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armi les penseurs de l'âge moderne qui ont contribué à ouvrir les chemins de rencontre entre la foi chrétienne et la culture d'aujourd'hui, il est significatif que Jean Paul II, dans son encyclique Fides et Ratio, ait mentionné le nom de Newman .

Qu'il s'agisse des rapports de la raison et de la foi, du développement des idées affrontées à la durée et au changement, ou encore de l'humanisme et de l'éducation, il n'est pas un chantier de la pensée contemporaine qui n'ait provoqué la réflexion du célèbre converti d'Oxford. On doit seulement déplorer que, l'insularisme n'étant pas seulement de l'autre côté du Channel, Newman soit encore trop mal connu en France.

Le propos que nous évoquons dans cette étude concerne l'idée même qu'il a pu se faire de la culture, de l'éducation qui la transmet, des apprentissages scolaires qui commandent la formation de l'esprit et du caractère. Nous pensons ici rejoindre le questionnement, plus actuel et sensible que jamais, qui gravite autour de l'enseignement et du rôle qu'ont à exercer en ce domaine, dans une école en crise , les divers agents du service éducatif.

 

Libéral ? C'est-à-dire...

 

Au regard de Newman, il n'est de culture que libérale. Et parce que la culture, de soi, est libérale, l'éducation qui la promeut doit être libérale.

Il convient ici de faire deux remarques. La première est d'ordre sémantique. On sait combien le concept de libéral — qu'il s'agisse de l'épithète et plus encore du substantif (libéralisme) — recèle de plasticité. Autant peut-être que la pensée, il nourrit l'imaginaire. Qui oserait ne point se dire libéral ? L'option libérale tend aujourd'hui à se circonscrire sur le plan politique et économique, pour connoter les distances qu'elle veut prendre avec l'idéologie étatiste. Mais l'enjeu libéral se donne une autre dimension quand, sur le plan de la pensée réflexive ou philosophique, il s'identifie à une rationalité pure, exclusive de tout autre apport que celui de l'évidence née de la déduction de l'esprit ou de l'expérience des choses. En ce sens, le libéralisme moderne, héritier des Lumières et des philosophes du xviiie siècle, prend figure de système qui s'oppose à toute certitude dogmatique, c'est-à-dire à toute vérité issue d'une révélation qui transcende la raison. Quand Newman parle de culture ou d'éducation libérale, ce n'est ni dans le sens relativiste que le mot prend en économie et en politique, ni dans le sens radical qu'il prend dans le domaine de la pensée. Il veut, comme on le verra, signifier bien autre chose : le caractère d'absolue gratuité qui s'attache à la vraie culture et qui l'affranchit de toute fin utilitaire, qu'elle soit technique, professionnelle, voire religieuse.

La seconde remarque que nous avons à faire découle de la précédente. Si Newman, malgré son atavisme tory, ne montre guère d'intérêt au débat libéral sur le plan politique et économique, en revanche, sur celui de la pensée et de l'éducation, ses convictions sont sans ambiguïté ni concession. C'est le paradoxe que nous aurons à éclairer : autant Newman requiert de la culture qu'elle soit libérale, autant il s'élève contre la prétention d'une pensée libérale qui enferme la raison dans les horizons d'évidence qu'elle maîtrise. À ses yeux, le libéralisme de l'esprit est le mortel ennemi de la foi. Sa logique donne à la raison la mesure de toute vérité ; ainsi tend-elle à récuser la révélation et donc la certitude de la foi. Newman, à la fin de sa longue vie, dira que le libéralisme a été le " combat de toute son existence ". Et l'on peut assurer que tout l'ensemble de son œuvre, par ses aspects philosophiques et théologiques, vise à accréditer l'assentiment religieux en le justifiant devant l'inquisition d'une raison trop sûre de ses procédures et de sa critique .

En revanche, et c'est bien le paradoxe apparent que nous avons évoqué, Newman revendique en même temps pour la culture la noblesse de l'esprit et pour l'éducation qui y conduit une approche libérale. Moins que des connaissances à acquérir et à posséder, il s'agit d'une sagesse de l'intelligence, ce qu'il appelle l'illumination et l'ouverture de l'esprit, en vue de rendre chacun capable de juger par soi-même, de maîtriser son regard sur les choses, les événements et les hommes, et ainsi de lui assurer sa présence et sa place dans la société.

Avant d'inventorier de façon plus précise la manière dont Newman entend la culture, il n'est pas sans intérêt de découvrir comment il a été conduit à dire sa pensée dans les circonstances et le contexte éducatif de l'Angleterre du xixe siècle.

 

L'héritage des Lumières

 

On a quelque peine à réaliser de nos jours l'intensité des débats au siècle dernier, dans l'Angleterre victorienne, autour des problèmes d'enseignement et d'éducation. Alors que dans le même temps en France, tout se polarise sur l'enjeu politique et institutionnel posé par la liberté d'enseignement, en Grande-Bretagne, on se passionne sur deux questions : le type de connaissance à promouvoir et le modèle de scolarité à établir.

D'un côté, on n'hésite pas à penser, à la suite de Locke et de l'utopie des Lumières que l'instruction, par son seul mérite, peut garantir la moralité des individus et l'harmonie de la société. Des notables, tels que Bentham, Lord Brougham, Lord Salisbury, voulaient se convaincre qu'une saine instruction, par les connaissances qu'elle transmet, était de nature à assurer l'équilibre de l'individu et l'ordre moral dans la société. N'est-ce point d'ailleurs la même conviction qu'avec plusieurs décennies de retard, s'efforcera de répandre chez nous Ernest Renan avec le livre qu'il pensait prophétique, l'Avenir de la science ?

Mais d'autre part, dans un esprit tout pragmatique, on projetait une orientation de l'enseignement moins sensible à l'éducation globale qu'à une discipline technique et professionnelle. Au modèle classique d'humanisme qui restait de tradition dans les Universités, à Cambridge et surtout à Oxford, on tentait de substituer un modèle ancré dans le positivisme des sciences et ce que nous appelons aujourd'hui la technologie. À Londres, se fonde en 1828 une nouvelle université qui a valeur de symbole par son esprit utilitariste et ses méthodes novatrices.

 

La contestation de Newman

 

Lorsqu'il intervient dans le débat, en 1841, Newman se veut témoin de la contestation orchestrée dès le début du siècle par l'université d'Oxford dont il est issu et surtout par le college d'Oriel qui l'a élu fellow . Ce college, l'un des plus petits d'Oxford, avait connu son renouveau grâce à la réforme opérée naguère par son provost Copleston et son auxiliaire Davison qui, devant l'affaissement du niveau, avaient rétabli une discipline des études dont Newman encore étudiant avait été le bénéficiaire. À l'Edinburg Review qui, de son côté, préconisait une réforme radicale tournant le dos à la tradition classique et humaniste, les hommes d'Oriel répondaient par une défense et illustration de celle-ci, renouvelée par la rigueur des études, la responsabilité des tutors, un contrôle moins laxiste des scolars. Ainsi Oriel était-il devenu au temps de Newman le college le plus sélectif et le plus réputé d'Oxford. La part que le jeune fellow avait prise lui-même dans la direction du Tractarian Movement ne pouvait que lui valoir un crédit et une audience qui dépassaient déjà les rives de l'Isis ...

C'est un simple incident de politique locale qui mit en 1840 le feu aux poudres. Robert Peel, alors premier ministre, se produisit dans un discours prononcé à l'inauguration d'une bibliothèque publique de Tamworth, une petite ville non loin de Londres. Inconscience ou naïveté, opportunisme politique ou coquetterie intellectuelle... ? Toujours est-il que l'orateur, reprenant tous les poncifs à la mode, proclamait la vertu du savoir, d'autant plus gratifiant qu'il est plus éclectique et surtout plus détaché de tout ce qui encombre l'esprit d'idées venues d'une tradition, quelle soit sociale ou religieuse. Les individus et la société ne peuvent trouver qu'avantages à une instruction consensuelle qui rassemble dans un même progressisme de pensée ceux que l'esprit de parti ou de religion ne parvient qu'à diviser. Peel ne pouvait mieux signifier l'illusion des bienfaits de l'instruction populaire et les soupçons de l'obscurantisme religieux.

Le directeur du Times ayant demandé à Newman de faire une réponse au message de Peel dans son discours de Tamworth, il donna une série d'articles publiés plus tard dans la série Discussions and Arguments . Dans un style d'inimitable ironie qui le révèle au grand public, le fellow d'Oriel, qui signe Catholicus, exécute littéralement le premier ministre, dénonçant les lieux communs et les candides assurances d'une pensée molle, n'hésitant pas à montrer tout le ridicule de croire que le fait d'apprendre du neuf suffit à guérir de tous les maux. Cet " art de vivre ", désormais à la mode, trouve en Newman un censeur dont l'humour féroce est à la mesure de la critique :

 

Le chagrin, l'angoisse, la peur, l'amour-propre, la vanité ou la passion peuvent être maîtrisés par l'étude des coquillages ou des plantes, l'inhalation de gaz, une collection de pierres, un calcul de longitude, ce sont les plus fortes prétentions qu'un sophiste ou un charlatan puisse proposer à un auditoire qui baille (p. 268).

 

Cette pseudo-thérapie ne cherche pas à changer le cœur pour lui ôter ses angoisses ; elle n'offre que des expédients pour calmer les humeurs. Autant, s'amuse Newman, prescrire un camail de chanoine pour un curé qui souffre de la goutte, ou donner une commission à un gamin pour qu'il répare ses fredaines (p. 265).

Au-delà de la polémique, Newman pose les jalons de ce qui, à ses yeux, constitue la véritable éducation. Celle-ci ne doit pas s'écarter de son véritable but qui est de former l'esprit, d'apprendre à penser. Elle n'a pas d'autre utilité que de préparer chacun à se déterminer dans la vie par une claire connaissance des réalités et la qualité d'un jugement éprouvé. Il jette ainsi les bases de ce que nous pourrions désigner comme un véritable traité de l'éducation qu'il reprendra plus tard, lorsque, fondateur de l'Université catholique à Dublin en 1852, il donnera les lectures qui feront le succès de son ouvrage Une idée de l'Université .

 

Les intuitions éducatives de Newman

 

La culture qui est la fin poursuivie par l'éducation ne saurait se confondre avec l'un ou l'autre de ses succédanés. Elle n'est pas un gage d'avantage ou de supériorité sociale. Elle n'est

pas le privilège réservé à une élite. Elle n'est pas non plus en soi dotée d'efficacité ou de réussite professionnelle. Elle n'a rien d'une technique. À la limite, la culture ne sert à rien. Ce n'est pas non plus la garantie de la vertu ou un label d'intégrité morale. Le service qu'elle peut rendre à la foi et à l'adhésion à l'Évangile ne suffit pas à la justifier. Son intérêt et sa signification sont ailleurs.

C'est que la culture est au-delà de tout ce que l'on peut concevoir ou imaginer au plan d'une certaine utilité. Elle est à elle-même sa propre fin. Elle est gratuite ou elle n'est pas. En un sens, elle n'achève rien ; mais elle commence tout. C'est pour cela qu'il faut la dire libérale.

 

C'est la raison qui est au principe de la fécondité intérieure de la connaissance et qui lui donne, au regard de ceux qui la possèdent, cette valeur particulière qui les dispense d'avoir à chercher ailleurs une fin quelconque à atteindre, en dehors de celle qu'elle est à elle-même... (Le savoir) est non seulement un instrument, mais une fin. Je sais bien qu'il peut se transformer en technique, aboutir finalement en une exploitation industrielle et à quelque produit tangible. Mais il peut également opérer un retour sur cette raison qui l'informe... Dans le premier cas, il s'appelle un savoir utile, dans le second, c'est un savoir libéral .

 

Bien plus que son ornement ou la distinction qu'elle lui confère, la culture est l'expression même de l'esprit humain. Elle le " met en forme ". Elle le révèle à lui-même, en sa capacité de connaître et de penser. Elle permet de maîtriser le savoir, d'ordonner les connaissances, de les mettre en rapport les unes aux autres. Elle est le " savoir du savoir ". Ainsi dispose-t-elle à discerner et à juger, et donc à orienter l'action et la conduite. Elle suppose cette discipline of mind qui revient comme un leitmotiv à chaque page de l'Idea. Bref, la culture permet de " rendre à l'esprit ce qui lui est dû " (p.190), de réaliser ce que Newman appelle " la fonction impériale de l'intellect ". Elle est encore son " talisman " que rien ne saurait lui disputer.

L'un des aspects que possède la culture libérale, c'est de donner au langage sa vérité d'expression, c'est-à-dire son aptitude à exprimer la pensée profonde et à traduire les sentiments. On sait par ailleurs l'attention jalouse avec laquelle Newman fait le procès du verbalisme, de la tentation constante d'user des " mots irréels " (unreal words) qui travestissent les convictions et les sentiments bien plus qu'ils n'en sont le reflet. À la limite, on parle parce qu'il faut parler et les mots finissent par ne rien dire. Le pamphlet The Tamworth reading room n'était-il pas une excellente occasion de requérir contre une pensée paresseuse, utilisant les ressources de la langue de bois pour séduire l'opinion commune à peu de frais ? Newman, dans ses écrits comme dans sa prédication , préviendra toujours le risque de se servir des mots qui ne disent rien d'autre que le formalisme des idées ou le conformisme de ce qu'il est convenu aujourd'hui de désigner comme la pensée unique.

 

Éducation et pédagogie

 

Si les facultés de l'intellect sont innées, il s'en faut que la culture le soit. Elle est le fruit d'un long apprentissage. Newman s'attache à en présenter les procédures et les approches. Sa réflexion concerne d'abord l'institution universitaire qui, dans la diversité de ses facultés, est le foyer indépassable du savoir et de la culture . Mais il s'en faut qu'à leurs différents niveaux, les établissements d'enseignement ne soient pas liés par une pédagogie qui cherche d'abord à éveiller l'esprit en transmettant les connaissances et à le mettre sur la voie d'accès à la culture. C'est ce que Newman appelle " l'illumination et l'ouverture de l'esprit " (p.266) qui n'en " reste pas de plain-pied avec son savoir " et se laisse enfermer " dans le piège de la mémoire " (p. 127). Il faut se " décentrer ", aller plus loin. Sinon, on demeure dans " l'antichambre du savoir " (p. 294) où " rien ne conduit à rien ; rien n'a un passé ; rien n'est promesse de rien " (p.268).

Mais il ne faut pas télescoper les instances éducatives. Une publicschool (lycée) n'est pas une faculté. La faculté n'est pas un laboratoire de recherche. Pas plus qu'il ne faut confondre les finalités. Le savoir est au service de l'esprit, non d'abord à celui de l'habileté et du savoir-faire.

Chaque discipline, en raison de son objet, obéit à des pédagogies différentes. C'est le donné même de la matière à enseigner qui commande. Il faut lire, à ce sujet, les lectures faites à Dublin par Newman aux étudiants de lettres, de sciences et de médecine , pour se convaincre de la rigueur avec laquelle il analyse les démarches propres aux différents secteurs de formation. Il convient de mettre ici en particulier la requête qu'il développe pour donner à la philosophie et surtout à la théologie leur place à l'Université. C'est tout l'objet des Lectures 3 et 4 de l'Idea (p. 73 sq). Si elle a vocation à témoigner de l'universalité du savoir, l'Université ne saurait exclure de son territoire ce qui, depuis les origines, nourrit et stimule la pensée de l'homme en quête de sens et de certitude. Du reste, l'expérience des choses le démontre :

quand une discipline se montre défaillante ou si elle est absente du jeu, ce sont les autres secteurs du savoir qui tiennent sa place, au risque de manquer de la compétence nécessaire (p. 205). C'est justement parce que la pensée théologique est mise en exil que les facultés de science tentent trop souvent de remplir le vide en se donnant une juridiction abusive dans un domaine qui ne leur appartient pas. De multiples conflits entre la science et la foi sont nés de cette carence de l'institution.

Il y aurait encore beaucoup à commenter de la pensée éducative de Newman : 1/ le rôle qu'il assigne au maître et à l'ascendant qui doit être le sien pour être en mesure de conduire ses élèves sur les chemins de la sagesse ; 2/ l'enjeu qu'il dessine d'une communauté éducative où les rapports humains ont une importance décisive dans la maturation du caractère et l'initiation à la vie sociale. C'est la définition nominale de toute université de se comprendre ainsi dans la polyvalence des disciplines, mais aussi celle des maîtres et des étudiants ;

3/ l'intérêt qu'il attache à ce qu'il appelle le genius locorum, c'est-à-dire la tradition qui s'inscrit dans un site et dans les monuments ; elle donne à respirer un parfum particulier venu du passé qui a inspiré des générations et souvent produit les grands modèles dont subsistent le souvenir et le portrait dans les halls de colleges ...

Dans ce descriptif trop rapide de l'éducation selon Newman, il n'est pas niable que les traits majeurs reflètent l'expérience qu'il a vécue lui-même depuis l'école de son enfance à Ealing jusqu'à ses premières années de scolar à Trinity College d'Oxford. Quand il devint tutor à Oriel, il s'épuisa à souhaiter une réforme qui favoriserait mieux l'équilibre de vie des étudiants et leur culture universitaire. Il prit alors conscience de la pesanteur des institutions et des responsables. Toute réforme ne peut-être qu'un défi que l'on se propose à soi et aux autres. Il a énoncé ce défi dans une formule qui évoque la paradoxe de l'éducation : elle commence par l'influence et elle finit dans le système .

 

Utopie ou réalisme ?

 

Ce défi qu'impose toute réforme à l'institution scolaire n'est-il pas encore plus fondamental au niveau même des principes et des orientations que commande chez Newman l'idée libérale qu'il se fait de la culture ? Celle-ci semble devoir s'affronter à deux objections que l'air du temps oblige à considérer.

La première surgit de l'évolution qui s'observe aujourd'hui au sein de l'institution enseignante. Le modèle éducatif qui se donne pour objectif la culture libérale telle que la présente Newman est-il pensable, moins encore réalisable, dans la conjoncture présente des études aux divers niveaux de scolarité ? Sans parler de la gravité d'une situation qui n'épargne ni le désordre ni la violence au lycée ou à l'université, il faudrait être aveugle pour ne pas voir grandir la désaffection à l'égard d'une formation générale et des disciplines qui ne préparent pas directement à une qualification technique et professionnelle. L'urgence d'une intégration des jeunes dans le monde du travail n'en vient-elle pas à instrumentaliser le savoir transmis par l'école pour placer ses élèves sur l'orbite de la production et de la sécurité qu'elle procure pour l'avenir ?

Certes, il y a là un débat qui, du reste, parce qu'il est un vrai débat de société, déborde le problème de l'école et des modèles éducatifs et pédagogiques dont elle se pourvoit pour accomplir sa mission. J'imagine pourtant que Newman, défié par la réalité qui est la nôtre, ne baisserait pas les bras. L'homo œconomicus n'est pas le tout de l'homme. Ce dernier est aussi un être de relations que n'épuise pas la contrainte du métier. Il se situe dans une famille, au cœur d'un groupe social dont il est solidaire. Il participe à la vie publique, ne serait-ce que parce qu'il est citoyen et qu'il exerce son droit d'électeur. Son univers n'est pas enclos dans le quotidien ; il a des loisirs, il voyage... Cette existence qui le projette au delà de soi, l'oblige à nouer des rapports, à faire des choix, à se motiver dans sa conduite, à dessiner son avenir, Qui, de quelque manière, ne cherche à s'égaler à son destin ?

Pourquoi, dès lors, une pédagogie qui cible le savoir-faire devrait-elle s'interdire le mouvement réflexe d'une conscience qui interroge ? Le comment des choses ne manque jamais de provoquer la question du pourquoi. Et l'esprit qui commande la connaissance n'est jamais absent des apprentissages du savoir. C'est vrai pour la première initiation scolaire à laquelle Newman attache tant d'importance, comme c'est vrai aussi pour les autres étapes sur le chemin du savoir. Celui-ci peut emprunter des voies parallèles aux lettres classiques ou aux sciences abstraites, il y aura toujours pour l'esprit humain matière à se déployer. Ne serait-ce qu'afin de comprendre et saisir la part de réalité qui se dissimule derrière les artifices et les manipulations, si techniques qu'ils puissent être. Quand Newman parle de gratuité dans la possession du savoir, il ne veut pas dire autre chose que ce qu'ont dit avant lui Aristote et Montaigne. S'il a pu privilégier les disciplines littéraires, c'est que son humanisme hérité d'Oxford l'avait formé dans cette voie. Mais il n'est pas douteux que son message, pour fondamental qu'il soit, par l'objectif culturel qu'il préconise, ne saurait exclure les modèles éducatifs issus de la modernité qui est la nôtre. On pressent combien le rôle du maître, auquel Newman attache tant d'importance, s'avère ici capital.

 

La culture n'est pas la foi

 

La seconde objection qui ne manque pas d'être faite concerne le rapport de la culture à la dimension morale et religieuse. Newman ne ferait-il pas une part trop belle à la culture, au point de laisser entendre qu'elle supplée à la voix de la conscience et à l'appel de l'Évangile ? Loin d'éluder la question. Newman précise, en effet, que la culture libérale ne préjuge nullement des choix de liberté, en particulier dans le domaine de la conscience morale et religieuse. Certes, il reconnaît que, par la discipline de l'étude qu'elle impose, la

rigueur intellectuelle dans l'exercice des facultés, l'effort dans l'acquisition des connaissances, la culture n'est pas sans avoir des implications d'ordre moral , aussi bien d'ailleurs que dans la vie de société que surtout dans les options de la conscience individuelle ; elle dispose à comprendre l'enjeu qu'elles représentent et les choix de vie qu'elles engagent. Mais il ne faut pas attendre de la culture ce qu'elle ne peut donner et ce qu'elle n'a pas l'ambition de donner. Lui demander de convertir les cœurs est aussi illusoire que de " tailler le granit avec un rasoir ou de retenir un bateau avec un fil de soie " (p. 246). Avec perspicacité, le Recteur de Dublin remarque :

 

Le savoir, comme savoir, exerce sur nous une influence subtile. Il nous retourne sur nous-mêmes, nous centre sur nous-mêmes ; il tend à faire de notre intelligence la mesure de toutes choses (p. 397).

 

Newman ne conteste pas que la science " ignore " le mystère et que la littérature tend à le " corrompre " (ibid). La culture fait le gentleman , elle ne fait pas des saints. Mais il ne suit pas de là que l'Église, dont la mission est de transmettre et de nourrir la foi, doive se mettre à distance, contester le droit à la culture, faute de pouvoir l'annexer ou la domestiquer. Il convient de lire les pages de l'Idea consacrées aux rapports de la science et de la foi et aux conclusions qu'en tire Newman pour la formation des étudiants et la responsabilité des maîtres et des chercheurs.

Ce réalisme évangélique dont il témoigne à l'égard des sciences positives — son temps a été celui de Darwin, dont il a reconnu le génie scientifique —, nous le retrouvons lorsqu'il traite de la culture littéraire. Quelle place en éducation doit tenir la lecture des écrivains et des auteurs profanes ? Assez frileuse, plus jalouse de son identité que de l'ouverture au dehors, la minorité catholique en Angleterre se tenait à l'écart des courants intellectuels de l'époque. Les évêques, surtout ceux d'Irlande, avaient du mal à comprendre le projet newmanien de création universitaire. Plus que sur le modèle oxonien, ils auraient bien vu son alignement sur celui d'une institution religieuse, voire d'un séminaire. On comprend que certains n'aient eu que défiance à l'égard d'œuvres littéraires risquant de contaminer les consciences. Ce fut la même querelle des auteurs profanes à l'école qui suscita en France la vive controverse où s'illustrèrent Lacordaire et Dupanloup .

Pour Newman, la solution est limpide : elle s'inspire de cet esprit libéral sans lequel on ne peut parler de culture authentique. Dans la Lecture ix de l'Idea (p. 409 sq), il exprime ses fortes convictions : " La littérature est l'expression de la vérité humaine, celle d'une nature à la fois de péché et de grandeur. " Elle est la " voix de l'homme naturel ". Ne vouloir que de bons livres, c'est s'enfermer dans une " contradiction " : c'est " vouloir de l'homme pécheur une littérature sans péché... c'est refuser de voir l'homme tel qu'il est ". On songe au mot de Gide selon lequel " on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments ". Newman met en garde :

Proscrivez... la littérature profane comme telle. Supprimez de vos manuels toutes les grandes manifestations de l'homme naturel ; votre élève les retrouvera toutes, en chair et en os, à la porte de votre salle de cours... Elles l'y attendront et le rencontreront, avec toute la fascination de la nouveauté, la séduction du génie ou du charme... Aujourd'hui, c'est un élève; demain il fera partie du monde. Aujourd'hui confiné dans la vie des saints, demain projeté dans Babel. C'est le monde qui devient l'université (p. 412 sq).

 

Certes, pour les plus jeunes, la prudence peut exiger d'expurger les pages sulfureuses des œuvres " païennes ". Il reste que c'est au nom même de la vérité que l'éducation doit présenter le visage de l'homme tel qu'il est. L'Église n'a pas à avoir peur de l'éducation libérale. " Elle ne redoute aucun savoir. Elle purifie tout " (p. 418). Elle tient de l'Évangile une vérité qui est d'un autre ordre. Comme son Seigneur, " elle sait ce qu'il y dans l'homme ". Son rôle n'est pas " d'interdire une vérité. Mais de veiller à ce qu'aucune doctrine

ne cherche à faire penser sous le couvert de la vérité, rien qui n'ait droit à se réclamer de la vérité " .

 

Propos inactuels?

 

Les considérations qui précèdent peuvent apparaître comme ces " propos intempestifs " qui ont fait la célébrité de Nietszche, au risque de sembler antimodernes. Mais quiconque s'affranchit des idées reçues ne prend-il pas un risque ? J'ai, pour ma part, le sentiment que la pensée éducative de Newman relève de ce qu'il faut bien appeler une utopie. Non au sens où l'on est que trop tenté de l'entendre pour la fuir. Mais dans le sens où l'utopie dessine un horizon de pensée et de valeur qu'il faut toujours viser sans être jamais assuré de l'atteindre. Du reste, le Recteur de Dublin était bien conscient d'aller à contre-courant puisqu'il laisse entendre que le modèle éducatif qu'il propose n'aura peut-être d'intérêt que pour une variété de l'espèce humaine en voie de disparition .

Il convient de comprendre la culture libérale dont il s'est fait l'apôtre non comme un programme, mais comme une perspective. Il a montré le cap ; il a désigné les voies qu'il pensait compatibles avec les réalités de son époque. Si la nôtre est différente et si les voies qu'elle doit emprunter ne sont plus tout à fait les mêmes, il reste que le cap à suivre demeure inchangé : c'est la discipline de l'esprit. Et cette formation devra toujours franchir les écluses d'un savoir livresque ou technique. Elle devra dépasser les cadres qu'un pouvoir, surtout étatique, est toujours suspect de vouloir établir pour conduire sa politique de réforme .

Ce qui compte, en définitive, c'est que l'école, à tous ses niveaux, puisse faire accéder à ce palier où la connaissance acquise ouvre les clefs d'une certaine sagesse qui permette à tout homme, en se jugeant soi-même, de juger le monde et l'histoire.

 

j. h.

 

 

 

Bibliographie sommaire

 

Du vivant même de Newman, une édition de ses œuvres parut à Londres, éd. Longmans, Green & Co. Elle comprend 37 volumes classés par l'auteur en 7 séries : Sermons – Treatises -Polemical – Essays – Historical - Theological- Litteraty. Ce corpus s'est complété d'écrits posthumes et de la nombreuse correspondance éditée récemment : Letters & Diaries, qui comprend 31 volumes, édités à Clarendon Press, Oxford.

Il existe des traductions françaises des principales œuvres. Elles constituent la collection des Écrits Newmaniens, malheureusement interrompue. Outre les Écrits autobiographiques et l'Apologia ou Histoire de mes opinions religieuses, il faut citer pour le sujet traité dans cet article : Sermons universitaires et l'Idée d'Université (Lectures de 1852) ; la Grammaire de l'Assentiment. Voir également le t. ii de l'Idée d'Université, les disciplines universitaires, édité par les Presses universitaires du Septentrion.

 

Résumé

Newman s'est toujours attaché aux problèmes de l'enseignement et de l'éducation. Devant la menace d'un savoir tout mécanique dans l'Angleterre de son siècle, il s'est voulu le témoin et l'avocat d'un projet d'éducation réservant toute sa place à la formation de l'esprit, n'ayant en soi d'autre fin que de maintenir à l'intelligence son droit et sa capacité de comprendre et de juger. C'est ce que Newman désigne sous le nom de culture libérale. Celle-ci garde ses droits et son actualité, malgré les nouveaux apprentissages du savoir et les nouveaux modèles culturels.