard : " Anima rationalis non potest educi de potentia materiæ ; ... non propagatur per virtutem generantis " (ib).
Saint Thomas raisonne aussi à partir de la destinée future si la mise en route du devenir aboutissait instantanément à l'être-humain, spécifié comme il l'est dans la nature, l'âme en question serait engloutie par la mort, au lieu de sub-sister au-delà de cette épreuve. L'homme n'est constitué tel, en acte (après l'avoir été seulement de manière potentielle) que par l'initiative de Dieu, où il n'est pas pensable que, respectant l'évolution, il anticipe sur un développement qui ajuste le devenir à l'être.
Il résulte d'une pensée rigoureuse que tout avortement est illicite, mais que tout avortement n'est pas, comme tel, un homicide. Il ne l'est qu'en puissance, ce qui est déjà assez grave pour qu'on n'en rajoute pas. Lorsque Hannah Arendt qualifie de potentieller Mörder telle de ses relations, la chose n'est pas vénielle ; elle n'équivaut cependant pas à l'accusation qui ferait de Heidegger un aktueller Mörder.
FL. G., Merzhausen (RFA).