" Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis.

"

SAINT-EXUPERY, Le Petit Prince.

 

Les réflexions de l'auteur sur les rapports du monde moderne avec la culture ont été rédigées avant les attaques terroristes du 11 septembre à Manhattan. Le débat que ces attentats ont déclenché sur le choc des civilisations montre que la conscience d'appartenir à une civilisation particulière, à une culture, et d'avoir le devoir de la défendre, fût-ce au prix fort, ne disparaissent jamais complètement. La culture comme exception ne serait-elle qu'une parenthèse ? LP

 

LE MONDE ACTUEL ne comprend plus guère le mot culture. La culture, c'est comme la mythologie des pays de l'Antiquité : elle répandait comme une aura de sacré, de mystère et de beauté sur toutes les activités humaines. Mais peu à peu les Anciens ont cessé de croire à leurs dieux. Certes ils les invoquaient encore en public, mais rentrés chez eux, ils laissaient transparaître que, pour eux, tout cela n'était que figures de rhétorique, et ils revenaient aux choses concrètes et sérieuses : le boire, le manger, le sexe, le sommeil.

La culture disparaît de notre monde comme les dieux ont déserté le monde antique. Le monde post-moderne, le nouvel ordre mondial sera positif, productiviste, son unique effort tendra à accroître toujours plus vite le PNB, ce produit national brut qui est la seule mesure des richesses produites. Et qu'y a-t-il donc comme autres richesses que celles-là ? Pour accélérer ce processus, on ouvrira les frontières, on généralisera la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des hommes. On portera jusqu'à l'incandescence la libre concurrence, on brassera tout, hommes et choses. Et l'on fera taire les états d'âme toujours bizarres, capricieux et déraisonnables des peuples.

Pourtant tout le monde sent confusément que c'est dommage, qu'avec la fin de la culture, c'est comme un charme flottant sur les choses qui s'évapore. L'homme d'aujourd'hui se croit " sérieux ", " avancé ", mais il ressent malgré lui comme une nostalgie. Alors voici ce qu'il propose : " Ne pourrait-on pas ériger un réduit culturel protégé, comme on a constitué des réserves d'Indiens pour éviter que ces peuplades dégénérées et inutiles disparaissent tout à fait ? Oui, on concédera un "réduit culturel", qui sera régi par des règles certes surannées, mais indispensables pour le conserver ". Pour ce réduit on " fera exception ", on acceptera " l'exception culturelle ".

 

Les deux sens du mot culture

 

En réalité, il existe deux acceptions du mot " culture ". Dans un sens étroit, la culture couvre l'ensemble des activités humaines tendant à former et éduquer le corps, le cœur et l'esprit, et à faire découvrir derrière les réalités matérielles le sens de la vie et de la destinée humaines. Pratiquer le sport, contempler et produire des œuvres d'art, développer les disciplines purement intellectuelles telles que les mathématiques, la littérature, la philosophie, la théologie, tels sont les objets de la culture en ce sens restreint. C'est en faisant référence à cette acception restreinte que l'on dira d'un homme qu'il est ou non " cultivé ", selon qu'il connaît et sait apprécier ou non la peinture, la musique, l'histoire, etc. Des activités culturelles ainsi conçues se distingue l'immense champ des activités pratiques : industrie et commerce, gouvernement et administration de la Cité, création et entretien des équipements collectifs, action sanitaire, défense nationale...

Mais le mot " culture " peut être utilisé dans un sens beaucoup plus compréhensif : la culture d'un peuple, c'est alors le sens que ce peuple trouve dans la vie et la manière dont il traduit cette perception dans tous les domaines de l'activité humaine. C'est ainsi que l'on va parler de " culture d'entreprise " pour signifier l'ensemble des finalités, des modèles de relations humaines et des procédures qu'une entreprise retient comme étant siennes, comme devant présider à son développement.

Certaines langues utilisent le mot " culture " dans un sens qui se rapproche beaucoup de l'idée de " civilisation ". Ainsi en est-il en allemand du mot Kultur. Lorsque Bismarck déclenchait son Kulturkampf, ce n'était certainement pas dans son esprit un choix gouvernemental entre le classicisme et le romantisme, entre le grégorien et la musique baroque, en somme une querelle d'esthètes. Non, c'était un véritable combat de civilisations. Si le pape Jean Paul II s'engage si souvent pour la défense de la culture, c'est qu'il donne à ce mot un contenu dont la richesse renvoie à la définition la plus large. Et voici comment le concile Vatican II définissait la culture : " Au sens large, le mot "culture" désigne tout ce par quoi l'homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps ; s'efforce de soumettre l'univers par la connaissance et le travail ; humanise la vie sociale, aussi bien la vie familiale que l'ensemble de la vie civile, grâce au progrès des mœurs et des institutions ; traduit, communique et conserve enfin dans ses œuvres, au cours des temps, les grandes expériences spirituelles et les aspirations majeures de l'homme, afin qu'elles servent au progrès d'un grand nombre et même de tout le genre humain . " Cette définition est précieuse, car elle se réfère à une définition large, mais on y trouve aussi, comme enchâssée dans celle-ci, la définition de la culture au sens restreint.

Dans son sens large, la culture ne constitue pas un domaine particulier d'activité, mais une dimension qui marque de son empreinte toute activité humaine. Dès lors les activités culturelles au sens étroit ne sont que l'efflorescence et le parfum de chaque culture comprise au sens large. Qui n'a pas ressenti, en franchissant une frontière, cet étrange dépaysement, ce changement d'ambiance, de manières, de style ? Mais le style n'affecte pas seulement l'architecture ou la peinture, car, comme disait Buffon, le style, c'est l'homme, l'homme complet.

À y regarder de près, il y a lieu de distinguer entre culture et civilisation. La civilisation, c'est la poursuite par les peuples du Vrai, du Bien, du Beau. La culture, c'est le génie particulier, l'originalité, et même la fantaisie avec lesquels chaque peuple s'efforce d'atteindre à la civilisation. Chaque peuple a sa culture, parce que chaque peuple a une personnalité qui s'épanouit dans la liberté. Le développement des activités culturelles au sens étroit revêt certes une grande importance pour chaque peuple, et doit donc être respecté. Mais ce développement ne peut durer et atteindre à la splendeur que s'il se rattache vitalement à la montée de la civilisation chez le même peuple.

 

I- RALLIEMENT QUASI GENERAL A LA CULTURE COMME " EXCEPTION "

 

Croire qu'on respecte un peuple en accordant à ses " activités culturelles " et à ses " biens culturels " un statut protégé, toutes ses autres activités étant soumises à un régime juridique de droit commun qui ignore leur dimension spirituelle, et à ce titre manipulées, réglementées sans limites, uniformisées, c'est condamner toute culture au sens large à la perversion d'un pur utilitarisme, et toute culture au sens étroit à une mort lente. Voilà pourtant où nous poussent bien des États, la plupart des grandes organisations internationales, par exemple hier le GATT et aujourd'hui l'OMC , et aussi l'Union européenne.

Il est vrai que cette perversion politique a été longuement préparée et facilitée par un affaissement séculaire de la civilisation, en particulier par une dissociation du " fonctionnel " et de l'esthétique. Le fonctionnel est dénué de toute prétention à la beauté. Il sert au confort de l'estomac et des fesses, mais n'élève pas l'esprit. Les siècles qui nous ont précédés ne faisaient pas ces distinctions. Pour nos pères, le bec d'une fontaine, le ciselé d'une fourchette, la façade d'une maison, la lame d'une épée, l'étrave d'un vaisseau, la portière d'un carrosse, et jusqu'au style des " commodités de la conversation " — expression précieuse qui, par sa précocité fonctionnelle, sonne comme un anachronisme en plein XVIIe siècle —, tout était occasion de beauté.

 

Le ralliement du législateur français : le " 1 % culturel "

 

Dès 1951, une loi française a institué le " 1 % culturel ", par lequel 1 % du coût de construction de certains bâtiments publics — collèges, hôpitaux... — doit être consacré au financement d'une œuvre d'art contemporain destinée à embellir l'établissement en cause. Alarmante disposition ! Le législateur ne pensait-il pas que la beauté avait totalement déserté l'architecture publique moderne, que l'on en était arrivé au " 0 % culturel ", et qu'il fallait donc au moins prévoir un " réduit culturel " qui nous sauverait du pur néant ? Lorsque l'on songe aux collèges Pailleron, et aussi aux barres d'HLM que l'on doit aujourd'hui foudroyer à grands frais parce qu'elles sont moins utiles debout qu'à l'état de ruines, on doit reconnaître que cette crainte n'était pas excessive.

Il faudrait aussi se demander ce que valent ces œuvres financées par le 1 %. Peut-on vraiment espérer qu'en partageant la construction en deux lots distincts, l'un figurant pour 99 % au devis estimatif, l'autre y figurant pour 1 %, ce sera forcément le lot de 1 % qui sera le plus beau ?

On rétorquera peut-être que pour qu'une construction soit belle à tous égards, il faut y consacrer beaucoup de crédits, donc faire voter beaucoup d'impôts. Mais si vous pensez ainsi que la source essentielle du beau est l'argent, tournez-vous vers la partie la plus pauvre du pays, vers les villages paysans de l'ancienne France. Dans ces villages, la beauté n'était-elle pas partout ? Pas par le luxe des matériaux, pas par le recours aux plus grands artistes. Mais parce que la beauté est comme la signature extérieure de la santé intérieure et de la noblesse d'âme. Le paysan, dont la vie était comme immergée dans la nature, imitait sans même s'en apercevoir la manière inimitable du Créateur, faisant à son école presque aussi bien que Lui.

 

La culture, une exception selon l'Union européenne

 

Les articles 28 et 29 du traité CE interdisent les restrictions quantitatives à l'importation et à l'exportation entre les États membres, autrement dit les contingents douaniers. Toutefois l'article 30 CE introduit " l'exception culturelle ", autorisant les interdictions ou restrictions d'importations, d'exportations et de transit tendant à la " protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ". Puis, regrettant d'avoir été trop généreux, le même article précise : " Toutefois, ces interdictions ou restrictions ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres. "

De même, l'article 87 CE § 1, dispose que sont interdites " les aides accordées par les États... sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ". Toutefois le paragraphe 3 du même article introduit " l'exception culturelle " en autorisant " les aides destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine ". C'est à ce titre que la France, par exemple, a pu se permettre, sans s'attirer pour le moment les foudres des instances européennes, de mettre en place un système assez efficace de soutien au cinéma des auteurs français, par l'institution de l'avance sur recettes, et surtout du Fonds de soutien alimenté par une taxe prélevée sur chaque ticket de cinéma vendu en France. Français, vous ne regardez plus que des films américains ? Vous contribuez quand même, fût-ce sans le savoir, à financer la production des films français. Toutefois il est juste de reconnaître que nos échecs commerciaux ne sont pas dus seulement à l'impérialisme d'Hollywood, mais aussi trop souvent, hélas ! au mauvais goût et à la perversité de nos œuvres subventionnées.

Cependant ces aides à la culture et au patrimoine ne sont admises que si " elles n'altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence dans la Communauté dans une mesure contraire à l'intérêt commun ". Toujours cette manière de reprendre d'une main ce qu'on a concédé de l'autre !

C'est dès leur origine que les traités européens ont conçu la culture comme une exception. Robert Schuman, un des principaux inspirateurs de ces traités, écrivait : " Le droit de veto est incompatible avec une telle structure [communautaire] qui suppose le principe des décisions majoritaires... Tel est le sens de la supranationalité... " Mais il ajoutait que celle-ci " ne saurait... s'appliquer au domaine de la culture, respectueuse de toutes les particularités " . Ainsi, pour Robert Schuman, la culture était à concevoir comme un domaine délimité faisant exception au principe de supranationalité.

 

L'Organisation mondiale du commerce et l'exception culturelle

Si l'on passe de l'Europe au monde, et de l'Union européenne à l'OMC, on retrouve la même conception de la culture comme exception. Dans le traité de Marrakech du 15 avril 1994, qui a clôturé l'Uruguay round, il n'est même pas question de culture. Le débat culturel est sous-jacent à une partie du traité, l'AGCS, initiales désignant " l'Accord général sur le commerce des services ". Tout ce que l'Union européenne considère comme culturel représente pour l'AGCS des " services ".

Ce n'est pas dans l'accord lui-même que l'exception culturelle est admise. Simplement les États et organisations internationales qui participaient aux négociations pouvaient présenter des " listes " de dérogations, exemptions, rejet de certaines mesures de libéralisation prévues à l'accord. Ces listes furent certes enregistrées en annexe à l'accord, sans lui être intégrées. Cette conception rédactionnelle confère à la culture un caractère exceptionnel à un double titre. D'une part, le droit commun mondial ignore la culture et ne lui reconnaît aucun régime juridique propre. D'autre part, les exceptions admises sont spécifiques à un ou plusieurs États ou organisations, et différentes d'un État ou d'une organisation à l'autre. Ainsi la conception applicable au monde entier est pire que celle, déjà insatisfaisante, applicable à l'Europe en vertu de son droit propre. Au plan mondial, " sauf exceptions ", la culture n'existe pas. Il n'existe que " le commerce des services ".

Lors de la négociation de l'Uruguay round, une discussion dont l'enjeu était généralement mal perçu, mais qui était en fait fondamentale, opposait les tenants de l'exception culturelle et ceux de l'exclusion culturelle. Si ces derniers l'avaient emporté, les activités culturelles auraient été exclues dans l'accord lui-même, l'exclusion aurait constitué le droit commun. Aucune " liste " n'aurait dès lors été nécessaire. Ce n'est pas ce qui a été retenu. La conception anglo-saxonne du " tout commercial " l'a emporté. Avec l'accord de l'Europe et de ses États membres. Il est clair que pour la culture, des régimes d'exception constituent une situation beaucoup plus fragile et restrictive qu'un régime mentionnant la culture comme exclue de l'accord.

Avant le traité de Marrakech et en vertu des précédents " rounds " de négociation, les activités culturelles n'entraient pas dans le champ de compétence du GATT. C'était bien le régime de l'exclusion qui prévalait. Lorsque les négociateurs européens sont revenus en triomphateurs de l'Uruguay round, proclamant qu'ils avaient su préserver l'exception culturelle, ils ont donc fait de la désinformation, dissimulant la défaite juridique majeure qui se cachait dans ce prétendu triomphe, et par laquelle la culture passait du régime de l'exclusion à celui de l'exception.

Il est vrai que le pire a été évité à Marrakech. Une libéralisation intégrale, pour les services comme d'ailleurs pour les produits, comporte deux instruments redoutables : 1/ la clause de la nation la plus favorisée ; 2/ la règle du traitement national. En vertu de la clause de la nation la plus favorisée (article II de l'AGCS), tout État accordant un traitement de faveur à un autre État doit automatiquement l'étendre à tous les États signataires de l'accord en cause, en l'occurrence, l'AGCS. Cette solution aurait été catastrophique pour l'Europe, dans le domaine culturel, mais aussi dans beaucoup d'autres domaines réputés non culturels, dans la mesure où l'Union européenne maintient une " préférence communautaire ", c'est-à-dire un régime plus favorable dans les échanges entre États membres qu'avec les États tiers. Pour des motifs très honorables de soutien au développement, elle accorde aussi des régimes préférentiels à certains pays en voie de développement, notamment aux pays ACP de la convention de Lomé. Il est vrai que, depuis l'Acte unique de 1986 et le traité de Maëstricht de 1992, l'Union européenne brade de plus en plus ce principe de la préférence communautaire, et même les préférences accordées aux pays pauvres, trahissant par là l'esprit des traités fondateurs.

La règle du traitement national (article XVII de l'AGCS) est peut-être encore plus dangereuse. Elle oblige tout État membre de l'OMC à accorder aux fournisseurs de services de tout autre membre un traitement non moins favorable que celui qu'il accorde à ses propres fournisseurs de service. Par exemple, si la France, comme c'est le cas, on l'a vu, soutient par des aides financières sa production cinématographique, elle devrait, si cette règle s'appliquait à elle, accorder les mêmes aides financières à Hollywood. Si d'ores et déjà, environ 80 % des films projetés dans nos salles sont américains, qu'en serait-il si en vertu du traitement national la France subventionnait les films américains exploités chez elle ?

C'est spécialement sur l'application de ces deux clauses meurtrières que l'Europe a finalement tenu bon en refusant d'accepter leur extension au domaine culturel.

 

II- COMMENT L'UNION EUROPEENNE A MIS EN ŒUVRE L'EXCEPTION CULTURELLE

 

Sauvegarder l'exception culturelle comporte deux aspects. Il s'agit, ratione materiae, de sauvegarder les domaines d'action à considérer comme culturels, et de ne pas réduire encore le réduit. Il s'agit encore, ratione loci, de protéger des pressions externes la liberté, l'originalité et la vitalité culturelles des nations. En examinant successivement les principales pièces du dispositif culturel européen, nous verrons que nous sommes loin du compte.

 

L'article 151 CE

Le traité de Maëstricht — une fois n'est pas coutume — a innové positivement, allons ! disons le mot, a positivé en matière culturelle. Il a en effet créé un nouvel article 128 CE, qui prescrit notamment ceci : " 1.- La Communauté contribue à l'épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun. " C'est peut-être la seule fois où le traité de Maëstricht évoque la nation et, chose inouïe, pour souligner qu'il faut la respecter. D'autre part, en recommandant l'épanouissement des cultures, il se tourne nettement vers l'avenir, n'enfermant pas la culture dans un musée. Bien plus, il ajoute : " 4.- La Communauté tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions du présent traité. "

Même si le puîné traité d'Amsterdam ne fait sur cet article que broder et bredouiller des redondances, et surtout changer son numéro (il devient l'article 151 CE), ne chicanons pas notre satisfaction : quoi ! l'action communautaire au titre de l'agriculture, de l'énergie, de la recherche, de l'environnement, du marché unique, des transports, du commerce extérieur, de l'industrie, de la cohésion économique et sociale, de la monnaie, de la politique économique, et j'en passe, doit " tenir compte des aspects culturels " ? Mais c'est une révolution ! Essayons de mesurer la portée de cette révolution.

Primo : ce sera une révolution si la réglementation et les pratiques dérivées donnent toute leur ampleur à ces bonnes intentions. Comme disaient les Lacédémoniens : " Si... " À en juger par le sort qui a été réservé concrètement au principe de subsidiarité, introduit à son de trompe dans le traité de Maëstricht, le doute reste permis et même recommandé. Secundo : n'allons pas croire que l'Union européenne se serait subitement convertie à la conception large de la culture : ces dispositions ne voudraient-elles pas dire en effet que toute action communautaire comporterait " une dimension culturelle " ? Les textes ne disent pas cela. Si les autorités aériennes donnaient aux pilotes la consigne suivante : " Tout pilote apercevant un objet volant non identifié tiendra compte dans sa manière de piloter de la nécessité d'éviter une collision avec lui ", cela voudrait-il dire que toute l'atmosphère serait subitement peuplée d'OVNI ? Ce que signifient les dispositions précitées de l'article 151 CE, c'est simplement ceci : toute action de la Communauté qui viendrait à rencontrer un objet culturel devra en tenir compte afin de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures. C'est évidemment beaucoup mieux que de ne pas en tenir compte. Mais cela ne change rien à la dimension et au nombre des objets culturels existants.

 

La télévision sans frontière

Si l'on examine comment l'Union européenne a tiré parti, en droit interne, de l'exception culturelle qu'elle a sauvegardée pour elle au niveau mondial, on trouve principalement les dispositions relatives à la télévision. La directive européenne relative à l'exercice d'activités de radiodiffusion télévisuelle , appelée " directive télévision sans frontière ", prévoit la nécessité de protéger, notamment par un quota, la diffusion dans la Communauté des œuvres européennes : " Les États membres veillent... à ce que les organismes de radiodiffusion télévisuelle réservent à des œuvres européennes... une proportion majoritaire de leur temps de diffusion... " (article 4). Il s'agit donc d'une protection de type " géographique ", selon la typologie retenue plus haut : l'Europe se défend contre le reste du monde. Cependant cette disposition, à première vue positive, présente plusieurs aspects restrictifs :

1/ Le dispositif protecteur européen vis-à-vis des œuvres culturelles tierces ne porte que sur la télévision. Et le cinéma ? Et le théâtre ? Et la musique ? Et la danse ? Et, et, et... ? On voit que le champ culturel protégé est limité. Dans l'hôtel culturel de l'Union européenne, c'est peut-être une des chambres les plus vastes, mais ce n'est qu'une chambre.

2/ Les quotas ne protègent que les œuvres " européennes ". En revanche la directive exclut explicitement toute protection similaire qui pourrait être instituée par un État membre pour des œuvres nationales. Le concept d'œuvre nationale n'existe pas, et l'article 2 bis, § 1, dispose : " Les États membres assurent la liberté de réception... d'émissions télévisées en provenance d'autres États membres. " Seules sont prévues des exceptions à cette règle pour des motifs de protection des mineurs ou de barrage aux incitations à la haine. Pour l'Union européenne, les nations membres sont sans doute dénuées de spécificités culturelles télévisuelles. L'Union européenne applique à l'Europe la même conception que l'OMC au monde : la spécificité culturelle des nations n'a pas droit à l'existence.

3/ Toute activité de radiodiffusion télévisuelle relève de la compétence législative et réglementaire d'un seul État membre, celui d'où proviennent les émissions. Ainsi, un État membre, en vertu de l'article 2 bis précité, n'a pas le droit de réglementer la diffusion sur son territoire des émissions télévisées, dès lors que ces émissions sont considérées comme ayant pour origine un autre État membre. Voilà comment on arrive à déposséder les nations de leur liberté réglementaire, sans même transférer cette compétence à la Communauté, seulement à un autre État !

 

Le prix fixe du livre

Les deux tiers des États membres de l'Union européenne ont instauré un système de " prix fixe du livre ". En vertu de la loi française en la matière , tout éditeur ou importateur de livres doit imposer un prix de vente au public, applicable par tout détaillant, avec seulement une possibilité de rabais de 5 % au maximum. Cette loi est fondée sur la reconnaissance que le livre n'est pas seulement un bien marchand, mais un véhicule de la culture ; qu'à ce titre, il doit échapper à certaines des règles applicables en matière commerciale. Le prix fixe du livre se propose et a eu effectivement pour résultat de maintenir un réseau dense de librairies sur l'ensemble du territoire, les librairies traditionnelles n'étant plus menacées de disparition, comme le sont d'autres petits commerces, par l'effet des rabais substantiels consentis par les grandes surfaces ; d'assurer une égalité de tous les citoyens devant le livre, puisqu'ils paieront le même prix quel que soit le lieu de leur achat ; de sauvegarder la diffusion des livres techniques, plus restreinte que celle des livres populaires. En effet les grandes surfaces limitent leurs ventes aux ouvrages de grande diffusion.

Par trois fois, en 1997, en 1999, et encore le 12 février 2001, le Conseil de l'Union européenne a demandé à la Commission d'étudier si et comment les règles relatives à la concurrence et celles relatives à la culture pourraient être conciliées pour rendre licites des systèmes de prix fixes du livre communs à plusieurs États membres usant de la même langue. Le 20 novembre 1998, le Parlement européen a pris une position semblable.

La question du prix fixe du livre se pose en effet de façon différente à l'intérieur d'un État membre et dans les relations entre États membres. Les dispositions du traité CE sur la libre circulation des biens et services et sur la libre concurrence ne font référence qu'aux relations entre États membres. Le traité est muet sur les pratiques qui, par hypothèse, n'affecteraient la libre concurrence qu'au sein d'un État membre donné. Mais la Commission n'en démord pas. Elle a condamné plusieurs systèmes nationaux de fixation du prix du livre. Sourde aux sollicitations du Conseil et du Parlement, elle maintient son opposition à tout système dont les effets dépasseraient les frontières d'un État membre. En janvier 1998, elle a condamné un accord passé entre les professionnels autrichiens et allemands du livre, qui étendait l'application du prix fixe à leurs échanges transfontaliers.

Se pliant aux exigences de la Commission, les deux États germanophones ont donc cherché à établir deux systèmes nationaux séparés. En août 2000, l'Autriche a adopté une loi qui applique, comme en France, la règle du prix fixe également aux importateurs. Quant à l'Allemagne, après avoir retenu la formule de l'accord interprofessionnel, elle s'oriente aujourd'hui vers l'élaboration d'une loi imitant les modèles autrichien et français. Mais ces tentatives ne résolvent rien. Par une disposition sur les importations, il y a bel et bien établissement de règles susceptibles d'affecter le commerce entre États membres. Et il est fort improbable que la Commission accepte dans des lois ce qu'elle a rejeté dans des accords privés. Selon la Commission, des nations parlant la même langue n'ont pas le droit de défendre en commun leur production littéraire. Si ce sont les traités qui imposent pareille absurdité, qu'on les change !

Reste la Cour de justice européenne. Dans le passé, elle a accepté le principe de systèmes nationaux de prix fixes du livre comme compatible avec le droit communautaire. Mais c'était avant la transformation du marché commun en marché intérieur le 1er janvier 1993, en application de l'Acte unique européen de 1986 — traité qui marque le début de la pollution de l'Europe par l'idéologie néo-libérale —, et avant la création de l'article 128 CE (devenu plus tard 151 CE) sur la culture, par le traité de Maëstricht de 1992. Ces deux nouveautés fournissent des armes dialectiques pour une escalade entre le camp des " commerciaux " et le camp des " culturels ". Du côté des " commerciaux ", la nouvelle arme, c'est le marché intérieur, c'est-à-dire " un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée... " (article 13 de l'Acte unique). Du côté des " culturels ", nous avons déjà vu que l'article 151 CE oblige la Communauté à tenir compte dans toutes ses actions des aspects culturels. La Cour de justice a rendu le 3 octobre 2000 un arrêt dans l'affaire C-9/99 relative à la pratique du prix fixe du livre. Le demandeur soutenait que l'instauration du marché intérieur devait entraîner la condamnation même des systèmes purement nationaux du livre, l'espace sans frontières intérieures étant un concept qui va au-delà des articles préexistants des traités qui ne condamnent que les atteintes au libre commerce entre États membres.

Dans son arrêt, la Cour de justice ne dit pas un mot sur la dialectique entre liberté du commerce et culture. Pas un mot sur l'article 151 CE. La question culturelle reste totalement en dehors de son argumentation. C'est à croire que la question culturelle l'embarrasse. Pourtant, malgré l'introduction dans les Traités du concept de marché intérieur, la Cour maintient sa jurisprudence antérieure. En effet, selon elle, un nouveau principe général qui ne comporte pas de dispositions d'application ou qui ne modifie pas les dispositions d'application existantes ne justifie pas un changement de jurisprudence. Or le " principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ", introduit par le traité de Maëstricht, n'a pas été assorti de dispositions d'application. Et en introduisant le concept de " marché intérieur ", l'Acte unique n'a pas modifié corrélativement les dispositions des traités sur la concurrence.

C'est le manteau de Noé jeté sur les aspects contraires au respect de la concurrence inclus dans les lois sur le prix fixe du livre. Pour combien de temps une telle indulgence, à laquelle la Cour de justice ne nous a guère habitués ? L'évolution de la jurisprudence ne se laisse pas prévoir à la boule de cristal. Il subsiste donc là une zone potentielle de friction entre les principes sacrés de la libre concurrence et la prise en considération, désormais obligatoire, des aspects culturels.

 

Sport et culture

La Cour de justice s'est prononcée dans une autre affaire où l'on ne retrouve guère la mansuétude qu'elle a montrée à propos du livre. Par le célèbre arrêt Bosman du 15 décembre 1995 elle a interdit à des clubs sportifs d'un État membre de limiter dans leur équipe, lors de compétitions, le nombre de joueurs ressortissants d'un autre État membre. La seule exception à cette interdiction est concédée lorsque ce sont des équipes nationales qui s'affrontent. Et lorsqu'à la fin de son contrat, un joueur se fait recruter par un club d'un autre État membre, le club qui perd ce joueur ne peut exiger du club qui le recrute le versement d'une indemnité.

Les clubs, leurs membres, leurs supporteurs, ont, lorsque s'engage une compétition internationale, le vif sentiment de défendre l'honneur et les couleurs du pays auquel ils appartiennent. Il y a dans le sport une dimension patriotique et une dimension culturelle évidentes, du moins lorsque le sport ne s'est pas perverti par l'amour exclusif de l'argent. Dans une déclaration télévisée lors des Jeux olympiques de Sydney , M. Alain Mimoun, évoquant sa déjà lointaine médaille d'or au marathon des Jeux olympiques d'été de Melbourne (Australie également, 1956), se désolait de la dérive mercantile du sport depuis cette époque : " Moi, je n'étais rien, mais je savais que je représentais un grand pays, la France. C'est à elle seule que je pensais alors ! " Une belle leçon pour notre époque. Cette signification du sport explique que les associations sportives avaient introduit dans leurs règlements des clauses restrictives sur le recours à des étrangers dans des compétitions internationales. Cela, la Cour de justice croit devoir le détruire. Et au nom de quoi ? De l'article 39 CE (48 CE à l'époque de l'arrêt) qui dispose : " 1/ La libre circulation des travailleurs est assurée à l'intérieur de la Communauté. 2/ Elle implique l'abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne l'emploi, la rémunération et les autres conditions de travail. "

Il ne faudrait pas croire que, ce faisant, la Cour de justice cherche à protéger un droit de l'homme, en l'occurrence la liberté de circulation des personnes. L'article 39 CE appartient à une partie du traité CE tendant à instituer la libre circulation des facteurs de production. Dans cette troisième partie, le titre I assure la libre circulation des marchandises, et le titre III, la libre circulation des personnes, des services et des capitaux. Des personnes ? Mais dans ce titre III, l'article 39 ne traite que des travailleurs, et non des personnes en général. Et le vocabulaire de cet article ne trompe pas : il y est question, nous l'avons vu, de travailleurs, d'emploi, de rémunération, de conditions de travail. Nous sommes bien dans le domaine de l'économie. Et la Cour écarte l'argument invoquant l'analogie entre sport et culture (point 78 de l'arrêt). Quant à l'interdiction pour un club qui perd un joueur de réclamer une indemnité au club qui le recrute, elle méconnaît le fait, économique celui-là, mais aussi sociologique et culturel, que les clubs modestes sont une pépinière de joueurs de premier plan, et que ces transferts de joueurs s'effectuent des clubs modestes vers les clubs puissants, et non l'inverse, évidemment. En recrutant sans indemnité des joueurs formés par les petits clubs, les grands clubs s'approprient l'investissement de formation consenti et financé par ces petits clubs.

Ainsi, la Cour de justice, par son arrêt Bosman, mine les deux champs, matériel et géographique, identifiés plus haut dans la culture. Ratione materiae, il transfère le sport du secteur culturel dans le secteur marchand, encourageant la tendance, hélas ! trop réelle, qu'a le sport de nos jours à se réduire à l'appât du gain. Ratione loci, il prive les cœurs de tout motif de vibrer dans les compétitions pour le triomphe de leurs couleurs nationales, qui n'abritent plus en fait que des champions liés par des intérêts financiers de circonstance et sans racines dans le terroir.

Faut-il voir une réaction contre la jurisprudence Bosman dans la " Déclaration relative aux caractéristiques spécifiques du sport et à ses fonctions sociales en Europe devant être prises en compte dans la mise en œuvre des politiques communes ", que le Conseil européen a faite sienne au cours du sommet de Nice de décembre 2000, indépendamment du traité adopté lors du même sommet ? Certains passages de cette déclaration le donnent à penser. Le Conseil européen souligne " les fonctions sociales, éducatives et culturelles du sport ", peut-être en opposition aux tendances mercantiles qui l'envahissent. Il souligne que " l'autonomie des organisations sportives " doit s'étendre non seulement " aux règles spécifiquement sportives ", mais aussi à " la constitution des équipes nationales ". Il reconnaît que " les fédérations sportives... sont fondées à prendre les mesures nécessaires à la préservation de la capacité de formation des clubs qui leur sont affiliés et à la qualité de cette formation ". Pour lui, " l'évolution du régime des transferts " doit tenir compte " des besoins spécifiques du sport ". En tout cas, si le Conseil européen visait par cette déclaration la Cour de justice, c'est avec une délicatesse extrême, sans aller jusqu'à lui imposer un renversement de jurisprudence.

 

Liberté nationale et supranationalité dans les négociations internationales

 

Robert Schuman estimait que la supranationalité, c'est-à-dire le vote majoritaire, " ne saurait... s'appliquer au domaine de la culture, respectueuse de toutes les particularités ". En examinant les procédures de l'Union européenne pour les négociations internationales en matière culturelle, on découvre indirectement que l'Union ne respecte guère sa recommandation. L'article 133 CE dispose qu'en matière de négociations d'accords commerciaux, c'est la Commission qui conduit les négociations " dans le cadre des directives que le Conseil peut lui adresser ", et à cet effet, " le Conseil statue à la majorité qualifiée ". Mais, objectera-t-on, nous ne sommes pas ici dans le domaine " commercial ", mais dans le domaine " culturel ". N'y a-t-il pas d'autres règles, plus protectrices des libertés nationales, dans ce domaine-là ? En effet, l'article 300 CE, § 2, 1er alinéa, dispose que " le Conseil statue à l'unanimité lorsque l'accord négocié avec des États tiers ou des organisations internationales porte sur un domaine pour lequel l'unanimité est requise pour l'adoption de règles internes ".

Nous voilà donc condamnés à rechercher le mode de décision du Conseil pour les règles internes en matière culturelle ! N'exigerait-il pas l'unanimité ? Malheureusement, dans le labyrinthe des modes de fixation des règles internes en matière culturelle, il y a de quoi se perdre. En effet, certains modes de décision exigent l'unanimité, d'autres se contentent de la majorité, enfin, pour certaines mesures, le mode de décision n'est pas indiqué. Dès lors, quel enseignement en tirer pour appliquer la disposition de l'article 300 CE, § 2 ? La réponse est probablement que l'unanimité est requise en matière culturelle, mais ce n'est qu'une conjecture au vu de la tendance dominante des textes.

L'article 300, § 2, fait irrésistiblement penser aux jeux de pistes scouts, ou encore à " l'enseignement programmé " : chaque étape atteinte renvoie à une autre. " Question 36 : le Conseil statue-t-il à l'unanimité ? Oui ? Sautez à la question 75 ! Non ? Revenez à la question 17. " Manière de légiférer détestable par son imprécision, comme il arrive si souvent en droit communautaire. Et la revue de détail des procédures de décision en matière culturelle montre que l'autonomie nationale en la matière n'est pas toujours garantie dans l'Union européenne, en dépit du vœu fondateur de Robert Schuman.

 

III- PEUT-ON FAIRE CONFIANCE AUX GARANTS DE L'EXCEPTION CULTURELLE ?

 

Interprétation des textes en vigueur et jurisprudence

Que se passe-t-il lorsque les règles de droit positif sont incertaines, comme celles que l'on vient de mentionner, et donnent lieu à des litiges auxquels aucune clause de sauvegarde ne permet d'échapper ? Ce sont les instances arbitrales ou juridictionnelles communes, mises en place par le traité en cause, qui auront le pouvoir d'interprétation en dernier ressort. Dans le cas du traité de Marrakech, c'est " l'Organe de règlement des différends " (ORD). Cet organe est institué par l'article 2 de l'annexe 2 du traité, intitulé " Mémorandum d'accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends ". Or l'article III, § 3, du traité de Marrakech dispose que l'OMC administrera le mémorandum d'accord en cause. C'est donc un organe de l'OMC qui précisera ce qu'il faut entendre par culture, et quelle extension il convient de donner aux exceptions dérogatoires au droit commun concédées par le traité de Marrakech. Comme il s'agit de dérogations, il ne faut pas s'attendre à une interprétation extensive. Si l'ORD est saisi par un prurit d'interprétation restrictive, aucun État, et pas même l'Union européenne, ne pourront s'y opposer.

Dans le cas de l'Union européenne, ce sont la Commission et, en dernier ressort, on l'aura deviné par les exemples précités du livre et du sport, la Cour de justice. Soit à la demande d'un État membre, soit de sa propre initiative, la Commission saisit la Cour de justice pour lui faire trancher si un État membre a manqué à une de ses obligations. Au cas où l'État membre condamné ne s'incline pas, la Cour de justice peut prononcer amende ou astreinte. Adieu unanimité des États membres, et même majorité qualifiée ! En définitive, ce sera la Cour de justice — laquelle ne représente pas les États membres — qui déterminera ce qu'il faut entendre par protection d'un trésor national, valeur artistique, historique ou archéologique, discrimination arbitraire, restriction déguisée du commerce, aide destinée à promouvoir la culture, aide destinée à promouvoir la conservation du patrimoine, altération des conditions des échanges et de la concurrence dans une mesure contraire à l'intérêt commun.

Les traités sont épais et semblent détaillés, mais que de termes vagues ne contiennent-ils pas : c'est la part de la jurisprudence, et la Cour de justice sait comment en profiter pour imposer ses vues. N'en doutons pas, l'ORD le saura aussi. Voilà comment l'on court vers le " gouvernement des juges ", vers la dictature culturelle de la Cour de justice européenne et de l'OMC.

 

L'idéologie du " tout commercial "

Ce ne sont pas seulement les textes en vigueur qu'il faut scruter à la loupe. Par delà les dispositions juridiques, la question est de savoir si les peuples peuvent faire confiance à leurs dirigeants, ou si ces derniers ne poursuivent pas, en dépit des textes les plus clairs et des décisions les plus formelles, des objectifs idéologiques auxquels ils ne renonceront jamais.

Comment faire confiance à un commissaire européen qui, mandaté par les États membres pour négocier l'Uruguay round, mandat qui comportait des limites, notamment l'obligation de sauvegarder l'exception culturelle, ne se privait pas de discuter avec les Américains les modalités d'une hypothèse ignorant toute exception culturelle pour l'Europe ? Comment faire confiance à l'OMC et à un autre commissaire européen qui, malgré le rejet à Seattle en décembre 1999 du " millenium round ", fils mort-né de l'Uruguay round, n'en continuent pas moins à négocier, comme si de rien n'était, l'extension du champ des matières devant relever de l'Accord général sur le commerce des services ? L'éducation, la santé vont-ils devenir des secteurs marchands ? Ces personnages ténébreux cherchent donc à faire avancer de quelques pas décisifs l'idéologie du " tout commercial ", en vertu de laquelle même les vices et les vertus doivent être négociables dans le cadre " d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ".

Pouvait-on faire confiance aux dirigeants français, lorsqu'on lisait dans le Figaro du 18 octobre 2000 l'entrefilet suivant : " L'exception culturelle menacée. Le gouvernement français, en accord avec la présidence de la République, serait prêt, dans le cadre des négociations de l'Organisation mondiale du commerce, à abandonner la règle de l'unanimité qui prévaut au sein de l'Union européenne. " Mais seule une modification des traités européens permettrait de renoncer à l'unanimité en matière culturelle.

L'examen du traité de Nice, adopté le 11 décembre 2000 par les États membres de l'Union européenne (mais qui ne sera certainement pas ratifié en l'état), réserve une bonne surprise. Le dispositif imposant l'unanimité des États membres de l'Union dans les négociations internationales en matière culturelle serait maintenu sans retouche. Bien plus, " le commun accord des États membres " serait requis aussi dans le domaine " des services d'éducation ainsi que des services sociaux et de santé humaine ". Ces secteurs seraient donc désormais protégés contre les menées douteuses du commissaire précité. Les craintes du Figaro n'ont pas été confirmées.

 

Le remède viendra des peuples

Voilà où en est l'Europe dans sa version " Union européenne ", voilà où en est le monde dans sa version " OMC ". Partis d'une situation de fait où la culture s'était comme dissociée de l'ensemble des activités humaines, comme l'huile, dans une mayonnaise qui tombe, se dissocie des autres ingrédients, leurs idéologues orientent désormais leur acharnement à réduire toujours plus les dimensions de ce qu'il est permis d'appeler culturel, à détruire l'enracinement de la culture dans les cœurs et dans les peuples, et à faire des débris issus de ce travail de dessouchage, de pilonnage et de concassage, des produits marchands susceptibles d'alimenter les profits des puissances financières de la planète. Il est bien tôt pour apprécier si le sommet de Nice aura représenté une réaction durable contre ces tendances.

D'ailleurs le remède ne viendra pas de subtilités juridiques supplémentaires. À force de finasser, ne voyez-vous pas, Messieurs les idéologues, que vous nous perdez tous ? Il viendra, le remède, des profondeurs des peuples retrouvant les voies d'une civilisation intégrale, à la fois spirituelle et incarnée. Incarnée, c'est-à-dire dans laquelle le souffle de l'Esprit pénétrera toutes les réalités humaines et les entraînera à sortir de leurs ghettos. Des profondeurs des peuples qui, pour redevenir créateurs, exigeront de redevenir libres, et reprendront leur course séculaire, laissant les scribes de la " culture exceptionnelle " et du " tout commercial " médusés, bouche ouverte, le derrière vissé sur leur tabouret, leur pointe bic dressée en l'air, et leur page d'insipides élucubrations demeurée inachevée, sans conclusion.

 

R. R.