À propos de Louis Massignon, Badaliya. Au nom de l'autre (Cerf, 2011)
par Yves Floucat,
Liberté politique n° 54, automne 2011

La figure de Louis Massignon ne cesse de soulever des controverses. Celles-ci se sont accrues ces derniers temps avec les problèmes complexes que crée l'immigration, en Europe, d'une population nombreuse de religion musulmane. D'aucuns lui reprochent d'avoir été un prosélyte, d'autres voient en lui un crypto-musulman renonçant à toute évangélisation et dont la mystique, suspectée d'avoir transformé la référence à Jésus en une vaine et dangereuse quête d'un dépassement de toute distinction entre islam et christianisme, a séduit une sorte de secte de disciples inconditionnels[1]...

 

Il est d'autant plus difficile de parler de lui avec justesse et sans le trahir ou le calomnier — si l'on veut bien s'y essayer sans user du trop facile a priori négatif et sans appel de  massignolâtrie  — que son œuvre est immense et ne touche pas aux seules questions d'islamologie. Il suffit, pour s'en rendre compte, de se plonger dans la récente édition de ses Écrits mémorables[2]. Il y est certes question du grand mystique musulman Hallâj, à qui il consacra sa thèse principale, mais aussi de Claudel (avec qui il a eu une correspondance passionnante malheureusement publiée à ce jour d'une manière inutilement tronquée[3]), de Charles de Foucauld qu'il renonça à rejoindre dans son ermitage de Tamanrasset, mais dont il vécut de la spiritualité et s'efforça inlassablement de la faire mieux connaître[4], de Jeanne d'Arc, de Huysmanns en qui il reconnut (avec Hallâj) l'un des intercesseurs qui obtinrent la grâce de son retour à la foi catholique en 1908, ou encore de la reine Marie-Antoinette dont il vénérait l'âme  héroïque  et qu'il qualifiait de  Sainte Insurgée ...

Au vrai, pour mieux comprendre la  courbe de vie  de Massignon (selon une expression qu'il affectionnait), il faut consentir à mettre ses pas dans ceux du jeune homme devenu agnostique, blessé par la tentation homophile du  désir du ciel, sans le désir de Dieu , qu'il saura plus tard transformer en un chemin de sainteté, littéralement retourné comme un gant dans des conditions hors du commun, et consumé par l'ardeur des jeunes convertis[5]. Comme d'autres grandes personnalités de sa génération venues ou revenues à la foi catholique[6] — je pense, entre tant d'autres, à un Jacques Maritain dont j'espère une publication rapide de leur correspondance — il a su manifester, en bon fils de Léon Bloy dont il partageait (avec Maritain) la vénération pour Notre-Dame de la Salette, et en authentique frère en indignation d'un Georges Bernanos, la fécondité exceptionnelle et la puissance inventive de la tradition du catholicisme intransigeant et intégral dans lequel on ignore souvent que, indéniablement, il s'inscrivait.

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© Liberté politique n° 54, automne 2011. Pour lire la version intégrale, avec l'appareil de notes, se reporter à la version papier.

 

 

 

[1]. Je puis témoigner au moins que, chez aucun de ceux que j'ai connus : Louis Gardet, les pères Georges C. Anawati, Jacques Jomier et Maurice Borrmans, ou Jacques Keryell, leur admiration pour le génie propre de Massignon et leur gratitude pour son œuvre et son action ne leur ont jamais fait perdre tout esprit critique. Voir Maurice Borrmans, Prophètes du dialogue islamo-chrétien, Louis Massignon, Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, Louis Gardet, Georges C. Anawati, Paris, Cerf, 2009 ; Louis Gardet (1904-1986), Philosophe chrétien des cultures et témoin du dialogue islamo-chrétien, Paris, Cerf, 2010, et En hommage au père Jacques Jomier, o.p., Études réunies et coordonnées par Marie-Thérèse Urvoy, Paris, Cerf, 2002.
[2]. Louis Massignon, Écrits mémorables, sous la direction de Christian Jambet,  Bouquins , Paris, Robert Laffont, 2009, 2 volumes.
[3]. Claudel - Massignon (1908-1914), Correspondance établie et annotée par Michel Malicet,  Les grandes correspondances , Paris, Desclée De Brouwer, 1973.
[4]. Il ne nous reste que les lettres du bienheureux Charles de Foucauld à Massignon, Elles sont aujourd'hui publiées. Cf. Jean-François Six, L'Aventure de l'amour de Dieu, 80 lettres inédites de Charles de Foucauld à Louis Massignon, Paris, Seuil, 1993. Parmi les dernières lettres de Foucauld rédigées quelques heures avant son assassinat, le 1er décembre 1916 (l'une était adressée au commandant Laperrine, l'autre à sa cousine Marie de Bondy), on a retrouvé, dans le sable près de l'ostensoir devant lequel il priait, celle qu'il destinait à celui qu'il appelait son  très cher frère en Jésus . Cf. ibid., p. 214-215.
[5]. Sur la vie de Massignon, voir la biographie documentée : Christian Destremeau – Jean Moncelon, Massignon, le  cheikh admirable , Paris, Plon, 1994, et Le Capucin, 20052.. Sur la conversion du jeune Massignon, on dispose de trois ouvrages essentiels : Daniel Massignon, Le Voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908, préface de Jean Lacouture, Paris, Cerf, 2001 ; Autour d'une conversion. Lettres de Louis Massignon et de ses parents au père Anastase de Bagdad, textes choisis et annotés par Daniel Massignon, préface par Maurice Borrmans, Paris, Cerf, 2004 ; Jacques Keryell, Louis Massignon. La grâce de Bagdad, préfaces de Mgr Henri Tessier et Yves Floucat, Paris Téqui, 2010 (sur ce livre voir aussi  Louis Massignon, le christianisme et l'islam , France catholique, n° 3227, 24 septembre 2010, p. 24-27).
[6]. Cf. Frédéric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France (1885-1935), préface par Étienne Fouilloux, Paris, CNRS, 20102.