Résumé : Entre libéralisme et prophétisme, analyse des écoles de pensée chrétienne sur l'économie. L'auteur pointe les effets de la faiblesse idéologique du capitalisme sur le libéralisme chrétien, et les illusions d'une pensée réticente à reconnaître l'autonomie de la raison à l'égard de la vérité.

 

 

 

 

 

LES CONTRIBUTIONS CHRETIENNES SUR L'ECONOMIE partent dans des directions très différentes, que l'on peut présenter en trois familles. Il y a en premier lieu les voies en ligne avec l'inspiration religieuse et la tradition, c'est-à-dire fondées sur la Doctrine sociale de l'Église (notamment le personnalisme économique). On a en second lieu celles qui sont proches de la logique de la pensée économique dominante. Cela peut être pour l'approuver, et alors on s'inspire du libéralisme, quitte à le nuancer ou à le délimiter ; ou pour le remettre en cause, et on a les critiques de gauche, avec ses variantes réformistes et révolutionnaires (y compris la théologie de la libération). Il y a en troisième lieu des positions qui se veulent au contraire "prophétiques", et tendent à tout vouloir reconstruire sur une base religieuse, en rupture franche avec la réalité économique. C'est de très loin dans le monde anglo-saxon que les unes et les autres sont le plus développées.

Dans le présent article nous laisserons de côté le premier point. Nous illustrerons le second et le troisième avec Michael Novak, économiste américain catholique influent, et développerons ensuite le panorama que fait de la pensée chrétienne sur l'économie un des penseurs de Radical Orthodoxy, D. Stephen Long.

 

I- LE LIBERALISME CATHOLIQUE : NOVAK

 

Refus d'un ordre moral d'ensemble

 

Michael Novak est un des exemples intéressants des dilemmes auxquels conduit la réflexion catholique moderne lorsqu'elle reste proche de l'économisme . D'un côté, il insiste sur le rôle actif de l'homme dans la création, selon la conception catholique. L'idée centrale est que la création était incomplète avant le travail humain, comme le montre l'exemple du champ de fraises de Locke, qui certes abonde à l'état naturel, mais s'avère bien plus fécond une fois travaillé avec ordre et méthode. C'est donc une des tâches essentielles de l'homme. Dès lors dit-il, si le XVIIIe siècle a insisté avec un B. Franklin sur l'idée que l'effort moral doit être tourné vers les choses de ce monde, il était sur ce plan chrétien. Il déduit de ceci que l'argent est promesse de développement et non simple outil matériel. La richesse résulte de la mise en action de notre intelligence, et cette activité matérielle orientée vers la création de richesse exprimerait notre confiance dans la création divine. D'où son plaidoyer en faveur du rôle décisif du christianisme dans le décollage économique de l'Occident et l'essor du capitalisme. Notons déjà que si tout ceci est certes présent dans la doctrine catholique, c'est biaisé dans le sens des conceptions dominantes.

Mais il va beaucoup plus loin lorsque, en conséquence de cela, il exprime son opposition à l'idée d'un ordre moral pénétrant toute la société. Idée qui est pourtant celle des encycliques pontificales... Car c'est selon lui le contraire du pari qu'il faut faire, qui est de confier cette responsabilité à l'individu. Il ajoute qu'on doit certes parler de Dieu, mais que chacun peut le définir comme il l'entend. C'est que la vision religieuse définie par des textes normatifs est selon lui celle d'une société unifiée par en haut, sur commande ; or on a aujourd'hui une société qui fonctionne mieux sans cela. Il rappelle qu'Adam Smith notait déjà qu'il y a un paradoxe au "fait" qu'on obtient (dit-il) un "meilleur" résultat en ne mettant pas en avant des objectifs religieux ou moraux, et en laissant libre jeu aux individus. Selon lui, le fait est que les objectifs moraux ne suffisent pas à orienter nos conduites ; en effet leur mise en œuvre est aléatoire, et ils sont en pratique balayés par le jeu des probabilités. Le péché est là et ne peut être éradiqué. Pour lutter contre ses effets, le moyen le plus efficace est d'utiliser, conformément à la tradition libérale depuis Adam Smith, les mécanismes correcteurs basés sur les conséquences non attendues de chaque acte, qui au niveau de la société débouchent sur un optimum relatif. Une autre critique qu'il fait à l'enseignement de l'Église est l'absence presque complète de théologie de la démocratie capitaliste. Il déduit de tout ceci que la critique pontificale du système dominant est de plus en plus suspendue en l'air sur une voie moyenne, qu'il affirme inexistante.

 

Mais reconnaissance de l'importance du système de valeurs

 

En même temps il reconnaît la faiblesse du capitalisme dans ses fondements moraux et culturels, pourtant essentiels à son développement. La démocratie capitaliste nourrit certaines vertus. Mais elle a besoin d'autres, notamment celles basées sur la famille et l'éducation ; et aussi de la confiance dans les autres, de la capacité à se donner des buts communs etc., et cela plus encore que le socialisme. De plus, dans un système où l'invention est au cœur, le soubassement culturel et éventuellement spirituel qui la nourrit prend une importance croissante. Il faut donc, dit-il, reconnaître une dimension essentielle au capital humain, intégrant les habitudes sociales et personnelles (il s'inscrit ici à la suite de Gary Becker). Et naturellement il souligne l'importance de l'esprit d'entreprise, qui va bien au-delà de l'entrepreneur au sens étroit (entrepreneurship), et apparaît dès qu'un pharmacien ou un mécano par exemple cherche activement à satisfaire un besoin. On retrouve ici le rôle central de l'homme comme sujet, capable de choix, qui a besoin d'être éduqué dans ce sens. En sens inverse, il rappelle que la recherche de la sécurité et de l'égalité est non seulement dangereuse (prolifération bureaucratique) mais surtout insatiable. Donc contraire à la liberté.

 

Limites de l'analyse : la morale

 

Selon l'analyse détaillée qu'en fait Stefen Long , Novak opère donc une sorte de division du travail entre le capitalisme, qui fonctionne de façon autonome selon ses propres règles, et le système de valeur (notamment morales) dont il a besoin pour vivre, mais qu'il ne sait pas produire. Le rôle de la religion est de fournir ce second élément, qu'il identifie avec la notion de liberté. Si d'autres systèmes de valeur peuvent jouer ce rôle, pour lui seul le catholicisme bien compris le garantit . La difficulté est que Novak doit reconnaître que l'Église elle-même ne voit pas les choses de cette façon. Il en appelle donc à un catholicisme réformé. Et il admet que d'autres éthiques pourraient soutenir le capitalisme (ainsi les valeurs japonaises traditionnelles). On a vu en outre que Novak admettait la logique d'Adam Smith sur les conséquences non voulues, résultant du jeu de la main invisible du marché : si chacun recherche son profit, on aboutit globalement à un résultat optimal. Mais nous dit Long, ce n'est pas cohérent avec la valorisation par le même Novak d'une morale de la recherche libre du beau et du bien. Car dans le premier cas c'est l'exercice d'une liberté indéterminée, même non morale, qui débouche sur l'optimalité ; et pas la recherche par chacun du bien commun, qui motive la seconde. Paradoxalement, dans le système de Novak la recherche consciente d'une société meilleure peut même devenir un mal, puisque le bien doit résulter du jeu de nos actions particulières, même égoïstes.

À cela s'ajoute le fait, que Novak ne reconnaît pas ou pas assez, que l'esprit d'entreprise ou le fonctionnement des marchés ne sont pas toujours bénéfiques, et en tout cas pas moraux en soi. Ce n'est le cas que s'ils sont en dernière analyse subordonnés à des fins morales. Ce qui ne veut pas dire réglementés dans ce sens, du moins en général pas. Mais cela veut dire au moins que tout soit fait pour que le comportement des hommes s'oriente librement dans ce sens. Il faut en effet distinguer les facteurs humains, sur lesquels les écoles modernes, depuis l'autrichienne, insistent, notamment l'école de Becker ; et les facteurs proprement moraux. La philosophie sous-jacente de Novak, qui valorise sans réserve la culture américaine du progrès, du risque, de la croissance, de la compétition et du changement, manque donc toute une dimension de la Doctrine sociale de l'Église . Elle ne voit finalement dans la foi qu'un rôle de supplétif éducatif, sans reconnaître que, par nature, elle doit être au centre.

 

Limites de l'analyse : la faiblesse idéologique du capitalisme

 

En outre de même que Novak doit convenir que le système n'est pas capable de produire sa base culturelle et morale, il reconnaît les limites de son pouvoir à convaincre les gens de sa légitimité. Il relève dans la critique socialiste la présence d'un double standard de jugement, mais il doit admettre que si "bourgeois" est une insulte, "aristocrate" reste un éloge. Or c'est selon lui le premier qui produit matériellement ce qu'on admire chez le second. Mais il ne comprend pas pourquoi. C'est pourtant simple : c'est que le second donne le ton, c'est-à-dire définit les références ; et pas le premier. Proposer des valeurs positives est essentiel pour qu'une société fonctionne. Il y a donc une faiblesse majeure dans son analyse. Novak dénonce même une conspiration des intellectuels contre le capitalisme. Mais pas comme Schumpeter, pour qui le capitalisme engendre cela même qui le ronge, avec son esprit de rationalisme individualiste et calculateur , fondé sur la seule utilité et non les notions traditionnelles de beau, de vrai ou de bien. Pour Novak le capitalisme pourrait parfaitement se développer, et sainement (avec le soutien religieux) ; mais d'autres, pour des motifs extérieurs, l'agressent ou le déforment. La défaillance est donc dans la seule sphère morale et culturelle ; et un de ses motifs essentiels est l'envie que suscitent le succès matériel et le pouvoir de l'entrepreneur. Mais, par cette thèse, à nouveau Novak donne une arme aux critiques de la tradition théologique catholique. La réflexion morale critique est en effet remise en cause dans son principe, au nom du fonctionnement du marché. C'est donc la liberté formelle, celle du marché, qui juge la réflexion morale. Finalement "l'esprit" que Novak chercher au cœur de nos sociétés est plus celui du libéralisme que celui de la foi chrétienne ; et il refuse de voir ce que Schumpeter avait remarquablement vu : le rôle du capitalisme dans la corrosion des valeurs morales.

 

II- ÉCONOMISME CHRETIEN ET PRESUPPOSES DOMINANTS

 

Mais Novak n'est qu'un exemple particulièrement démonstratif d'un courant fortement représenté dans le monde anglo-saxon. Au delà de ce penseur clef, D. Stephen Long, théologien appartenant au groupe Radical Orthodoxy, se livre dans un essai remarquable à une analyse critique fine des grands courants de la réflexion chrétienne contemporaine sur l'économie.

 

La distinction entre faits et valeurs

 

La question première pour Long est celle de la distinction entre faits et valeurs. Selon l'idée reçue aujourd'hui, les premiers peuvent être analysés séparément des secondes, et il faut donc commercer par eux, sans considération de valeur, les autres n'intervenant qu'ensuite, éventuellement. Or dit-il, en acceptant cette distinction, on fait une concession majeure à l'idéologie économique dominante (néoclassique ou marginaliste) ; et cette concession est inacceptable pour le chrétien. Il donne l'exemple des calculs comparatifs de coûts d'opportunité, supposés fonder une analyse rationnelle et factuelle des choix possibles. Il peut paraître innocent de dire : Mme Harris aurait pu gagner 50$ à l'extérieur, au lieu de préparer le repas de famille : tel est donc le coût d'opportunité de son choix de le faire. Toutes les possibilités sont apparemment placées devant l'individu comme des choix a priori équivalents, et mesurés par une alternative chiffrable. Mais la réalité est différente : le rôle et la signification du repas de famille sont tels qu'il est par nature non comparable avec de l'argent gagné par une activité quelconque ; car la communauté qu'est la famille n'est pas qu'un fait économique. L'usage de chiffres est donc ici trompeur. La base du raisonnement en coûts d'opportunité est, dit-il, de présenter notre monde comme dominé par la rareté (mesurable par des chiffres) et non par la plénitude (y compris de l'amour entre personnes). En outre, les faits ne sont pas isolés ou séparables ; ils prennent leur sens dans un tout vécu.

Allons plus loin, dit-il. On pourrait prétendre que si au lieu de faire l'amour avec sa femme M. Harris avait payé une prostituée pour 25$, il aurait permis à sa femme d'en gagner 50 en travaillant ailleurs, et il aurait augmenté la productivité générale. Raisonnement qui élimine complètement la signification de l'acte qu'il aurait commis. La distinction fait/valeur est ici visiblement absurde : le fait de l'adultère est bien plus significatif, donc déterminant dans le choix, que tout calcul d'opportunité mesuré par des prix. Il note d'ailleurs que la famille est le champ où (heureusement) les raisonnements utilitaristes ne sont pas poussés à leurs conséquences : qui fait des enfants et les éduque en raisonnant en termes de rentabilité marginale de ses efforts ?

Ceci le conduit à distinguer trois courants parmi les auteurs qu'il analyse. Le premier est la perspective dominant la réflexion théologique sur l'économie (dans le monde anglo-saxon) : c'est notamment celle d'un Michaël Novak qu'on vient d'évoquer. Le reproche central qu'il lui fait est précisément d'accepter la distinction fait/valeur, en entérinant l'économie politique courante (supposée décrire réellement les "faits"). Il ne représente dès lors pas une alternative à l'idéologie marginaliste. Un deuxième courant, qu'il appelle émergent, est celui de la protestation au nom de groupes minoritaires ou opprimés. Mais il note que eux non plus ne donnent pas à ce qu'ils appellent libération un sens véritablement en rupture avec l'idéologie dominante, et notamment avec le discours supposé émancipateur de la modernité. Reste un troisième courant, qu'il appelle résiduel et qu'il compose à partir de certains discours catholiques ou aristotéliciens (le philosophe McIntyre) et du courant Radical Orthodoxy auquel il appartient avec John Milbank. Voyons-les successivement.

 

Le courant dominant, libéral ou social-démocrate

 

Après Novak, St. Long analyse plusieurs conceptions apparentées . Une autre de leurs erreurs consiste selon lui à considérer une morale en soi, de type kantien, qui est fondée sur les seuls droits, et indépendante de l'environnement réel dans lequel les personnes opèrent. Or cette absolutisation d'une morale de ce fait déconnectée de l'environnement socio-économique redonne à celui-ci son autonomie : d'un côté les faits, de l'autre la morale. Et justifie donc elle aussi l'utilisation de la "science" économique, à la place de l'enseignement de l'Église. Cela peut aussi justifier chez certains la recommandation d'une posture de protestation morale prophétique. Mais d'une part cela ne permet pas d'agir sur l'économie, et d'autre part on reste alors une voix parmi d'autres, qui dans la pratique collective réelle doit elle aussi être arbitrée, donc par le mécanisme du marché et de la démocratie. En outre, selon ces conceptions, du fait du péché originel nous ne pouvons pas prévoir les conséquences de nos actions ni mettre en place une régulation collective, politique. D'où le recours à l'automatisme du marché. Et de nouveau l'autonomie de l'action pratique, le pluralisme des comportements, et la main invisible. Paradoxalement donc le péché originel, notion chrétienne par excellence, sert à justifier une régulation qui ne fait pas appel au christianisme. Dans toutes ces conceptions enfin, l'entreprise devient presque un substitut de l'Église comme instrument de salut. Dans le cas limite, un Novak en vient à voir en elle une incarnation moderne du serviteur souffrant d'Isaïe (parce que "persécutée") !

Comme on le voit, ce qui disparaît, c'est toute notion de la finalité ultime de l'homme, configuré à un projet divin dont la figure de référence est le Christ. Ce qui domine ces conceptions, au delà des conclusions diverses sur le rôle de l'Etat et du marché, est une quête de la liberté comprise de façon moderne, même si le péché la frappe de cécité. Cette idée de péché se dégage de tout enracinement théologique : elle devient la figure de notre impossibilité de créer une société utopique, et au delà, des limites de toute réflexion normative. Ce qui manque par rapport à la vision traditionnelle est de reconnaître que l'économie est un moyen ordonné avec d'autres à une seule finalité ultime, la vie éternelle en Dieu. À la place se développe une théologie supplétive, greffée sur un système central qui fonctionne sans référence à elle, et qui reconnaît le seul rôle de l'homme. Comme dit Novak : La responsabilité de réduire la misère et la faim n'est plus celle de Dieu, mais la nôtre. Mais n'est-ce pas une forme d'athéisme ? Qui pourrait mourir martyr pour un tel Dieu ?

 

Le courant "émergent", ou protestataire

 

Nous passerons beaucoup plus rapidement sur ce courant, non par manque d'intérêt, mais parce qu'il est plus périphérique par rapport à notre propos. Les auteurs évoqués par St. Long proviennent surtout de la théologie de la libération, étendue à l'affirmation des Noirs ou à celle des femmes . Leur refus commun du capitalisme et la mise en évidence de l'échec de ses promesses de libération – au moins dans le cas des groupes en question - s'appuient sur des analyses variées. Mais le projet même de la modernité reste indiscuté, cette "émancipation" de l'individu supposé devenir le fondement de toute norme et de tout avenir. On remarquera que leurs analyses économiques proprement dites sont assez peu développées. Ce qui est mis en avant est passablement émotionnel : on met par exemple l'affirmation de l'amour, symbolisée par la mort de l'archevêque Romero au Salvador, en face de considérations jugées sordides de rareté économique.

De même la notion de péché n'est plus reliée à un bien théologique, mais à une insuffisance dans les rapports humains. C'est-à-dire à un manque de liberté, au sens formel du terme. La différence est simplement qu'on élève la voix contre telle ou telle privation de cette liberté dont on accuse le capitalisme (ou le patriarcat, ou les Blancs). Une autre différence est dans la perspective eschatologique, en l'espèce de tendance apocalyptique. La différence est émotionnellement et politiquement importante. Mais le schéma directeur émancipateur reste le même que chez les partisans du capitalisme dont on a parlé : le progrès est terrestre. Et comme dans la tendance dominante, l'Église est relativisée et les sciences sociales valorisées (mais ce ne sont pas les mêmes). Il y a toujours d'abord un niveau de "faits", que suit un niveau de "valeurs". Et la théologie n'est plus enracinée dans une tradition et une pratique, celle de l'Église. Au contraire, un ensemble de convictions, cette fois radicales, fondées sur une analyse supposée objective et naturaliste, conduisent à un jugement sur la société. On reste donc bien dans le même schéma.

En particulier on confirme le paradigme dominant qui met la rareté au centre de l'analyse, cette fois non pas pour justifier l'existant, mais dans une fonction critique. On oppose une vue abstraite et absolue de Dieu à toute réalisation concrète, et on dénonce celle-ci comme fondamentalement insuffisante. En d'autres termes, on critique comme rareté le caractère limité du contexte concret d'incarnation. Mais on ne voit pas que justement la plénitude de Dieu nous est progressivement donnée à travers telle ou telle réalisation concrète : ma femme et non pas n'importe quelle femme etc., dans la perspective ultime de la résurrection de la Chair. Dans le nouveau schéma, l'Esprit ne se manifeste plus à travers ces médiations concrètes, mais comme la justification d'un principe abstrait de liberté, face auquel les limitations de la réalité actuelle sont scandaleuses. On retrouve cette fascination de la menace de la rareté dans les perspectives apocalyptique de Ruether sur le devenir de la planète : l'obsession de la limite supposée inévitable de nos ressources ; et le refuge dans le tout de la Terre personnifiée, Gaia. Ce faisant on retrouve paradoxalement l'obsession capitaliste de la rareté, simplement orientée autrement. On le voit encore, de façon différente, dans l'espoir de Gutierrez d'une abondance terrestre, de type marxiste, qui nourrit le même désir illimité de réalisation matérielle que le capitalisme. Dans ces perspectives, le rôle concret de médiation de l'Église disparaît ou s'atténue considérablement, comme dans la pensée dominante ; et la rupture avec le passé et la tradition est vigoureusement recommandée. L'éthique de la libération devient le critère décisif pour la connaissance de Dieu .

Dès lors la théologie proprement dite devient marginale par rapport à ce projet central : comme dans le courant dominant. Certes on a gagné dans la prise de conscience de certains problèmes réels, et on a plus nettement affirmé la priorité de considérations morales (en particulier l'attention aux démunis). Mais la base concrète, notamment de l'analyse économique, est déficiente, plus encore que dans le courant dominant. Paradoxalement dit Long cela met en évidence le fait que la difficulté principale que présente le capitalisme pour le chrétien n'est pas dans le domaine de la justice, comprise comme appréhendable quantitativement, mais dans celui de la foi et de la charité. Ce qui relève non de l'analyse sociologique, mais de la théologie. Et notamment de deux considérations : celle de l'enjeu, qui est la plénitude infinie du don de Dieu (y compris en ce monde, malgré la rareté quantitative) ; et celle de notre finalité, qui est d'être appelés à cette ouverture. Nous retrouvons ici un enseignement essentiel. Même si le capitalisme augmente la richesse de tous, un système fondé non sur le bien, mais sur l'utilité pose un problème de principe pour le croyant (et pas seulement pour lui).

Une autre façon de combiner économie et théologie nous est alors proposée par certains courants de pensée chrétiens, essentiellement protestants. Ils donnent une position tellement centrale à la foi et dès lors à la théologie, que, en pratique, elle absorbe le champ de l'économie. Nous allons voir quelles sont sur ce plan les idées de St. Long et de Radical Orthodoxy.

 

III- UNE CRITIQUE THEOLOGIQUE DE LA DOCTRINE SOCIALE : RADICAL ORTHODOXY

 

Après s'être livré à la critique des positions précédemment décrites, Stephen Long souligne les mérites de ce qu'il évoque sous le nom de tradition résiduelle , qui a sa préférence. On commencera par sa critique de la tradition catholique récente. Dans ce domaine, il n'évoque que très rapidement la Doctrine sociale de l'Église (p. 177 sqq.), et en outre essentiellement Léon XIII, et s'étend surtout sur le jésuite américain Dempsey. Son point central est la remise en cause de certaines idées catholiques et notamment ce qu'il perçoit comme conséquence malheureuse de la distinction entre nature et grâce.

 

Origines théologiques de la divergence

 

Ce qu'il reproche au catholicisme au moins dans la version néo-scolastique, est qu'on distinguerait trop rigidement de la théologie les vérités accessibles à la raison naturelle, et celles supposant la Révélation. Selon lui la distinction ainsi faite par les théologiens catholiques serait à l'origine de l'erreur moderne déjà évoquée, qui sépare le domaine des fins ultimes, privé, et religieux, et celui des moyens et de la vie mondaine, et plus généralement des réalités de ce monde. Car une telle théologie se réduit selon lui à un commentaire sur des faits établis en dehors d'elle. Ce commentaire leur est donc ultérieur. Or, dit-il, la réalité humaine étant fondamentalement incarnée, la théologie doit en rendre compte à chacune de ses étapes, évaluant la finalité de tous les autres discours. Loin d'intervenir en fin de course, elle doit surplomber tout examen de la réalité humaine. D'où ce qu'il considère l'échec des enseignements sociaux catholique et anglican (p. 182 sqq). Le second est selon lui trop subordonné au libéralisme, malgré certains efforts (comme Paley). Mais même dans le premier, le concept moderne de nature aurait un rôle trop important. Ceci même si, comme il le note, certains passages de Rerum Novarum offrent un point de départ théologique (référence au rôle modèle de la Sainte Famille, ou à la vie cachée du Christ artisan). Il faut au contraire selon lui souligner que la référence centrale n'est pas l'individu mais la personne inscrite dans une communauté.

 

Un précurseur : le jésuite américain Dempsey

 

C'est dans cette perspective qu'il analyse l'action du jésuite économiste américain Bernard Dempsey, dans les années 1950-60. Il relève de nombreux points positifs, comme la réhabilitation de la validité des réflexions économiques scolastiques au Moyen Age et à la Renaissance, contre les critiques souvent féroces des économistes officiels. Notamment sur la question de l'usure, où Dempsey mettait en évidence la similitude de la notion scolastique de lucrum cessans (renoncement à un profit), qui justifiait une rémunération de l'investissement y compris sous forme de prêt, et la notion moderne d'efficacité marginale du capital . De même Dempsey refusait la distinction entre faits et valeurs, et affirmait l'ordonnancement de l'homme à une finalité, qui est la référence ultime naturelle de l'activité humaine, économie comprise. Ce qui le conduisait à souligner l'importance de la véritable finalité du travail, qui est le développement de la personne. Et à recommander le rôle des institutions intermédiaires entre la personne et le marché. Mais notre auteur lui reproche de trop maintenir la distinction entre ce qui est naturel et ce qui relève de la foi et de la théologie ; comme selon lui chez la plupart des théologiens catholiques. Dempsey n'en critique pas moins la théorie économique dominante pour trois motifs. Elle est trop conflictuelle, parce que fondée sur un concept abstrait de capital qui justifie la confiscation du profit par des opérateurs divers, notamment financiers. De plus, elle est basée sur une notion de fausse providence, qui transforme les vices en vertus (c'est la main invisible dont nous avons parlé), ce en quoi elle est moins rationnelle que la vision médiévale. Enfin et surtout, elle ne donne aucune place à la culture des vertus, au moins naturelles, qui seraient propices à la fondation des associations opérant dans le champ économique.

Il est lucide aussi dans sa reconnaissance de l'opposition profonde entre la modernité et le monde médiéval. Mais il leur reconnaît un fondement commun, situé dans le droit naturel. Ce qui le conduit à développer sa réflexion économique séparément de la théologie, sur la base de raisonnements naturels, et à faire remonter cette distinction à saint Thomas. St. Long en revanche souligne que ce dernier traitait de l'économie dans le chapitre sur la justice, et mettait au départ de son raisonnement la notion de Bien. Certes, c'est ce que Dempsey utilise pour développer son économie naturelle, notamment à travers le jeu de pulsions naturelles comme la préservation de soi ou la procréation. Mais ce faisant selon Long il renverse l'ordre de Thomas, qui subordonnait ces considérations à notre ordonnancement à Dieu. Or dit-il Thomas ne fait pas intervenir la Loi divine là où la raison s'arrête, mais dès le début, parce que la raison, par elle-même, peut ne pas fonctionner correctement ; elle ne doit donc jamais perdre la référence à l'enseignement de foi. La rationalité théologique contribue aussi à nous faire comprendre ce qui est naturel, sans lui enlever ce caractère naturel. Il n'y a donc pas deux niveaux séparés. Par exemple, si le décalogue est bon, c'est pour le chrétien parce qu'il nous ordonne au Christ ; étant entendu que la Loi nouvelle le fait de façon plus complète, plus explicite, qui l'englobe en le spécifiant pleinement. Si au contraire, dit-il, on accepte avec Dempsey et la majorité des auteurs catholiques une distinction nette, une délimitation entre deux domaines, la nature et la grâce, alors on laisse la place au développement d'une théologie naturelle et à sa suite d'une économie autonome. Qui alors relègue la théologie à la fonction de simple complément.

 

Analyse rapide de la question

 

Voilà pour un résumé rapide des critiques que St. Long fait à la Doctrine sociale. Analyse qui n'est pas sans mérite, mais reste insuffisante. En effet la distinction fautive n'est pas entre un niveau de raisonnement naturel et une perspective théologique ; car il est évident qu'il y a deux niveaux de références : ceux de la raison seule, et ceux de la raison informée par la foi et donc la Révélation. L'erreur moderne est dans la hiérarchisation implicite que fait, a priori, le système de pensée dominant : il sépare artificiellement les faits des valeurs, et celles-ci n'interviennent qu'après. Alors que dans la vision catholique traditionnelle, comme il le note pour saint Thomas, on subordonne la dimension économique (l'analyse de la rareté et comment la traiter) à une vision plus large, centrée sur le choix assumé de la vita bona (la vie vertueuse) à mener. Et c'est cette dernière qui peut comporter deux étapes d'analyse, la première purement naturelle, et la deuxième faisant intervenir la foi. Car après tout il est indiscutable que la raison peut fonctionner sans la foi. De plus, nous vivons dans des sociétés où les incroyants dominent. Il serait dès lors absurde de considérer qu'aucune considération commune entre croyants et incroyants n'est possible, et donc aucune compréhension possible par les incroyants des limites de l'économie officielle et de son utilitarisme. De plus, toute mise en œuvre des principes moraux implique des raisonnements pratiques, qui peuvent être valables pour des incroyants . En revanche, il est vrai que l'enseignement chrétien, tout en validant les fondements de la vie économique, les place dans une perspective autrement radicale ; et que cela éclaire en retour l'économie "naturelle' elle-même d'un jour tout nouveau. Nous avons développé ce point dans un ouvrage récent .

 

MacIntyre, saint Thomas et la recherche des vertus

 

Venons-en maintenant à ce qu'il appelle la tradition résiduelle . La notion de Tradition au sens catholique ou même anglican est pour lui importante (p. 83). Il la comprend comme beaucoup plus qu'une simple accumulation de jugements, utilisant l'expérience du passé pour les besoins présents. La tradition est pour lui un héritage et un don. Comme don, elle inclut toujours plus que ce qu'on peut en sélectionner : inépuisable, elle se caractérise par l'abondance. Reste à voir comment appliquer cette notion au champ économique.

Stephen Long analyse d'abord le philosophe aristotélicien bien connu Alasdair MacIntyre, dont le thème est la vertu, située dans une perspective finaliste. Nous évoquerons succinctement ce point , qui porte plus sur une conception de la vertu en général que sur l'économie à proprement parler. Mais il éclaire notre propos. La principale contribution de MacIntyre à notre débat est sa critique de la distinction entre l'être et le devoir (is/ought). Ce dernier se comprend par notre finalité ; or cette finalité si elle existe est un fait ; ce que nous sommes et ce que nous devons être relève donc de la même analyse. On devrait donc délimiter le Bien par un débat rationnel et factuel. Or dans notre culture, il n'y a pas de moyen rationnel d'arriver à un accord moral . Cette dislocation est masquée par la prégnance générale du discours utilitariste de type wébérien, qui élimine la question centrale de la finalité. D'où l'idée fausse qu'on peut discuter des moyens indépendamment des buts qu'on se donne. Dès lors la vie économique ne se fonde pas sur la recherche d'un bien, mais sur une pure affirmation de volonté. De ce fait le capitalisme détruit la possibilité d'une vie vertueuse, parce qu'il sépare notre travail de toute contribution significative qu'il peut apporter à un Bien commun .

Un des points en cause est le fait qu'il se limite à la seule considération des valeurs marchandes, de ce qu'on peut appeler les biens externes. Ce qui veut dire qu'il néglige le bien interne (ordonné à la vertu et à notre finalité) que le processus humain peut induire et qui a du sens pour celui qui a produit le bien considéré par son travail, ou pour les personnes qui ont échangé entre elles. Or l'un et l'autre ne peuvent être séparés, comme on le voit dans la question des rétributions . En outre aucun des deux termes ne peut être compris sans enracinement (embedding) dans l'histoire des uns et des autres, ne serait-ce que celle de l'entreprise concernée, et de sa "tradition", en bref de la perspective, lue à cette lumière, de son bien commun spécifique. Ni non plus sans référence à des traditions morales ou théologiques plus larges comme le juste salaire ou la prohibition de l'usure, qui ne peuvent être compris hors du récit théologique ou moral qui leur donne leur sens.

St. Long développe ensuite sur la base de saint Thomas une conception de l'articulation entre les règles morales et leur fondement théologique (par exemple justice et charité), dans laquelle le second seul donne la plénitude de son sens aux premières. Ainsi le mal qu'il y a à convoiter le bien d'autrui n'est pas simplement une question de justice ou de droit, mais important aussi pour notre propre salut. Il développe les conséquences de ce principe en regard des notions de destination universelle des biens, ou de juste salaire. Nous devons par exemple aider le nécessiteux ou donner à quelqu'un ce qu'il est juste qu'on lui donne ; non seulement par justice, mais pour contribuer au bien commun. Et donc parce que la charité (l'amour) nous le demande, et que les refuser prive les autres de leur participation à la vie de charité. De même, prêter en considérant qu'une rétribution est due à notre argent, sans considération de l'activité humaine qui seule crée de la richesse, est une rupture de cette vie de charité. Ou encore commercer avec en vue le seul gain. On voit ici que ce n'est pas simplement une question de préceptes, conséquences d'une Loi morale, mais un type de rapport à instaurer, qui vise donc les intentions des deux personnes impliquées, et surtout leur rencontre dans une communion possible. En bref, le travail humain (en fait toute activité économique) non seulement n'est pas une marchandise d'un point de vue moral ; c'est aussi une vocation par laquelle Dieu nous permet de faire vivre nos familles, participer au bien commun, et produire assez de ressources pour faire du bien. C'est donc une réalité théologique, à comprendre dans la perspective d'une économie de salut. Mais il saute aux yeux qu'une telle économie serait très différente de l'économie actuelle...

 

John Milbank et le socialisme sur modèle ecclésial

 

Les vues ainsi développées restent globalement cohérentes avec ce que nous avons vu de l'enseignement catholique, mis à part les quelques divergences sur les questions de nature et de foi. Stephen Long développe ensuite les vues de son collègue de Radical Orthodoxy, John Milbank, qui veut inscrire sa volonté de radicalisme théologique, quoiqu'anglicane, dans la tradition thomiste, mais dans une perspective "socialiste". Nous changeons alors de perspective pour entrer dans ce que nous appellerons la tentation prophétique. Milbank critique d'abord la conception selon lui "païenne" de la vertu comme effort, tension et lutte, incluant les notions de rareté et de maîtrise (p. 241). Il ne croit pas à la méthode de réfutation rationnelle que propose MacIntyre : pour lui, avec cette modernité, nous avons affaire à un mythe, un grand récit, qui ne peut être dépassé que par un autre grand récit. D'où, à la suite de H. von Balthasar, son appel à la notion de beauté, qui doit selon lui être introduite à côté de celle de vérité. Dieu est alors vu d'abord comme profusion créatrice (dans la Trinité). D'où notre possibilité de co-création, basée non sur une liberté devenue autonome comme chez Novak, mais sur le don de cette profusion, accueilli par nous. Milbank refuse en outre radicalement toute distinction comme celle entre nature et grâce au motif que ce qui est donné surnaturellement devient aussi notre nature . Il développe la notion de poesis partie intégrante de la pratique chrétienne et de la rédemption. Son œuvre est la re-narration et explication incessante de l'histoire humaine sous le signe de la croix. En "re-narrant" sans cesse, nous recevons cette grâce à profusion, nous comprenons, nous agissons, nous nous transformons, nous transformons les autres etc. Nous n'assistons pas Dieu en faisant le bien ; mais nous participons, en Lui, à Son don permanent et inépuisable.

Il en déduit un primat de l'ecclésiologie, comme continuation de la réalité et de l'action du Christ ; mais pas le rôle d'enseignement autorisé et de magistère qu'assume l'Église catholique. Il finit en effet par voir la vertu chrétienne comme une éthique charismatique de vertu anarchique . D'où une critique sévère non seulement de l'enseignement catholique, mais aussi par exemple de l'éco-théologie, qu'il voit toutes deux comme tendanciellement "fascistes" (sic), notamment par subordination organisée de chaque perspective à un tout. De ce fait, selon lui, le capitalisme est insuffisamment remis en cause, et une harmonie formelle est forcée entre des parties qui sont en réalité en conflit (par exemple dans l'institution du marché). Le libéralisme explicite est selon lui plus clair. Mais bien entendu, ce n'est pas non plus ce qu'il recommande. Son objectif, c'est l'émergence de l'Église (comprise dans un sens protestant), comme modèle : elle fournit selon lui la base d'un socialisme non totalisant, qui n'est pas fasciste parce que les parties y dépassent le tout, tout en y participant librement.

Ceci le conduit à considérer le capitalisme comme une hérésie chrétienne, qui se serait développée à partir de la fameuse distinction déjà évoquée entre nature et grâce. Et à recommander un retour au socialisme selon le modèle d'avant 1848. Il entend par hérésie le fait de développer et célébrer un pouvoir qui est manipulateur de la volonté et qui s'exerce sans relation avec une notion de vrai, de beau ou de bien (comprise elle-même dans une perspective théologique). La référence à la Trinité (comprise comme Don mutuel absolu) y disparaît, remplacée par une perspective unitaire (celle du marché) ; et la référence centrale de la relation est le contrat. Or pour lui au centre de l'échange ne devrait pas être le contrat, mais le don ; et l'échange devrait être d'abord acte "liturgique". Il ne devrait pas être question de sacrifice ou d'abnégation, mais de générosité ; il ne devrait pas y avoir d'obsession de la rareté. Ce que nous attendons en retour de notre don, c'est le fait même d'avoir donné. C'est sur cela que doit se baser le socialisme qu'il appelle.

 

La conclusion de Stefen Long

 

Stephen Long, après avoir repassé en revue ces différentes thèses et rappelé que c'est dans la communion eucharistique que s'accomplit pleinement notre "échange" ou don par excellence, conclut en ouvrant une perspective multiple. Plutôt que de construire une vision d'ensemble, selon lui, le rôle de l'Église est de produire d'innombrables alternatives à la domination marginaliste de la rationalité par les intérêts . D'où une multiplicité de questions, cas par cas, sur l'insertion de notre action dans la perspective de notre communion au Christ. Et donc sur le rôle et le sens de chacun de nos actes économiques, comme producteurs ou consommateurs. Le dernier mot doit alors rester au théologien. Car il s'agit de nous apprendre à désirer l'Infini avec un désir infini, et ce qui est fini avec un désir fini . Mais pas de désirer tout court, comme nous l'inculque le marché au sens actuel.

 

Appréciation : une théologie bien envahissante

 

De telles conceptions sont stimulantes pour le croyant parce qu'elles rappellent à raison le rôle central, prépondérant, de la vie de foi, c'est-à-dire en dernière analyse de l'ordonnancement de nos vies à la perspective de la vie éternelle, du Royaume dont parle l'Évangile. Ce qui conduit à mettre en évidence l'impossibilité pour le chrétien de se satisfaire d'une séparation entre les deux niveaux mondain et croyant, le second se limitant à un guidage personnel privé. Mais ce mouvement en soi sain dépasse ici son objectif et conduit à une erreur de perspective.

D'un côté, ne partageant pas les vues exprimées sur la perspective théologique, un incroyant ne pourrait plus recevoir aucun message, ni développer quelque perspective que ce soit, en dehors de la vision matérialiste dominante. Or l'expérience courante nous prouve le contraire : de nombreuses personnes même non croyantes peuvent percevoir les limites de ce système et rechercher un autre horizon de vie. Parallèlement, il est possible et légitime de développer un raisonnement sur des moyens qui soit extérieur à la théologie.

D'un autre côté, pour ce qui est du croyant, on voit paradoxalement planer le risque déjà perçu chez Novak : le Royaume qui est de ce monde, cette fois par la réalisation ici-bas d'une perspective dictée par la théologie. Or le Royaume n'est pas de ce monde. En pratique, l'économie, ennoblie par la théologie qui la recouvrirait de son manteau, risquerait à nouveau d'en capter le sens à son profit. En d'autres termes, ce qui est insuffisant, c'est la distinction hiérarchisée des deux perspectives, qui est au cœur de la démonstration évangélique, et à sa suite, de la tradition catholique.

 

Les deux mondes

 

La distinction des deux niveaux, le Royaume de ce monde et celui des Cieux, existe de façon très claire dès l'Évangile, comme nous l'avons rappelé par ailleurs . Alors que la majorité se trompe en ne voyant pas assez la perspective de l'autre monde, comme on l'a vu précédemment, ici on erre en lui faisant absorber la réalité de notre présence dans ce monde-ci. Or, comme dit saint Paul, le chrétien doit vivre en ce monde comme n'étant pas de ce monde. Il aura donc à en utiliser les mécanismes, qu'il devra certes tourner dans le sens de ce qui pour lui est la finalité ultime ; mais sans s'illusionner, ni en dévalorisant totalement ce monde, ni en croyant qu'on puisse le transformer dans le véritable Royaume. Certes, son action aura un effet considérable sur ce monde. Mais si elle le bouleverse, peut-être radicalement, elle n'en transformera pas la nature. Tout simplement parce que si l'économie et toutes les réalités de notre vie sont très importantes, ce n'est que comme moyen pour autre chose. Seul cet "autre chose" compte vraiment. Mais il n'est atteint que dans l'autre monde. En définitive donc, en termes simples, il n'y a pas de solution chrétienne au problème de l'économie, parce qu'il n'y a pas de solution chrétienne complète et définitive en ce monde, à la hauteur de l'espérance chrétienne qui est surnaturelle, et qui se réalisera dans un autre monde. Monde qui est certes en un sens ce monde, racheté et sauvé. Mais cela ne sera manifeste qu'à la suite d'une mutation radicale, qui en fera disparaître les dimensions transitoires. Et parmi elles, en premier lieu, l'économie.

 

P. DE L.*

 

*Essayiste. A publié Chrétienté et Démocratie (Téqui 2002), L'Évangile, les Chrétiens, et l'Argent (Cerf, 2004) ; Les Nations et leur Destin (F.-X. de Guibert 2005). Vient de faire paraître : Temps, Histoire, Éternité (Parole et Silence).