IL NE FAUT PAS PRENDRE J. STIGLITZ pour Viviane Forrester et confondre la mal traduite Grande Désillusion (pour Globalization and its Discontents) avec L'Horreur économique. Comme l'a rappelé François de Lacoste Lareymondie dans sa critique de l'ouvrage de Stiglitz publiée par Décryptage et reprise dans la dernière livraison de Liberté politique (n° 21), il ne s'agit pas du brûlot anti-mondialisation que le choix par son éditeur Fayard d'un titre accrocheur pourrait accréditer, mais d'un ouvrage de grande ampleur, œuvre d'un économiste de grand renom sur la mauvaise gestion de la globalisation par les institutions internationales et le Trésor américain.
Nous n'y revenons ici, à titre complémentaire, que pour nous interroger sur la cohérence d'ensemble du raisonnement du vénérable Prix Nobel d'économie qui a entrepris une œuvre aussi ambitieuse que justifiée, puisqu'elle vise à distinguer le bon grain de l'ivraie, au lieu de jeter a priori comme tant d'autres le bébé de la mondialisation avec l'eau du bain qui la pollue. Mais on verra que toute la question est de savoir quelle est la nature de cette pollution, et que le bébé doit bien s'accrocher pour ne pas passer par dessus bord in fine.
Si nous partageons, comme François de Lacoste Lareymondie, avec le célèbre économiste le constat sur la gestion désastreuse des crises financières récentes par le FMI (Asie du Sud-est, Ethiopie, Argentine et Russie) lequel voit pour la première fois son action mise en cause et sa doctrine critiquées par le menu par un économiste de l'establishment ayant assumé des responsabilités importantes dans l'administration américaine, puis à la Banque mondiale, nous n'en partageons pas pour autant le diagnostic en totalité, ni les présupposés idéologiques qui nuisent in fine grandement à la rigueur de l'analyse, ni par conséquent toutes les conclusions et recommandations.
FMI : un constat accablant
La critique de la politique du FMI et des conséquences négatives, voire créatrices de problèmes sui generis, de ses interventions, est solidement étayée et semble relativement imparable, même si elle prend un tour un peu virulent et excessif pour une discussion parfaitement rationnelle et scientifique des événements. Le sous-titre du chapitre IV sur la crise asiatique n'est-il pas en effet formulé ainsi : " Comment la politique du FMI a mené le monde au bord de l'effondrement général " ? Face à la crise du baht thaïlandais en juillet 1997,
la libéralisation du marché des capitaux à la va-vite et une hausse très importante des taux d'intérêt dans une économie d'entreprises surendettées n'étaient sans doute pas la meilleure politique à recommander en condition des prêts octroyés par le FMI pour soutenir la devise nationale. Elles sont même au moins partiellement responsables de la crise qui s'est propagée à l'ensemble d'économies dont le rythme de croissance forçait l'admiration de la plupart des économistes depuis trente ans. Mais l'effondrement de la devise thaïlandaise flottant par rapport au dollar n'est tout de même pas le fait premier du FMI.
Nous ne nous attarderons pas davantage ici sur les études de cas bien documentées menées par l'auteur et son réquisitoire contre des interventions inspirées par un manuel économique simpliste et passe-partout (équilibre budgétaire, stabilisation monétaire, auxquels se sont ajoutés, lorsque le FMI s'est autoproclamé dans les années quatre-vingt-dix experts en transition économique, déréglementation, ouverture des marchés de capitaux, privatisation et thérapie de choc) et appliquées de manière dogmatique et brutale sans prise en compte des contextes nationaux et des contraintes sociales locales. Le constat est accablant on le sait (notamment en ce qui concerne la politique à l'égard de la Russie), et il est bon que des méfaits institutionnels — souvent irréversibles — puissent être discutés au grand jour, en rupture avec les pratiques habituelles de collusion institutionnelle, qui freinent tout débat démocratique et ouvert, sur les questions internationales en particulier.
Ubris déchaînée
En nous plaçant d'emblée du côté de l'analyste des crises en matière de bilan récent de l'action du FMI, il reste à s'interroger sur la raison pour laquelle le FMI a failli (il n'est d'ailleurs pas le seul selon Stiglitz) et, par conséquent, sur la qualité du diagnostic posé par l'auteur. L'étiologie de cette faillite, que Stiglitz prétend univoque, est en réalité sous sa plume même plurivoque et beaucoup plus ambivalente que son militantisme explicitement pro-keynésien — et ses philippiques contre l'idéologie libérale qui se serait emparé du FMI dans les années 80 — ne le voudrait.
Est-ce l'incompétence des dirigeants du FMI — leur idéologie fanatique et bornée du marché pour reprendre le langage dépassionné de notre prix Nobel — qui est en cause comme il le prétend, ou bien est-ce l'incapacité d'une institution internationale publique spécialisée à téléguider, fût-ce de l'intérieur par des conseillers pourvus d'un gros carnet de chèque potentiel, la réforme de pays en grande difficulté financière ou économique ?
À cette question J. Stiglitz répond pourtant lui-même de la manière suivante : " L'une des caractéristiques des expériences réussies, c'est qu'elles ont été “nationales”, conçues par des esprits du pays, sensibles à ses besoins et à ses préoccupations. Les méthodes employées en Chine, en Pologne ou en Hongrie n'étaient pas du “prêt-à-porter”. Ces pays et tous ceux qui ont réussi leur transition se sont montrés pragmatiques — jamais ils n'ont laissé l'idéologie et les modèles simplistes des manuels déterminer leur politique " (p. 244). Mais cette réponse subsidiariste, que tout esprit de bon sens et tout libéral conséquent partagent assez spontanément, est-elle tout à fait en ligne avec la thèse selon laquelle une bonne gestion internationale des crises serait possible dès lors que les institutions internationales publiques — et le Trésor américain au demeurant qui y dispose du droit de veto — seraient bien dirigées ?
Ce sont les personnes les mieux informées et les plus près des réalités à réformer qui sont les mieux placées pour conduire ces réformes, la théorie libérale est sur ce sujet totalement dénuée d'ambiguïté : girondine et non jacobine, décentralisatrice et non centralisatrice, subsidiariste et non dirigiste. Pour elle, comme J. Stiglitz le constate d'ailleurs de facto, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une institution internationale publique et les fonctionnaires internationaux même les mieux intentionnés qui la représentent, soient moins bien placés pour cette œuvre que des dirigeants nationaux, même si ceux-ci ont fréquenté de moins " bonnes écoles " que ceux-là. La forme en l'occurrence l'emporte sur le fond : il ne suffit pas, parce que la mode a changé, que les perroquets changent de chanson pour qu'ils deviennent des hirondelles ; il ne suffit pas de mettre le mot " marché " à toutes les sauces dans ses divers rapports et discours pour adopter une philosophie de l'action en vérité plus libérale. Le paradoxe est poussé à l'extrême, reconnaissons-le, par le fait que le discours du FMI s'est libéralisé au moment même où, face au démantèlement du bloc socialiste, son interventionnisme redoublait. Mais il faut s'en tenir aux choses plus qu'aux mots pour comprendre ce qui se passe réellement.
En ce sens les échecs à répétition et à grande échelle justement dénoncés par Stiglitz relèvent objectivement, plutôt que de l'adoption d'une idéologie nouvelle par le FMI, de l'ubris déchaînée d'un organisme public international dont la vocation interventionniste d'origine était au moins limitée dans son objet, puisqu'il consistait selon les accords de Bretton-Woods en juillet 1944, à accompagner des pays connaissant des difficultés insurmontables de balance des paiements les conduisant à dévaluer leur monnaie pour les aider à rétablir leur situation progressivement. Celui-ci s'est, selon la loi d'airain des bureaucraties, auto-attribué avec le consentement des États qui en composent le conseil d'administration, des compétences croissantes en matière de " transition économique ", notamment dès l'écroulement du mur de Berlin (sans que jamais un économiste laïque se soit demandé par quelle opération du Saint-Esprit les expertises nouvelles correspondantes lui étaient si soudainement advenues).
Abus de compétence
On voit à quel point, avec une symptomatologie identique, les diagnostics peuvent différer : d'un côté, dévoiement idéologique d'une institution publique internationale qui n'aurait jamais " fauté " de cette façon si elle était restée keynésienne comme le prétend avec un certain angélisme Stiglitz, ou qui, mieux encore, si elle avait été dirigée par lui ou dans son optique, aurait su conseiller de meilleures politiques de restructuration aux pays concernés (c'est peut-être le cas) ; d'un autre côté échec de l'interventionnisme public international par abus de compétence d'une institution sortie de sa compétence initiale limitée (tyrannie au sens pascalien d'un pouvoir exercé en dehors de son " ordre ") qui, par construction, tend à se substituer aux décideurs légitimes en leur forçant la main à coups de milliards de dollars (prélevés sur les contribuables occidentaux).
Imaginer qu'une institution pourrait " penser ", adopter des politiques différenciées selon les circonstances, avoir la souplesse propre à une réflexion individuelle, et ne pas se raccrocher à quelques principes simples d'action résultant de son expérience collective et constituant sa doctrine, nous paraît relever au demeurant d'une sociologie des organisations quelque peu idéaliste pour ne pas dire franchement irréaliste. En ce sens la multiplicité même des critiques faites par Stiglitz à l'action du FMI, aussi pertinentes qu'elle soient, tend à affaiblir la crédibilité de la thèse selon laquelle un changement de cap idéologique suffirait à prémunir une telle institution contre autant d'erreurs. De loin et sans responsabilité politique directe, l'erreur de perspective, d'appréciation des priorités, de dosage des politiques est inévitable : la pentecôte d'une modestie nouvelle sur les dirigeants d'un FMI, que l'on souhaite par ailleurs plus interventionniste dans sa conception par orientation philosophique de principe, n'arrive pas à emporter notre conviction.
Une ambiguïté de chauve-souris
La pertinence de la critique d'un FMI " nouvelle manière ", par opposition à un âge d'or de cette institution au lendemain de la guerre, souffre par ailleurs d'une faiblesse importante : il s'agit d'une reconstruction de l'histoire. Certes le FMI est par construction interventionniste et relève en ce sens d'une philosophie économique keynésienne typique de l'après-guerre au plan international comme au plan national, mais il est abusif de dire qu'il y a eu d'abord " le FMI de Keynes " (comme si les avis de ce dernier avaient primé lors de la rencontre de Bretton-Woods par rapport à ceux de White le secrétaire du Trésor américain), le " bon " FMI, puis celui d'aujourd'hui où ce sont " les fanatiques du marché qui dominent " (p. 254). Par sa vocation, le FMI est dès l'origine un pourvoyeur d'orthodoxie financière : aux gouvernants de la IVe République en France qui avaient recours à lui pour solder la balance des paiements sans ajustement interne trop douloureux, le FMI n'a pas tenu d'autre langage que celui de l'équilibre budgétaire et du moindre financement monétaire de la dette publique. Son ambiguïté de chauve-souris, interventionniste dans le plumage et libérale dans le ramage, est constitutive. D'ailleurs l'idée qu'une institution puisse se réformer en profondeur et changer du tout au tout son approche parce que ses dirigeants auraient changé d'idéologie est peu conforme aux observations des familiers et des hommes du sérail de ces monstres froids que sont les administrations publiques, internationales ou non. Les échecs du FMI sont donc bien les échecs du FMI, n'en déplaise au prisme révisionniste de Stiglitz, qui se contenterait d'attribuer ces échecs à certains hommes en fonction de leur idéologie.
Une autre faiblesse interne du réquisitoire de Stiglitz tient au fait que l'on comprend, à maint passage de son discours, qu'il critique en fait la politique du Trésor américain, y compris lorsque lui-même pesait sur la décision de l'administration Clinton en exerçant la fonction de Président du conseil national des économistes auprès du Président. Or, le Trésor américain a un droit de veto sur les décisions du FMI et l'on croit comprendre que ce privilège est utilisé à bon escient pour instrumentaliser le FMI en organe de représentation des grands créanciers internationaux que sont les grandes banques, américaines notamment.
Mais il faut choisir : soit l'ultima ratio du FMI est la défense sacrée des intérêts de la communauté financière internationale via le Trésor américain ; soit l'ultima ratio est l'idéologisme forcené des nouveaux dirigeants du FMI. On peut évidemment s'efforcer de tout concilier comme Stiglitz essaye d'ailleurs de le faire en indiquant que les hommes du Trésor sont aussi des " fanatiques du marché ", mais on côtoie alors le café du commerce et l'on se rapproche dangereusement du pamphlet dans le genre de " l'horreur économique ". Sans compter que dans " l'affaire de l'aluminium " de 1994, racontée par l'auteur lui-même, le Département d'État ne semble pas avoir été empêché par le tout puissant Trésor de mettre en place à la demande de Paul O'Neill (autre fanatique du marché alors président d'Alcoa) et contre l'avis de Stiglitz alors aux affaires, " un cartel mondial de l'aluminium " pour en doper le cours qui venait de s'effondrer. En cette matière, comme dans sa politique douanière, agricole ou économique en général, l'administration américaine, quelle que soit sa couleur politique, ne semble pas avoir eu d'autre politique que de soutenir les puissances établies (qui cotisent aux deux partis) et est donc plus sujette à des reproches d'opportunisme ou d'incohérence doctrinale, voire de franc néo-mercantilisme, qu'à celui de libéralisme intransigeant.
Nominalisme monétaire
Cette erreur, à notre sens, de diagnostic, " idéologiquement enracinée ", pèse sur le jugement que l'on peut formuler sur les recommandations de Stiglitz à propos de l'avenir du FMI et des réformes du système financier mondial, même si le bon sens de certaines d'entre elles ne peut à nouveau que provoquer l'assentiment : " réformer les droits des faillite et recourir aux gels " ; " moins compter sur les opérations de sauvetage " (les intraveineuses de milliards de dollars sans autre conséquence que l'endettement public en devises fortes de pays pourtant forcés de dévaluer ou déprécier leur devise). Quant à " améliorer la gestion du risque ", " améliorer les filets de sécurité " dans les PED, " améliorer les réactions aux crises ", cela est indiscutablement souhaitable, mais ne défraie pas vraiment la chronique. " Reconnaître les dangers de la libéralisation du marché des capitaux " pourquoi pas, mais à la condition de comprendre les raisons structurelles de l'instabilité monétaire et financière généralisée dont il n'est pas une fois question dans cet ouvrage : les changes flottants depuis que toutes les banques centrales sont dispensées par voie légale internationale de rembourser leur passif à l'aide de leur actif.
Aucune réforme de l'organisme FMI ne répondra malheureusement à cette cause première de la désarticulation financière mondiale et à ses effets négatifs sur la croissance économique et a fortiori des régions les plus touchées. Il faudrait admettre pour cela qu'il est plus difficile de jouer au ping pong (produire et échanger dans un monde globalisé) sur le pont d'un bateau qui traverse une mer agitée que par temps calme. Mais cela reviendrait à renoncer à la loi du nominalisme monétaire et à son prophète Keynes et conduirait à se rapprocher dangereusement d'une explication libérale (tendance Rueff/Mundell) des aspects négatifs d'une globalisation en soi positive et souhaitable. Cela nuirait beaucoup à la cohérence idéologique du réquisitoire du disciple.