PRINCESSE LOINTAINE enlevée par Zeus aux lointains rivages du Levant, Europe poursuit son odyssée en quête d'identité. On l'imagine facilement dans une page nouvelle des anciens mythes, trouvant en Philippe Nemo l'Ulysse qui vient, en Personne, la révéler à elle-même dans la grotte du Cyclope.

Une grotte très platonicienne, en vérité, dont l'hôte farouche est le gardien de la pure idée d'Europe : une Europe sublime, déliée des pesanteurs de la chair et du sang et objet de pure contemplation monoculaire. Une Europe dont l'identité serait d'être problématique et qui subit " l'érosion des contours " dont Nietzsche disait qu'elle caractérise la modernité. Pour la libérer de cet enchantement, Philippe Nemo enfonce le pieu ardent de l'histoire dans l'œil du Cyclope et réveille le passé postérieur de la princesse sous la forme moderne de l'Occident.

Ce passé, nous dit-il, résulte d'un choix conscient et, contrairement à la pensée formatée d'un vain peuple, il n'est pas si absurde d'avoir donné aux jeunes Africains de l'ère coloniale les Gaulois comme ancêtres, puisque ces mêmes Gaulois ont abandonné leur forêt primordiale — comme plus tard Germains et Slaves — pour se reconnaître, grâce à la cristallisation de la Rome impériale, fils d'Athènes et de Jérusalem. Avec Philippe Nemo, voyageons d'abord dans le temps où se constitue la forme de l'Occident. Restera le voyage dans l'espace qui permettra de distinguer l'Europe avec une netteté plus grande.

C'est dans le cocktail de cinq " miracles " reçus dans notre mémoire collective que s'incarne l'Occident. Le premier, le miracle grec, fonde la cité et l'esprit scientifique. Jean-Pierre Vernant montre que le pouvoir magico-religieux des Atrides cède le pas à l'agora, cet espace public où le logos l'emporte sur l'argument d'autorité et où le débat crée la république. Les homoioi sont à l'origine de l'homme abstrait, " égal à tous les autres devant la loi, au double sens où il lui est également soumis et où il prend part à son élaboration " (p. 12). Le transfert de la monarchie à la république libère le religieux du politique : désormais le politique commande au religieux à travers les cultes civiques, mais aussi le privatise et ouvre à la réflexion philosophique, celle des sophistes puis des platoniciens. Émerge alors peu à peu l'autonomie de l'ordre social par rapport à l'ordre naturel, à travers les notions de physis et de nomos. Henri-Irénée Marrou , enfin, avait montré à quel point l'institution scolaire, la paideia, démultipliait la culture qui est d'ailleurs, selon Nemo, la plus exacte traduction du mot. La paideia met l'éducation au cœur politique de la cité : elle est constitutive de cet accord fondamental dont " les modulations infinies, selon Hannah Arendt, se font entendre au cours de toute l'histoire de la pensée occidentale ".

C'est encore Hannah Arendt qui peut nous introduire au moment romain, elle qui identifie l'importance de la fondation, créatrice de tradition, et qui la relie à l'autorité . Et cette auctoritas, étymologiquement cette augmentation, que les Grecs avaient tant de mal à définir, jointe à la religion et à la tradition — la " trinité romaine " — tisse la romanité de la culture occidentale. Elle ancre l'expérience romaine dans cet acte fondateur, créateur, unique qui interdit la table rase, le retour de Chronos dévorant ses enfants. Des lois prétoriennes au code Justinien, l'auctoritas est la source de la compilation du droit qui représente l'apport spécifique des Romains. " Les Romains, ayant inventé le droit privé, ont inventé la personne humaine individuelle, libre, ayant une vie intérieure, un destin absolument singulier... un ego. " On peut utilement rappeler le code théodosien qui, dès 405, stipule " qu'il convient au plus haut point que tous les hommes sans distinction de statut ou de condition soient les gardiens de la sainteté descendue du Ciel ". " Le droit romain est, de ce fait, à la source de l'humanisme occidental ", écrit Nemo, qui en veut pour preuves le glissement sémantique de persona pour désigner l'être humain tout autant que l'art du portrait de la statuaire latine dont le réalisme est aux antipodes de l'idéalisme esthétique des Hellènes.

 

Le refus du mal

 

Contre les prophètes de la lutte des classes, du struggle for life et du surhomme qui font du judéo-christianisme un principe de régression, Philippe Nemo soutient au contraire que l'apport biblique représente la seule révolution spirituelle qui se rebelle contre la normalité de l'idée du mal. De Job à Jésus, la rupture est totale avec l'antique pratique du bouc émissaire ; il s'agit de remplacer la loi du Talion par une justice nouvelle au-delà de toute justice humaine, cette " tsedaqa qui consiste en une compassion brûlante pour les pauvres, laquelle ne peut se contenter de remettre les choses en l'état quand une violence a causé un dérangement à l'ordre social, mais veut délibérément créer un ordre social meilleur " (p.36 ). Le Sermon sur la Montagne exige un amour infini pour mériter la récompense infinie du Royaume. Il n'y a pas de dépassement dialectique du christianisme, concédait Marx malgré tout le mal qu'il en pensait. Car à la suite des fulgurances d'Isaïe, la figure de Jésus relègue au magasin des accessoires toute l'antique morale païenne et fonde l'idée de progrès dans le temps linéaire de l'histoire du salut.

Le moment de l'Incarnation est suivi du temps du katekhon, cette force ou cette personne qui retarde la venue de l'Antéchrist . Il s'agit, nous dit Nemo, " d'orienter dans un sens pacifique et rationnel le programme biblique d'agir dans l'histoire " (p.45) et il attribue ce nouveau saut qualitatif à la révolution papale. Une révolution, et non pas une réforme, que ce vaste mouvement de l'Église initié par Grégoire VII. Les Dictate Papae qui lui donnent la plenitudo potestatis permettent au Pape de légiférer à travers le droit canon avec le soutien des grands ordres religieux et de christianiser le droit civil. Les voies du droit s'imposent sur les voies de fait à cause de l'essence même du christianisme dont le but est de donner à l'humanité la capacité d'atteindre son espérance eschatologique par les moyens éthiques que doit donc promouvoir la société politique : c'est sur cette pratique que se constitue la chrétienté latine d'Occident. Cette position de l'Église latine, qui fait la part de la foi et de la raison, atteste de sa mission de katekhon que Nemo illustre de deux façons. D'une part par la doctrine du purgatoire qui donne un poids à toute action humaine dans l'économie du salut, et d'une autre par la possibilité reconnue de transformer le monde par l'action de l'homme, par le travail. Mais alors, plutôt que le kathekhon, le Grand Inquisiteur, en qui Dostoievsky nous dépeint l'Église latine, ne serait-il pas l'Antéchrist lui-même ? " Celui qui se met le plus en mesure de transformer la Terre prouve par cela même qu'il est celui qui veut le plus ardemment gagner le Ciel ", répond Nemo. Et c'est pourquoi l'Église, vrai kathekhon, a pris le parti de la raison en redonnant élan à la science grecque et au droit romain, car transformer le monde nécessite de le connaître et d'y " instaurer une coopération sociale pacifique et efficiente, une science et un droit " (p.60).

La révolution papale enracine le cinquième " miracle ", celui de la modernité. En disciple de Friedrich August Hayek, Nemo le définit comme l'avènement du pluralisme démocratique, un ordre spontané de société par les libres initiatives des individus que sous-tendent le libéralisme intellectuel — condition des libertés de conscience et de recherche critique —, la démocratie et le libéralisme économique. Il observe que le " précipité chimique " de la révolution scientifique, de la tradition antique de la démocratie maintenue par l'Église, à travers la Règle de Saint Benoît notamment, et d'une économie de marché conforme à des règles morales n'est apparu qu'en Occident. Cette modernité n'a pu naître que dans un climat où figure " la conviction et la doctrine de la faillibilité humaine, du droit de l'humanité à aspirer à un avenir meilleur, de l'illégitimité du pouvoir politique à assumer par lui-même cet avenir et à constituer l'horizon dernier de la vie humaine " (p. 81-82). Elle est à l'origine de la fabuleuse accumulation de savoir qui permet la révolution technologique dont l'émergence — " saut évolutionnaire majeur " selon Hayek — est due au fait que le savoir est désormais divisé, que les individus ont pu se spécialiser et qu'ils l'ont pu dans la mesure où est apparue une société d'échange. Elle constitue le patrimoine commun que l'Europe post-totalitaire, où s'effacent les clivages de nations et de classes sociales, est en voie de cristalliser. Le paradoxe de ce nouvel ordre est que s'il est issu d'une histoire constitutive de l'Occident, il a simultanément acquis une portée universelle . Il faudra donc trouver une interface concrète entre cet universel abstrait et la diversité culturelle des nations occidentales qui réside sans doute dans leur héritage religieux, seul capable de relier les cités terrestres au " monde des idées ".

 

Géographie : deux fausses bonnes idées

 

Mais l'histoire se lit dans la géographie. Il convient maintenant de fixer les limites de l'Occident qui nous révèleront celles de l'Europe. Les sociétés qui partagent les cinq moments fondateurs sont l'Europe occidentale — soit grosso modo l'Europe des quinze — et l'Amérique du Nord, États-Unis et Canada, auxquels s'ajoutent leurs dépendances d'outre-mer ou les États indépendants qui en sont issus. Suit selon Nemo une périphérie qui n'a pas connu un ou deux des moments fondateurs : la Mitteleuropa catholique qui a accédé tardivement à la démocratie, mais qui depuis la chute du communisme reprend ses droits dans la famille occidentale à laquelle elle appartient pleinement ; l'Amérique latine qui connaît aussi un retard à l'allumage démocratique ; la Grèce et le monde slave de la Troisième Rome qui n'ont pas connu la révolution papale ; et le cas particulier d'Israël. Le monde arabo-musulman n'a en commun avec l'Occident que la Bible, d'ailleurs largement dénaturée : il lui est donc étranger comme a fortiori les autres aires de civilisation d'Afrique, d'Asie et d'Océanie.

Partant de la nécessaire affirmation de l'identité occidentale, Nemo récuse deux " fausses bonnes idées " : l'Union européenne et l'Empire américain. Libéral-souverainiste, il estime que l'Union européenne pèche de trois côtés : elle doit se construire sur un mode confédéral, elle doit récuser l'entrée d'Etats non-Occidentaux qui fragiliseraient la construction existante et elle doit éviter une fracture avec les Occidentaux d'Outre-Atlantique. Quant à l'impérialisme américain, il ferait régresser l'Occident par déni démocratique : " Ce qui serait protégé par un Empire américain ne serait plus l'Occident " (p. 119). Il faut au contraire promouvoir une Union occidentale américano-européenne qui évite le piège du fédéralisme, une libre république d'États égaux en droits. Nemo en pointe lui-même le caractère utopique : un supplément d'information s'impose pour lui accorder le bénéfice d'inventaire.

Il importe d'abord de rappeler la nouveauté du concept d'Occident, l'Abendland de Spengler, par rapport à celui d'Europe qui qualifiait déjà l'empire carolingien : il doit son succès au demi-siècle de Rideau de fer et représente donc plutôt la grande coalition anti-communiste qui s'étendait de l'Europe à l'Extrême-Orient, Corée ou Japon enrôlés sous la bannière du Monde libre. C'est l'idéologie du containment et de son bras armé, l'OTAN, sur la légitimité de laquelle il faut s'interroger depuis la chute du communisme : cui prodest ? Outre l'espace gigantesque que représenterait cette Union occidentale multi-continentale et trans-océanique, il ne faut pas sous-estimer les logiques de puissance de l'Île mondiale et de l'Empire continental, de l'Américain et du Russe dont Tocqueville affirme que " chacun d'eux semble appelé à détenir entre ses mains les destinées de la moitié du monde ", l'un s'appuyant sur la liberté personnelle et l'intérêt, l'autre sur la servitude et la force. L'Extrême-Occident du continent asiatique constitue un espace géopolitique irréductible au sein de l'espace occidental, avec ses contingences propres qui peuvent être antagonistes avec les logiques impériales russe et américaine. Notons par exemple l'incompétence par ignorance de l'hyper-puissance américaine vis-à-vis du monde musulman et les retombées néfastes pour l'Europe d'une politique sans considération pour sa situation de limes avec les pays arabo-musulmans. Ou encore la doctrine de Monroe : une pure doctrine de l'espace qui reste au centre de la politique US. La réflexion de Carl Schmitt sur l'impérialisme commercial — " la réalité impérialiste des ambitions économiques dans le commerce mondial appelle l'interventionnisme illimité, universel " — montre la nécessité de la " perpetual war for perpetual peace ". Elle indique en tout cas la frontière toujours mouvante et donc sans limite de l'espace américain : un empire informel .

Les mêmes réalités s'imposent à l'Est où la frontière de l'Oural n'a pas d'autre consistance que la velléité européenne de limiter arbitrairement l'espace russe pour le réduire à une échelle acceptable. Quant à la Russie, l'Europe est avec elle sans solution de continuité : doit-elle s'imaginer de l'Atlantique au Pacifique ? Sans répondre à cette interrogation, force est de constater que l'orthodoxie est pleinement européenne et que le dialogue occidental avec la culture russe — anti ou métamoderniste ? — est un élément déterminant pour les synthèses futures. De Dostoievsky à Soljénitsyne, l'Occident lui doit les voix prophétiques auxquelles font écho à l'ouest les Péguy et Bernanos. " L'orthodoxie, dit Jean-François Colosimo, est l'Orient de l'Occident, rendant l'Europe impensable sans elle en ce qu'elle en demeure la part impensée ". Implantée sur tous les continents, l'orthodoxie doit être reconnue dans son universalité et comme un rayon du spectre occidental.

 

Les limites de la démocratie

 

Une seconde inflexion nous semble concerner l'optimisme excessif que Philippe Nemo accorde aux effets conjugués du libéralisme économique et de la démocratie. Il faut ici se poser la question des limites de la démocratie et de ses " petits pas vers la barbarie " récemment dénoncés par Guy Coq. Les questions bio-éthiques sont en première ligne : l'Occident sécularisé, rattrapé par les démons de l'eugénisme et du libertarisme, vire à un paganisme qui l'éloigne des " cinq miracles ", tous fondés sur le respect de la vie et de la personne. On s'est beaucoup interrogé sur le retour du religieux lors des dernières élections américaines mais sans doute faudra-t-il analyser plus finement les caractéristiques d'un christianisme américain de plus en plus hétérodoxe, millénariste, et qui s'en remet à l'État ou aux sectes plutôt qu'aux Églises pour les choix éthiques. Le progrès matériel, signe calvinien de la bénédiction divine, prend le pas sur la destination universelle des biens prônée par la doctrine sociale de l'Église. Le puritanisme américain veut instaurer une Jérusalem terrestre en " éradiquant le mal " . Quelque inquiétante soit en France la religion laïciste, elle garde la mémoire de son opposition frontale au catholicisme qui demeure son principe structurant. En Europe comme en Amérique, la liberté et la paix civiles sont fondées sur le compromis entre un État libéral et une Église orthodoxe dont le discours moral dépend de sa fidélité aux dogmes fondamentaux . Ici comme ailleurs, l'amnésie spirituelle donnera forme aux dérives totalitaires du libéralisme et de la démocratie.

C'est pourquoi il semble utile de préciser l'Europe comme un territoire, l'Extrême-Occident du continent asiatique, et une histoire, celle de la rencontre des deux chrétientés historiques, l'orientale et la latine : telle est la vision papale. Notons d'abord que pour l'Église du XXe siècle, marquée par les conceptions de Maritain, l'Europe politique se distingue des notions de chrétienté et d'Occident. " L'Europe n'est pas la foi et la foi n'est pas l'Europe ", disait Maritain dès 1925, et dans la réponse qu'il adressait en 1948 au Message aux Européens de Denis de Rougemont, Étienne Gilson notait que " s'il y a une culture en Europe, il n'y a pas de culture de l'Europe, à moins d'identifier l'Europe à la culture universelle ". La nouvelle chrétienté maritanienne représente donc un nouvel avatar du kathekhon dans le cadre d'États pluralistes, libéraux et laïques, et Pie XII le premier a fait sienne cette conception. Il importe donc de distinguer l'ancienne chrétienté sacrale et sa culture politique maintenant confondue avec l'occidentalisme. Si Jean XXIII (Pacem in terris) et le concile Vatican II exaltent au contraire une vision mondialiste sans attention spécifique pour la construction européenne, Jean Paul II appelle à un réalisme politique fondé sur l'unité profonde du continent européen à qui le christianisme donne la clé de son identité et sur la nécessaire souveraineté culturelle de chaque nation. Sa vision paneuropéenne, qui replace la Mitteleuropa au centre de l'espace politique européen, laisse la porte ouverte au monde slave pour une synthèse future de l'Europe des trois Rome.

C'est une riche réflexion que nous livre ici Philippe Nemo, tout entière illuminée par sa foi dans l'esprit à l'œuvre à travers toutes les cultures humaines et l'histoire. Il nous invite en conclusion, non pas au multiculturalisme ni au métissage des civilisations, mais à leur dialogue, car " la survie à long terme de l'humanité implique que le plus possible des potentialités humaines actualisées par les diverses cultures soit maintenu dans l'être ". Pour cela, maintenir " le soi-même essentiel des Occidentaux " est la condition d'un tel dialogue. Entre et avec les deux empires mondiaux de tradition chrétienne, il faut que l'Europe politique en construction se définisse comme mère porteuse de cette culture universelle. Le règne de Mammon n'a jamais été aussi proche : la société de consommation et sa multiplication du pain matériel est l'avers hideux de la communion eucharistique et le tout-démocratique accapare le magistère de la vérité.

Le lieu politique du discernement entre le kathekon et l'Antéchrist sera la fine pointe de l'Occident, celle qui aura développé la plus grande laïcité comprise comme l'espace de la liberté de conscience éclairé par la vision claire du bien commun dans la réception attentive et fidèle des cinq miracles constituants de notre culture : c'est la mission apocalyptique de l'Extrême-Occident.

 

EM. TR.