Liberté politique. Le drame des banlieues s'impose désormais à tous les gouvernements comme une plaie à vif de la paix sociale. La population dominante y est jeune. On peut donc se demander si les banlieues préfigurent la société française de demain ou bien s'il s'agit seulement de micro-sociétés qu'il convient de gouverner à part.

Vous êtes à la fois prêtre, éducateur, sociologue, autrement dit, acteur et observateur. Comment expliquez-vous l'apparition de ces nouvelles brisures sociales ? Vous écrivez que l'inégalité de vie au sens où on l'entendait au XIXe siècle n'a plus guère de sens. Le cloisonnement des communautés serait-il le prix à payer de la fin de la lutte des classes ?

Jean-Marie Petitclerc. S'il nous fallait décrire la société française des années 60, j'utiliserais une grille d'analyse plutôt verticale. On avait pris l'habitude de définir la position sociale de l'homme par sa position dans le système de production, d'échange et de consommation distinguant ceux qui détiennent savoir et compétence, puis les classes moyennes et enfin les classes ouvrières qui vendent leur force de travail. Aujourd'hui pour reprendre une analyse d'Alain Touraine, il faut utiliser une grille d'analyse horizontale. Les "travailleurs" d'hier font désormais bien partie de notre société de production, d'échange et de consommation, mais parallèlement, on découvre une nouvelle catégorie de personnes, toutes victimes d'un mécanisme d'exclusion et qui n'ont plus leur place. La nouveauté, c'est que la société de la fin du XXe siècle ne permet plus de donner une place à chacun. La part de ceux que la société assiste sans leur demander grand chose croît sans cesse.

Le choix politique fondamental qui doit s'effectuer est le suivant : est-ce que l'on continue de construire une société où une part de la population assure le fonctionnement de l'économie pendant qu'une autre est assistée a minima dans un registre d'exclusion ou bien est-ce que l'on tente de bâtir une société qui redonne du sens à la place de chacun, où chacun recouvre une position d'utilité, soit dans le domaine marchand soit dans le domaine social ? J'analyse les flambées de violence venues des jeunes comme une manifestation d'un droit à l'existence sociale dans une société qui vit et s'organise sans eux.

 

Les causes de cette exclusion sont-elles institutionnelles ?

Incontestablement, les chefs d'entreprises et les responsables politiques offrent des réponses inadaptées à ce nouveau contexte. Le plus grand reproche que les jeunes pourront adresser à notre génération ce n'est pas tant le chômage — car il faut avouer que la vitesse du progrès technologique et la mondialisation de la concurrence nous ont dépassés —, que de prétendre qu'il s'agit d'une fatalité économique. En vérité, il s'agit de la conséquence d'erreurs d'analyse socio-politique et socio-économique.

Les hauts dirigeants de la SNCF avec lesquels je travaille, commencent à découvrir que la décision prise dans les années 70 de désertifier en hommes les quais de gares et les trains pour de soi-disant motifs de rentabilité économique, s'avère aujourd'hui anti-économique. La réparation des dégradations causées au réseau d'Île-de-France s'élève à près de 600 millions de francs par an. Lorsque ces décisions ont été prises, l'évolution du contexte social n'a pas été prise en compte. On était sur les schémas d'analyse d'une société citoyenne et policée. Voilà pourquoi il est moins coûteux pour une société de financer une activité d'utilité sociale plutôt que d'assister le désœuvrement. Arrêtons de croire que ceci serait lié au coût structurel économique. C'est une question de choix. En France, le besoin de travail est réel : on manque terriblement de personnes pour prendre en charge les enfants à la sortie des écoles, pour restaurer la convivialité dans les espaces publics, pour protéger l'environnement... De l'argent il y en a : voyez le coût du chômage. La question est donc celle-ci : comment " activer " toutes ces dépenses précises de manière à permettre à chacun de retrouver sa place ?

 

Vous mettez la question du travail au cœur de la crise sociale.

Oui, je mets au centre cette notion d'utilité sociale. Mais méfions-nous de ce terme de " travail " très coloré, identifié depuis un siècle au salariat. Pour tisser du lien social, il faut que chacun se sente utile à l'autre. La citoyenneté, c'est l'équilibre entre la contribution et la rétribution. La contribution c'est ce qu'on demande à la personne ; la rétribution c'est ce qu'elle va recevoir du groupe social. Lorsque la contribution est forte et la rétribution faible on a une situation d'exploitation, mais lorsque la contribution est faible et la rétribution forte on est dans la situation de l'assistanat. Ces deux situations ne sont pas citoyennes. Travailler à la citoyenneté, c'est établir une sorte d'égalité entre cette contribution et cette rétribution, ce que va recevoir la personne en raison de son appartenance au groupe social et ce à quoi elle va être sollicitée pour porter sa contribution à l'édification du groupe. Je crois qu'une société ne peut fonctionner que si tous ses membres sentent bien ce lien de rétribution et de contribution qui les unit.

 

Venons-en aux banlieues elles-mêmes. Comment vit-on aujourd'hui en " banlieue ", ou plus exactement dans les quartiers urbains jugés " sensibles " ?

L'appellation " quartier sensible " est effectivement meilleure que celle de " banlieue ", puisque dans la banlieue parisienne se côtoient des villes comme Versailles et Les Mureaux ou Chanteloup-les-Vignes. Parfois les quartiers sensibles sont dans la ville, comme à Rouen avec le quartier des Hauts-de-Rouen proche de Bois-Guillaume. On caractérise essentiellement un quartier sensible par deux indicateurs : la démographie et le chômage. Démographiquement, on y est beaucoup plus jeune qu'ailleurs. À Chanteloup-les-Vignes, 65 % de la population a moins de 25 ans. La population de moins de 18 ans constitue le tiers de la population de la cité. Les nuisances liées au bruit viennent du fait que les jeunes, par nature bruyants, sont plus nombreux qu'ailleurs.

Deuxième indicateur, le taux de chômage qui représente le double du taux moyen. Or lorsque l'on sait que le taux de chômage de la population des 18-25 ans est quasiment le double du taux de chômage global, on prend la mesure du scandale. Si la France est la deuxième puissance de l'Union économique européenne, elle est aussi treizième sur quinze pour l'insertion professionnelle des jeunes. Si l'Allemagne a un taux de chômage similaire au nôtre, elle a un taux de chômage des jeunes qui est largement inférieur au taux de chômage global.

Il y a donc dans ces quartiers deux fois plus de jeunes et par conséquent deux fois plus de chômeurs. Ce problème de désœuvrement de la jeunesse est le problème numéro un de la banlieue. Les élus se sont longtemps trompés en pensant que la question de la banlieue était celle de l'urbanisme. On a dépensé des millions de francs en faveur d'opérations urbanistiques — qui ont d'ailleurs largement nourri les " inclus " des cabinets d'études — alors que la priorité est la lutte contre l'ennui et de l'inaction. Prenez une grosse institution scolaire fréquentée par 1500 jeunes dont 800 internes : les conditions de vie y sont sommaires, les élèves sont entassés, mais ils sont occupés et sont dans un projet professionnel. Imaginons que brutalement, on supprime les cours sans libérer les enfants de leur obligation de présence ; en une semaine, au vu de l'inévitable spirale de dégradation, il n'y aurait plus de collège ! Ces cités étaient vivables quand les pères partaient au travail tous les matins, quand les familles se promenaient le week-end dans les bois environnants et quand les enfants allaient à l'école. Elles sont devenus des lieux d'enfermement où toute une population s'est trouvée fixée dans le désœuvrement. Nous commençons à découvrir que ce problème du chômage des adultes n'est pas seulement un problème de chômage, compensable par des minima sociaux, mais un problème éducatif colossal.

Revenons en arrière. Quand les émeutes urbaines de 1991 dans la couronne parisienne ont éclaté, le monde politique local a été complètement déstabilisé. À Chanteloup, les Mureaux ou Mantes, on a découvert que les effets de la crise économique de 1976 se faisaient sentir doublement. Car 1991, c'est l'année où la seconde génération du chômage atteint 15 ans, et on commence à prendre conscience des comportements sociaux inquiétants d'une génération qui n'a jamais connu de parents au travail et qui n'a pas connu d'images d'adultes insérés. Le discrédit des parents, en particulier dans les familles immigrées pour lesquelles la valeur " travail " est importante (le père n'a-t-il pas quitté son pays d'origine pour un travail ?), est une des données majeures du problème. Les parents se sentent complètement déstabilisés face aux enfants par cette situation d'exclusion du monde du travail qui les décrédibilise. L'institutionnel n'est plus appris lorsque plus personne ne travaille dans une famille : on assiste à une sorte de déconnexion de la vie familiale par rapport à la vie sociale. La ponctualité n'est plus vécue, le fonctionnement du monde des adultes n'est plus appris de la bouche des parents. La famille vit confinée dans son appartement et les enfants ne connaissent plus de la famille, comme de la bande de copains, que la dimension affective. Je lie à ce type d'expérience la grande difficulté qu'ils ont à reconnaître aujourd'hui l'autorité liée à la fonction institutionnelle.

 

Vous êtes donc inquiet...

Oui, deux signes sont particulièrement inquiétants : le premier, c'est l'appropriation du territoire par les jeunes. Le sentiment d'appartenance à son quartier est très fort chez les jeunes. Leur vie est un échec. La famille, l'expérience scolaire sont des échecs. La seule chose à laquelle ils se raccrochent, c'est leur territoire. Il y a une vingtaine d'années, les jeunes adoptaient entre eux un langage, des rites, des comportements. Lorsqu'ils rejoignaient le monde des adultes, ils s'adaptaient à l'espace de la citoyenneté. Aujourd'hui, ils l'envahissent en conservant ce mode de " l'entre jeunes ", excluant les autres. Ce phénomène d'appropriation du territoire se traduit par des agressions contre les sociétés de transport urbain. L'accès à la cité devient un enjeu et un droit sur lesquels les jeunes revendiquent un pouvoir. D'où viennent les zones dites de non droit ? D'un espace approprié par les jeunes dont les adultes se sont effectivement retirés.

Le deuxième phénomène inquiétant, c'est la montée de la violence. Si la violence a toujours existé en particulier entre " bandes ", la nouveauté réside dans la non-intégration des limites. Désormais, les conflits entre bandes peuvent tuer, et les premières victimes sont les jeunes eux-mêmes : victimes et meurtriers ont le même âge. Et puis, autre nouveauté, la déconsidération des adultes dans leur fonction de régulateur de la violence. Au temps de la Guerre des boutons, l'intervention de l'adulte mettait fin à la violence. Aujourd'hui, l'adulte ferme les yeux et s'enfuit. Il a démissionné de sa fonction de régulateur.

 

Quelle est la part prise par l'évolution des familles dans ce refus ou cette non-reconnaissance de l'institutionnel ?

Je n'aime guère la thèse de la démission des familles. Les parents que je rencontre sont complètement désarçonnés par les difficultés comportementales posées par leurs enfants. Démissionner, c'est ne pas avoir le courage de faire ce que l'on sait devoir faire. On ne peut pas affaiblir encore les familles en leur reprochant leur impuissance. À dire vrai, elles sont dépassées. Un jour, un père interdit à son fils de onze ans de sortir dans la cité le soir parce que c'est objectivement dangereux, et celui-ci lui répond : " Écoute papa, je travaille à l'école toute la journée, j'ai quand même le droit de me détendre. Ce n'est pas toi qui ne fiche rien qui va me l'interdire. " Il faudrait davantage parler de discrédit des familles, de familles " licenciées " plutôt que démissionnaires. À partir du moment où l'enfant prend conscience du statut d'exclu social de sa famille, c'est l'autorité parentale qui est minée de l'intérieur.

Ce qui est très paradoxal dans la situation actuelle, c'est que de nombreux enseignants parlent de démission des familles alors que c'est à l'école que l'enfant acquiert les outils qui discréditeront ses parents : c'est à l'école qu'il va commencer à comparer ses parents à ceux des autres. Il va commencer à prendre conscience que dans le discours des adultes, les héros de son enfance sont déconsidérés. S'il y a démission, c'est plutôt démission du citoyen. Depuis une trentaine d'années, le citoyen moyen ne se sent plus légitimé pour intervenir auprès d'un enfant qui n'est pas le sien. Lorsque j'étais enfant, je ne faisais pas le clown dans la rue parce que mes parents m'avaient appris qu'il existait un lien entre la rue et la famille. Si je faisais l'idiot, la charcutière ou tel autre adulte rencontré seraient intervenus. Ceci n'existe plus et les conséquences en sont encore plus dramatiques pour les enfants de famille immigrée. Nous savons en effet que dans les familles d'Afrique du Nord notamment, l'éducation des jeunes garçons s'effectue à la maison sous l'égide de la mère, et l'éducation de l'adolescent pubère s'effectue dans le quartier par la communauté des hommes qui va fonctionner en relais avec le père. Ce n'est pas parce que l'on traverse la Méditerranée qu'on change le schéma éducatif. Appliqué dans un espace où la rue a perdu sa fonction sociale et citoyenne, les résultats sont désastreux.

Or je pense que la banlieue préfigure les difficultés de la ville de demain. On l'observe parfois comme le lieu du ratage, j'y vois plutôt un lieu prophétique. Car ces grandes concentrations de jeunes à la dérive annoncent les effets visibles de nos modes de fonctionnement adultes. Voyez les trois lieux qui structurent la journée d'un jeune de banlieue : la famille, l'école, la rue. Et les adultes qui font référence dans chacun de ces endroits : les parents, les enseignants et les grands frères tiennent des discours où ils se dénigrent les uns les autres. Les enseignants parlent des parents démissionnaires et de la rue source de toutes les mauvaises influences — alors que la rue est aussi un espace de liberté nécessaire, surtout en raison de l'exiguïté des appartements. Les familles vilipendent le danger de la rue et l'école incapable de prendre en compte les difficultés de leurs gosses. Et dans la rue, les grands frères qui ridiculisent les parents (les " vieux "), tiennent le faux discours selon lequel le chômage est toujours au bout de l'école, qu'on y travaille ou pas, qu'on soit diplômé ou pas. Dans un tel système, soit on devient fou, soit on devient violent. Ils deviennent violents : ne s'agit-il pas d'y voir un signe de bonne santé ?

 

Il faut donc rétablir un tissu éducatif ?

Ce dont nous avons le plus besoin, et je lutte pour cela, c'est de rétablir la cohérence entre les adultes et les institutions qui font référence. Les familles, seules, ne sont pas responsables. Le groupe familial est une communauté affective tellement dense qu'elle ne peut pas être représentative de la vie sociale. Si l'on surestime aujourd'hui la responsabilité des parents, on sous-estime la difficulté de leur fonction. Les parents ont besoin d'aide parce que l'éducation de l'enfant et de l'adolescent aujourd'hui n'est pas facile. Leur rôle consiste à conjuguer correctement amour et loi, c'est-à-dire à faire comprendre à l'enfant : " Je te dis non, parce que je t'aime. " Une certaine vulgarisation des thèses analytiques de l'œuvre de Dolto, qui s'est incrustée dans le tissu social, a fait beaucoup de mal. Lorsqu'un adulte veut poser un repère de manière nette, aussitôt surgit la peur de frustrer l'enfant. Le climat social ambiant a tué l'éducation du rapport à la loi et à l'autorité, alors que dire non, c'est aider l'enfant à gérer sa frustration. Sans limites et sans capacité de gestion de ses frustrations, il n'y a pas de vie en société possible.

 

Le débat actuel sur la politique familiale et sociale a-t-il un retentissement dans les quartiers en difficulté ? Les pouvoirs publics ont-il conscience du désarroi de nombreux parents ?

Je dirais deux choses : la première, c'est que si ces quartiers tiennent, c'est grâce aux familles. Des familles admirables continuent d'accueillir des adolescents de 21 ans devenus tellement asociaux qu'aucune institution n'est capable de les supporter. La protection économique apportée par les familles à ces grands jeunes pour leur permettre de subsister est d'une valeur considérable. Nous vivons une époque paradoxale ; autant la famille est fragilisée socialement, autant elle est sacrée pour l'enfant et l'adolescent. Toutes les bagarres commencent par des insultes sur la mère.

Deuxième point : le problème de l'exercice conjoint de l'autorité parentale, quelle que soit la situation conjugale. Un enfant a autant besoin de son père que de sa mère, qu'ils soient divorcés ou non. Or la loi ne favorise pas la place du père. Quand la séparation entraîne la négation du rôle éducatif de l'un des parents, cela devient dramatique pour l'enfant. Le père et la mère doivent apprendre à la fois à gérer leur conflit conjugal et à travailler dans une cohérence parentale. La société considère désormais qu'une vie conjugale peut se dérouler sur une période déterminée. Elle a oublié que la vie parentale, elle, est à durée indéterminée : quand on est père, on est père à vie, quand on est mère, on est mère à vie. Qu'on soit présent ou absent, on reste inscrit dans la tête de l'enfant.

 

Et le Pacs ?

Le projet de Pacs ne relève-t-il pas d'une logique de marginalisation sociale de la parentalité ? La priorité du législateur est d'assurer le confort du couple, l'enfant passe en seconde place. Ce débat révèle une société qui n'aime pas ses enfants. Les enfants n'ont d'ailleurs aucune place dans la discussion. Interroge-t-on les adolescents pour leur demander si, pour eux, il était important que leurs parents soient mariés ou pas ? Et si ces enfants avaient besoin d'une stabilité parentale ?

 

Le débat sur la dépénalisation des drogues douces procède-t-il du même esprit ?

Tout à fait. Deux thèses d'ailleurs sont avancées par les partisans de la dépénalisation : la première est de prétendre que tout le monde se drogue, que 40 à 60 % des adolescents ont fumé un joint. On peut donc légaliser. Le même raisonnement conduirait à réévaluer chaque année la limite de vitesse sur route de 20 km/h : aujourd'hui tout le monde roule à 110 au lieu de 90. Un an plus tard, tout le monde roulerait à 130. Lorsqu'un adolescent consomme de la drogue, c'est souvent parce qu'il a envie de transgresser la loi des adultes ; en cas de légalisation, il prendrait des produits encore plus dangereux. Dans les pays qui ont légalisé les drogues douces, on constate une explosion de la consommation des drogues dures chez les adolescents. Je préfère donc que l'on pose l'interdit au moment où la transgression est encore limitée.

La deuxième thèse consiste à dire que la dépénalisation va engendrer la faillite du marché de la drogue. Je connais ce monde du marché parallèle : tous les dealers se reconvertiront dans la vente des drogues dures. C'est donc un leurre intellectuel. Aucune des deux thèses ne tient. Il y a une grande démagogie dans ce discours d'adultes, d'autant que l'interdiction des drogues douces ne signifie pas à mes yeux l'incarcération des jeunes qui en consomment. J'ai toujours été contre l'incarcération des mineurs, quoi qu'ils aient fait. Mais le débat porte sur la légalisation. Et celle-ci meparaît dangereuse pour les adolescents, dont on connaît la difficulté à maîtriser la consommation.

 

Quelle orientation donner à la reconstruction du lien social ?

Les deux problèmes les plus graves que je rencontre aujourd'hui dans les banlieues sont, d'une part le déficit d'éducation des plus jeunes et d'autre part le désœuvrement des grands jeunes. Pour y remédier, l'essentiel est effectivement de retisser le lien social. Vu les écarts creusés entre génération et entre communautés, le développement des fonctions de médiation me paraît inévitable. Permettez-moi de développer cette piste du lien entre éducation et médiation.

Au sujet de l'éducation, il y a aujourd'hui un discours, peut-être valable d'un point de vue sociologique, mais qui me paraît dangereux lorsqu'il devient médiatique ; le discours sur la délinquance d'exclusion. Ce discours a des effets terriblement nocifs car il ôte à l'adolescent toute part de responsabilité dans les actes qu'il commet. Un jour, j'ai vu un jeune qui venait de brûler une voiture. Je lui demandé pourquoi. Il m'a expliqué que son frère était en prison et son père au chômage. Je lui ai dit : " Excuse-moi, tu as la boîte dans une main, tu as l'allumette dans l'autre, tu décides de frotter l'allumette sur la boîte et d'allumer le réservoir, alors ne me raconte pas que cela vient de ton frère en prison ou de ton père au chômage ! Tu as engagé ta responsabilité personnelle lorsque tu as choisi, toi, de frotter l'allumette. " Bien sûr, il faut tenir compte de l'environnement familial et social de l'enfant, mais comprendre un acte ne signifie jamais l'excuser. C'est l'erreur de trop de discours soi-disant sociologiques.

L'énorme erreur intellectuelle commise dans les années 70, a été de penser que la prévention était une solution à la délinquance. Certes la prévention évite la délinquance, mais lorsque la délinquance surgit, il faut savoir réagir, et l'enfant attend notre réaction.

Il faut sortir de l'opposition entre prévention et répression, de cette dichotomie entre les corps institutionnels chargés de la prévention et ceux chargés de la répression. Réhabilitons la sanction. C'est un terme préférable parce qu'il peut être positif : la sanction est soit la gratification de l'acte, soit le rappel de la nécessité de réparer l'acte lorsque celui-ci a une portée antisociale. La sanction a une valeur éducative et fait partie de la prévention. Ne réprimons pas les mineurs mais sanctionnons-les, ainsi ils reconnaîtront que dans leurs actes, ils ont une part de responsabilité personnelle, que l'environnement ne peut pas tout expliquer. Une société qui ne sanctionne pas ses enfants est une société qui ne les aime pas. Ne pas les sanctionner revient à les laisser s'engoncer dans une logique de toute-puissance, notamment au sein de leur famille. Ils sont par exemple souvent les seuls à se lever tôt pour partir à l'école, tandis que les parents et le grand frère qui s'est couché à deux heures du matin dorment encore. Et lorsqu'ils n'ont pas envie de travailler, les parents disent : " Si tu ne vas pas à l'école, on risque de nous retirer les allocations familiales ". Dans un raccourci de pensée, le gamin se dit qu'il est obligé d'aller à l'école pour ramener une part importante des ressources de la famille, qu'il détient donc une position de toute-puissance dans la famille. C'est le drame de ces enfants. Ils vont alors exercer dans la rue cette logique de toute puissance.

Je suis un farouche défenseur de l'ordonnance de 1945, basée sur la portée éducative de la sanction, à un détail près : c'est que l'ordonnance de 1945 était légitime lorsque la délinquance apparaissait à 13 ans, ce qui était le cas dans les années 1945-70. Aujourd'hui la délinquance apparaît entre 10 et 13 ans, et se développe sans que la société réagisse. Lorsqu'un juge reçoit pour la première fois un jeune de 13 ans, il ignore souvent tout des actes de délinquance qu'il a commis auparavant. Le juge réagit comme si le mineur était un primo-délinquant, alors qu'il est déjà multirécidiviste. La justice perd alors totalement son crédit. Les juges, effarés par le comportement de certains adolescents, complètement insensibles à tout rappel de la loi, me demandent parfois ce qu'on peut faire dans l'accompagnement éducatif des mineurs multirécidivistes. Je leur réponds que ces mineurs ne naissent pas multirécidivistes, mais qu'ils le deviennent à cause de l'impertinence de nos réponses à leur primo-délinquance. Il faut reprendre le problème à la base. Le drame, ce sont des enfants et des adolescents qui se construisent sur leur toute-puissance, insultant parents, enseignants, policiers, travailleurs sociaux, cassant, volant, et qui à 16-17 ans prennent conscience de la vanité de cette toute-puissance, qu'elle ne débouche sur rien, qu'il n'y a aucune place pour eux dans la société, qu'ils sont inaptes au travail car incapables de respecter les règles du monde de l'entreprise. On fait donc passer des enfants et des adolescents d'une situation de toute-puissance à une situation de néant : je ne connais aucun mécanisme plus générateur de violence que celui-là.

 

Et la médiation ?

C'est la deuxième priorité. Sur certaines lignes de chemin de fer, le wagon est devenu le seul lieu de cohabitation entre deux types de population : la population des zones pavillonnaires et la population des cités. Leurs lieux d'habitat, les structures de loisirs fréquentées par les enfants, les surfaces commerciales, sont différents. Il suffit donc que cinq jeunes montent dans un coin du wagon, le verbe haut, mettent les pieds sur la banquette, la bouteille de bière à la main — c'est leur code de jeunesse —, pour que les personnes bien mises se déplacent. La tension monte alors que la peur n'est pas nécessairement justifiée. La tension tient à l'incompréhension de la différence. Ici, une médiation est nécessaire.

La médiation est destinée à recréer le dialogue. Le médiateur doit à la fois exprimer sa connivence et sa différence avec chacun des protagonistes du conflit. Par exemple, pour restaurer le dialogue entre les jeunes d'une cité, et les contrôleurs ou les guichetiers, le médiateur témoignera sa connivence avec les jeunes (appartenance à l'histoire commune de la cité où il a grandi), et sa différence (sa tenue agréée par la SNCF qui l'identifiera comme un institutionnel). Et cette différence mettra en confiance les adultes, qui a priori se seraient méfiés. Aujourd'hui certains travailleurs sociaux ont perdu cette connivence avec les jeunes ; ils ont donc perdu toute efficacité dans leur rôle de médiation. Former les médiateurs, en leur conférant un statut de professionnels, est donc nécessaire. Pour les jeunes des quartiers, cette formation leur permettra de prendre un peu de distance. Ils vont, grâce à cet exercice de fonction de médiation, développer peu à peu leur capacité d'insertion. Ce qui est insolite dans ces nouveaux métiers, c'est que des jeunes peuvent y mettre en avant des qualités qui étaient considérées comme des handicaps dans les systèmes scolaires traditionnels : courage face à la violence, bagout, proximité dans le contact, tutoiement facile, etc. Des jeunes peuvent donc exercer ces métiers, non pas en raison de leur absence de qualifications, mais parce que leurs qualifications ne sont pas reconnues dans le système de validation traditionnel. J'approfondis actuellement, avec l'Institut de formation des métiers de la ville (IFMV), cette démarche de professionnalisation et de validation des formations.

 

Quel est votre regard sur l'école ?

Il y a un très grave problème autour de l'institution scolaire. En trente ans, les modes de management de l'entreprise ont changé, l'Église a changé, l'armée a changé ; la seule institution à ne pas avoir changé — en dépit de ses multiples réformes —, c'est l'institution qui prépare nos enfants à l'avenir. Je ne vois aucune différence notable de fonctionnement entre l'école d'aujourd'hui et celle que j'ai connue dans les années 70. Le plus terrible, c'est que l'on rencontre un accord unanime sur les questions de moyens, qui ne reflète que la peur d'analyser les vraies causes de la crise de l'instruction scolaire. Lors d'une récente émission de la Marche du siècle, des enseignants syndicalistes ont avoué ne plus savoir " faire avec les jeunes ". Quel drame de constater que cette ébauche de lucidité soit aussitôt suivie par la logique du " donnez-nous des moyens, on saura faire ". Ce n'est pas avec huit cent professeurs de plus que la Seine-Saint-Denis fera mieux qu'elle ne fait aujourd'hui. Si le projet éducatif n'évolue pas, il faudra en Seine-Saint-Denis un professeur pour cinq élèves.

Quelles sont les missions prioritaires de l'école ? 1/ la transmission du savoir ; 2/ l'apprentissage de la socialisation et 3/ la construction de la signification. Or l'école — institution qui préparait à la vie — est devenue une institution qui prépare à des diplômes. Cette dérive conduit des élèves à vous dire : " Puisqu'il y a du chômage ça ne vaut pas la peine d'aller à l'école ". C'est de notre responsabilité si des enfants tiennent ce discours.

Or l'école ne prépare pas seulement à la dimension professionnelle de l'existence, mais aussi à toutes les dimensions de la vie sociale. Elle doit refléter davantage les diversités locales, tout en conservant une approche globale pour éviter la dépréciation des diplômes selon la localité où on se trouve. Je ne pense pas qu'on puisse faire l'école de la même manière à Chanteloup-les-Vignes et à Versailles. Si on veut que la même proportion d'élèves réussisse aux examens, il faut que la pédagogie soit différenciée. Mais nous sommes actuellement dans une logique d'objectifs communs, avec une pédagogie commune, ce qui mène à une dévalorisation des diplômes. Avec une hypocrisie lamentable, on s'arrange pour que le taux de réussite au brevet des collèges à Chanteloup-les-Vignes, soit supérieur au taux moyen de l'académie ; alors que peu de collégiens de Chanteloup-les-Vignes n'accèdent à la classe de seconde classique. C'est donc que ce diplôme n'a pas la même valeur partout. Il vaudrait mieux maintenir des objectifs fermes et développer une différenciation des pédagogies, plutôt que de maintenir une pédagogie commune et fluctuer sur les barèmes des examens.

 

Pratiquement, quels sont les moyens à votre portée ? Que préconisez-vous comme mesures à prendre à l'échelon local ?

L'apprentissage de la vie institutionnelle ne se fait pas en un jour. C'est pourquoi je recommande un double dispositif reposant sur un pôle de proximité et un pôle de mise à distance.

Le rôle du pôle de proximité sera d'accueillir, d'écouter. Il aura aussi pour fonction d'impliquer les parents, de les aider à trouver des solutions. Nous réfléchissons aussi à la rescolarisation des jeunes temporairement exclus de leur établissement. Je comprends qu'un principal de collège qui a du mal à faire respecter les règles de son établissement et qui craint le danger couru par l'ensemble du groupe, décide de renvoyer un élève pour trois jours. Il y a trente ans, une telle mesure d'exclusion avait une signification pédagogique : l'enfant avait posé un acte antisocial dans son collège, il se retrouvait seul dans sa famille. Les parents partaient au travail, les frères et sœurs à l'école, et il vivait une situation de marginalité sociale liée à son acte. Puis il préparait son retour. Aujourd'hui cela n'a plus de sens. L'enfant retrouve ses parents au chômage, ses frères ne vont plus à l'école, il pourra aller insulter les professeurs à la sortie du collège. Si on veut réapprendre aux jeunes la signification de la loi, il vaut mieux maintenir l'obligation scolaire. Si un jeune est exclu temporairement d'un collège, il doit être aussitôt rescolarisé dans un pôle d'accueil ; on met ainsi à profit le fait qu'il soit seul pour développer une pédagogie individualisée. Dans les Yvelines et dans la région lyonnaise, j'ai promu un dispositif " pôles d'accueil, maisons d'espoir " qui agit dans ce sens. C'est un dispositif d'accompagnement nouveau, qui tente de mieux répondre aux besoins de ces jeunes, véritablement en souffrance de lien social.

Deuxièmement, le pôle de mise à distance. Parfois, la distance est nécessaire quand un jeune se met en danger ou met les autres en danger. Je parle bien de mise à distance, pas d'éloignement à huit cent kilomètres. L'important c'est de proposer un autre lieu de vie. La mise à distance doit être vue sous l'angle de la prévention et non de la rupture, car trop souvent on vit le " placement " comme une façon d'entériner l'exclusion. À mes yeux, celui-ci doit prévenir l'exclusion. Le travail effectué auprès de l'enfant mis à distance, ne sera efficient d'un point de vue éducatif, que s'il s'accompagne d'un travail autour de la place laissée vide dans la famille et le quartier. De toutes les sanctions, la mise à distance est la plus respectueuse de l'enfant. Lorsque la tension devient trop forte dans une famille ou dans un quartier, l'intermède de la mise à distance permet à l'enfant ou à l'adolescent de prendre du recul. Pour un gamin de dix ans qui casse un abri-bus ou qui brûle une voiture, la réponse la plus efficace serait, dès le lendemain, de le placer à distance pendant trois jours. Or actuellement pour ce genre de délits, on envoie un éducateur visiter la famille cinq mois après, pour demander " comment ça se passe avec papa et maman ? ".

Voilà l'originalité de ce dispositif d'accueil et de mise à distance. J'ignore si je parviendrais à réussir cette démarche, car le pôle d'accueil est du registre de la prévention donc du Conseil général, et la mise à distance de l'ordre de la décision judiciaire donc relève du ministère de la Justice. Le plus grand obstacle n'est pas d'inventer des solutions, mais de faire travailler des hommes appartenant à des institutions complètement cloisonnées, avec des logiques qui leur sont devenues propres.

 

Venons-en aux solutions politiques du problème. Vous parlez de " pédagogie individualisée ". Comment harmoniser une vision globale du problème et les contraintes locales ?

Il faut d'abord lutter contre l'effet pervers d'une certaine appréhension du problème. L'exemple emblématique est celui du film la Haine qui présente les jeunes de banlieues comme des débauchés violents. Certes, ils existent — je les rencontre au quotidien — mais ils ne sont pas le prototype de cette jeunesse. Ils ne forment qu'une minorité.

 

On en fait des modèles aussi.

C'est vrai, mais il faut distinguer. J'observe trois cercles dans la jeunesse des banlieues. D'abord un cercle de jeunes qui se battent de toute leur force, avec une énergie admirable, pour tenter de prendre une place ; ensuite une minorité qui a connu un parcours marqué par tant de ruptures et d'échecs qu'elle n'a plus aucune confiance dans les institutions, et qui se rebelle violemment ; et au milieu, un cercle incertain : quand le climat social est pacifique, il suivent ceux qui veulent s'insérer ; lorsqu'il y a de l'agitation, il forme le premier rang des spectateurs en se disant que ça met de la vie, et grossit les bandes des semeurs de troubles.

D'emblée, je ne crois pas qu'il puisse exister une super-institution qui embaucherait des super-éducateurs, capable d'accueillir des super-délinquants dans un centre fermé, et de les réinsérer au bout de trois ou six mois. Cela n'existe que dans nos fantasmes. Et chaque fois que ce fantasme a été mis en œuvre, il s'est soldé par un échec retentissant — songeons aux maisons de correction.

Pour répondre à votre question, il faut commencer par analyser en profondeur les dysfonctionnements dans la prise en charge de ces jeunes. 1/ Ces jeunes ont besoin de cohérence, profondément ; or ils sont les principales victimes de l'incohérence des adultes. Les ministres se contredisent en permanence, les parents s'opposent aux enseignants, les policiers aux juges, etc. Les jeunes en difficulté ont besoin d'un accompagnement éducatif durable, c'est-à-dire de références stables, et on leur sert la politique de la patate chaude. Après avoir épuisé toutes les institutions, ils aboutissent dans la rue ou en prison. 2/ Les familles sont oubliées. Les parents sont désimpliqués dans le suivi éducatif à reconstruire, alors même qu'ils devraient être les premiers acteurs de l'éducation de leurs enfants. 3/ Le manque de souplesse des institutions d'éducation spécialisée. En principe ces institutions, nées dans les années 70, devaient détecter les besoins des jeunes avant d'y répondre. Or dans chaque établissement, une commission d'admission vérifie si l'adolescent a le profil de la maison. Autrement dit c'est l'institution qui détermine les besoins. Les jeunes qui n'ont le profil d'aucune institution, se retrouvent dans la rue.

4/ L'appréciation des magistrats sur la gravité de la récidive. Le discours selon lequel " la première fois ce n'est pas grave, ce qui est grave c'est de recommencer " est à géométrie variable. Pour un juge, ce sera huit fois, pour un autre quinze fois... Incohérence, encore une fois.

 

Que représente l'État pour un jeune aujourd'hui ? Est-ce une abstraction, une institution représentée par des " étrangers ", des gens qui ne sont pas comme lui (le cadre endimanché qu'il rencontre dans le wagon, le contrôleur, le juge...) ?

Mon impression est que malheureusement, l'État ne représente plus rien. Alors qu'en 1991, les modes de résolution mis en place pendant les émeutes urbaines avaient réussi, je pense qu'aujourd'hui ils ne fonctionneraient plus. Hier, on pouvait encore dire aux jeunes : " Vous existez, on reconnaît votre parole, on va organiser une réunion avec le préfet, avec le commissaire de police, avec le maire, etc. " Aujourd'hui les jeunes vous répondraient : " On en a rien à f... de ton préfet et de ton maire ! " La seule institution visible, c'est la police, qui suscite à la fois fascination et réprobation. Et puis les jeunes ont complètement intégré les informations sur la corruption du monde politique. D'après vous, que pense le gamin de quatorze ans attrapé sans ticket par un contrôleur, alors que la veille, il a entendu que le P.-D.G. de la SNCF était en prison pour un détournement de plusieurs millions de francs ?

 

Les jeunes se rendent-ils compte que l'autorité publique peut les servir, même si cela passe par des contraintes ?

Le rôle de l'État est d'être le garant des trois grandes valeurs de la société : 1/ La liberté de circuler. Il y a des personnes qui aujourd'hui ne peuvent plus traverser certains territoires. 2/ L'égalité des droits, terme que je préfère à l'égalité des chances, qui est utopique. La banlieue est vraiment le lieu où l'on fait l'expérience de l'absence d'égalité. On s'est ainsi aperçu que les émeutes urbaines étaient encore plus violentes dans les Yvelines qu'en Seine-Saint-Denis. Parce qu'en Seine-Saint-Denis un adolescent doit faire soixante kilomètres sur sa mobylette pour passer d'un quartier très difficile à une zone de richesse, alors que dans les Yvelines il suffit de faire trois kilomètres pour passer d'un extrême à l'autre ! 3/ La fraternité. Nos hommes politiques nous assomment avec la citoyenneté, mais qu'est-ce que la citoyenneté ? C'est d'abord l'adhésion à une société. Encore faut-il un projet de société où chacun ait sa place. Parler de la citoyenneté sans parler de projet, me paraît aberrant. On n'accrochera pas les jeunes avec l'idée de citoyenneté si on ne leur propose pas une vision politique où chacun ait sa place, c'est-à-dire un rôle.

 

Ce projet politique renforcerait-il le sentiment d'appartenance, dont vous parlez souvent dans votre dernier livre, là où une société reste encore un concept très abstrait ? La nation représente-t-elle encore quelque chose ?

Nous sommes devant deux faillites : celle du modèle de l'intégration républicaine telle qu'on l'a conçue jusqu'à présent, et celle du communautarisme, qui me paraît aussi redoutable. Entre les deux on peut envisager l'intégration comme l'appartenance à son groupe et à un groupe plus grand. En France le modèle de l'intégration individuelle dans le très grand groupe fonctionne mal, notamment dans les quartiers sensibles, parce qu'il ne prend pas en compte les adhérences du jeune à ses groupes d'appartenance.

À l'opposé, certains modèles d'intégration professionnelle me paraissent dangereux. Autant je soutiens par exemple les métiers d'agent d'ambiance, d'agent de citoyenneté, autant je lutte contre l'appellation " grand frère ", inspirée par les communautaristes. Être grand frère n'est pas un métier, ce n'est pas un statut de médiateur, c'est une appartenance naturelle ou ethnique. C'est donc le groupe d'appartenance qui va faire la loi à ses tout jeunes membres : les communautés turques, africaines, algériennes... existent. Il faut prendre en compte l'existence de ces groupes dans la construction de ce groupe pluriel qu'est la nation. Les jeunes attendent qu'on tienne compte de leurs racines, et qu'on les ouvre à tous les autres apports.

 

Quand vous dites que les agents de l'État doivent refléter la pluralité des communautés vivant dans les quartiers sensibles, vous posez la question de leur légitimité. Il y a manifestement une coupure entre le monde de l'administration et le monde du citoyen. Le " service public " rend-il des services ? Que faire pour restaurer son estime dans l'esprit des jeunes qui sont la France de demain ?

Je pense que les solutions sont locales, avec une approche globale, et non l'inverse — ce qui malheureusement continue d'être la manière de travailler des préfets. Recréer du tissu social passe par l'infiltration du tissu associatif. J'ai fait une étude il y a quelques années, à l'époque où les cités flambaient, en prenant deux cités dont les caractéristiques socio-économiques étaient les mêmes (taux de chômage, taux d'immigration, taux de jeunesse). L'une avait complètement explosé, l'autre n'avait pas bougé, alors qu'elles appartenaient à la même région. La différence venait du tissu associatif : dans l'une, il y avait un tissu associatif militant ancré dans une histoire, ce qui n'était pas le cas de l'autre. Ce tissu associatif permettait de vivre en paix, alors que la seconde cité était marquée par une violence inouïe. Je ne vois pas d'autre solution que ce travail de reboisement.

Quand on regarde aujourd'hui l'évolution du travail social, on ne peut s'empêcher de penser à une armée mexicaine. On ne manque pas de généraux (chefs de projet, chargés de mission,...) mais il n'y a plus de fantassins ! La solution institutionnelle miracle n'existe pas. Je n'ai jamais cru à l'extension sans adaptation du " modèle messager ", qui un moment a été tenté, et qui devait devenir une vaste entreprise nationale. Ce n'était pas jouable. C'est localement que les associations doivent se créer. Chanteloup-les-Vignes et le Val Fourré ont en commun d'appartenir à des zones sensibles. Mais ces cités ont des histoires différentes, des tissus associatifs différents, et chacune est marquée par quelques personnalités fortes. Toutes ces données sont à prendre en compte.

 

Cette nécessité " subsidiaire " n'a-t-elle pas des limites ? Si un maire adopte une stratégie locale avec réussite, par exemple dans le domaine du logement et de la sécurité, sans être suivi par la municipalité voisine, le problème risque de se déplacer et de neutraliser l'efficacité d'une mesure locale. Il faut bien que l'échelon supérieur favorise une certaine cohérence.

Je pense que l'État doit être garant de cette cohérence et de l'unité nationale. Prenons l'exemple des nouveaux emplois. Le conseil général des Yvelines a lancé le plan " mille emplois ". Puis il y eut les " emplois-ville ". Je disais : " Prenons notre temps. " Arrive alors une loi instituant 350 000 emplois, pour ainsi dire plaqués sur le terrain. Résultat : le désordre et le risque d'échec, alors que quelque chose de solide commençait à poindre. L'administration ne peut plus se permettre ce genre de va-et-vient. Quant à la question de la sécurité, condition nécessaire de l'unité nationale, elle relève d'abord de l'État. C'est une de ses fonctions régaliennes. Les maires ne peuvent pas se contenter de copier localement le modèle de la police nationale. La paix sociale a besoin d'être soutenue par la cohérence de l'État, pas par son absence.

 

Un État cohérent, c'est un État fort ?

La priorité politique est de redéfinir un projet pour la société française. Et je ne pense pas que la seule construction de l'euro soit un projet. Nous manquons de grands hommes politiques, porteurs de véritables projets politiques.

 

Vous croyez en l'homme providentiel ?

Non, mais il nous faut des hommes capables de mobiliser des équipes, avec des projets forts, et qui osent les expérimentations. Il faut avoir le courage d'expérimenter et puis le courage d'assumer les échecs. Si le politique se trompe, sa carrière se brise, alors il a souvent peur de la nouveauté. On ne peut donc conjuguer carriérisme et expérimentation, car il y a toujours un risque. Pour faire de la politique, il faut être ambitieux, mais il y a deux catégories d'ambitieux : ceux qui mettent leurs idées au service de leur ambition, et ceux qui mettent leur ambition au service de leurs idées. Je préfère la seconde catégorie.

 

Êtes-vous pessimiste ou optimiste sur l'évolution des banlieues ?

Je suis inquiet à court terme. Car lorsque je vois les dérives comportementales des jeunes de 10/15 ans, je ne vois pas très bien ce que l'on pourra maîtriser quand ils auront 20/25 ans. D'autant plus qu'ils se révèlent déjà très mobiles. On pense que les villes bourgeoises sont tranquilles, mais la génération qui monte va vite comprendre que casser Versailles ou le centre de Rouen, c'est tout de même plus intéressant que les zones commerciales de leurs cités. Si aujourd'hui, dans le département des Yvelines, plusieurs cités flambent en même temps, on n'a aucun moyen de réagir. Les responsables de la sécurité le savent. À plus long terme, la logique de l'économique peut nous servir. La dimension du coût de l'exclusion finira bien par être prise en compte. C'est regrettable, mais c'est ainsi. La logique de la prévention sera alors rentable lorsqu'on introduira dans les calculs la notion de coût évité.

Notre signe d'espérance : les adolescentes des cités. On en parle très peu, mais elles sont admirables dans leur volonté de s'insérer dans la scoiété française. Et je reste persuadé qu'elles n'éduqueront pas leurs fils comme leurs petits frères ont été éduqués !

 

 

 

 

 

Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.

Avec la collaboration de Nicolas Barraut.