Fils d'avocat, avocat lui-même, Thomas More (1478-1535) mena ensemble une carrière politique sous Henri VIII — il fut, en 1522, le premier laïc à être nommé Lord-chancelier — et, dans la mouvance humaniste d'Erasme, une carrière littéraire indissociable, pour une large part, de préoccupations politiques et religieuses.
Lorsque le roi se fit attribuer, en 1532, la main-mise sur le droit canon en réponse au refus pontifical d'annuler son mariage avec Catherine d'Aragon, More démissionna aussitôt de son poste de Lord-chancelier ; silencieux devant le remariage d'Henri VIII avec Anne Boleyn en 1533, il n'en fut pas moins décapité pour avoir refusé de prêter serment à l'Acte de Suprématie qui, en 1534, faisait du roi excommunié le souverain de l'Église anglicane. Ce que le pouvoir jugeait être de la haute trahison, More y voyait le martyre qu'il subissait pour cette Église catholique qui le béatifia en 1886 avant de le canoniser en 1935.
On s'est parfois demandé pourquoi cette canonisation a été si tardive. More s'efforça, indubitablement, de provoquer le moins possible son souverain afin, si faire se pouvait, d'éviter le martyre ; mais l'Église ne réclame pas non plus que l'on courtise ce dernier. Plus significativement, More a été " immanquablement ambigu ", en particulier au sujet de la papauté ; au cœur de cette ambiguïté, il était sans doute impossible de négliger les deux visages du persécuteur d'hérétiques qui, une quinzaine d'années plus tôt, avait prôné la tolérance dans Utopia (1516) . Or l'ouvrage est en soi d'une telle obscurité que son auteur, inquiet du scandale — au sens religieux du terme — qu'il pouvait constituer à une période où l'hérésie gagnait du terrain, devait exprimer ultérieurement ses regrets de l'avoir publié : les lecteurs, en effet, risquaient de ne pas le comprendre comme lui-même aurait souhaité qu'il le fût. Ainsi, la Confutation of Tyndale's Answer (1532), où More attaque le communisme des anabaptistes, éclaire sur certains de ses troubles au sujet d'Utopia : peine perdue, en somme, puisque l'ouvrage fit de lui, bien plus tard, l'un des auteurs favoris des marxistes.
Les enjeux d'Utopia
Or si le communisme est effectivement l'un des points centraux d'Utopia, toute la question est de savoir dans quelle mesure More le préconise bel et bien. Pareillement, que dire de la tolérance affichée par les Utopiens, indissociable de l'humanisme bien connu de More et d'Erasme, mais qui s'oppose à la pratique ultérieure du chancelier hostile, dès les débuts, aux progrès de la Réforme ? Les réponses dépendent de l'identification du porte-parole de More dans Utopia. Est-ce le voyageur portugais Hythloday, enthousiaste ambassadeur des vertus de l'île d'Utopie, ou le narrateur Morus, dont la proximité onomastique avec l'auteur semble évidente , et qui se dérobe à maintes reprises tout en donnant clairement à entendre qu'il n'est pas entièrement convaincu par les arguments de son interlocuteur ? Robert C. Elliott ne voit pas la moindre difficulté à cela : le porte-parole ne peut être qu'Hythloday car c'est lui qui a " toutes les bonnes répliques " ; en outre, selon Russell A. Ames, " en général, il devrait être évident qu'aucun satiriste ne présentera de manière persuasive et avec quelque longueur des conceptions majeures avec lesquelles il est en désaccord ". On peut ajouter que la platitude des objections de Morus fait de lui la dupe de More qui, par la voix d'Hythloday, condamne " l'opinion commune " et son attachement à " la noblesse, à la magnificence, à l'éclat et à la majesté " (p. 84).
On versera encore pêle-mêle, à l'appui de cette thèse, l'idéal monastique morien que réaliserait Utopie , l'autorisation du divorce (p. 61-62), de l'euthanasie (p. 60) et la présentation des fiancés nus à leur futur conjoint (p. 61) afin, dira-t-on crûment, qu'il n'y ait pas vol sur la qualité. En un mot, la réalisation — par des païens — d'une vie chrétienne généreuse (la communauté des biens) que ne pratique en chrétienté qu'une minorité, de surcroît hypocrite et débauchée — celle des moines — s'accompagnerait d'une profonde remise en cause des principes moraux impraticables du christianisme (le sens de la vie et les liens du mariage), tout en montrant que certains de ses aspects les plus difficiles et les plus régulièrement trahis (la communauté des biens) peuvent être réalisés sans effort à Utopie.
Affiner l'analyse
Selon Elliott lui-même, qui mentionne des exemples puisés chez Horace et chez Lucien de Samosate, il n'est pas exceptionnel qu'un auteur se mette en scène sous les traits d'un narrateur-personnage ridiculisé par son interlocuteur. Utopia relève donc d'un genre littéraire dont les codes, avant toute chose, doivent être soigneusement identifiés si l'on veut proposer une exégèse acceptable de ce qui, en raison du genre lui-même, cultive l'équivocité. À l'intérieur du dialogue philosophique, l'équivocité d'Utopia (par exemple, celle qui touche au jeu sur More et Morus) se distingue du modèle du genre, les dialogues platoniciens, qui eux relèvent de l'univocité en ce sens au moins que Socrate ne saurait avoir tort. Pourtant, que Morus, voire More, joue au malheureux faire-valoir a de quoi intriguer. Faut-il s'arrêter à cette espèce d'autoflagellation de l'auteur confondu avec sa représentation plus ou moins transparente comme narrateur à la première personne ? Pourquoi ne pas envisager la possibilité d'une maïeutique, encore plus ironique que celle de Socrate lui-même, où le lecteur serait invité à exploiter pour son propre compte les pistes que Morus ne fait que suggérer ? À ce compte, Morus serait, comme Socrate, le " taon " qui aiguillonne l'adversaire et l'amène à se déconsidérer, tout en se refusant à imiter le Socrate de la République, par exemple, dans sa formulation explicite d'un véritable modèle. Ainsi, les vertus qui semblent si plates à Elliott sont des vertus positives dans d'autres textes de More et, ce qui est sans doute plus important si l'on veut pratiquer une lecture " interne " attentive aux ressources du texte, des vertus qui " n'ont pas une signification si clairement négative que cela dans Utopia ". On est donc pris dans un tourbillon où le nom même de Morus évoque cette folie (moria) dont Erasme a fait un éloge tout aussi équivoque que l'est Utopia dans son ensemble. Morus peut sembler fou aux yeux d'Hythloday ; or ce dernier est, comme l'indique son nom même, un dispensateur de non-sens. Le silence ultime de Morus, comme si Hythloday l'avait réduit à quia, dévoile alors l'inanité du sage à ses propres yeux, c'est-à-dire celle d'Hythloday lui-même. De même, dans la première partie de l'ouvrage, le cardinal Morton (personnage historique certes, mais dont le nom semble être aussi, à point nommé, une autre variation sur la moria) met un terme à la dispute quand elle s'enlise, et suggère qu'il est vain de discuter avec un fou (p. 19) : des deux suggestions des Proverbes (xxvi, 4 et xxvi, 5) on retient celle qui favorise l'équivocité de l'ensemble de l'œuvre.
En second lieu, Utopia est une dramatisation. Sa structure oppose la dénonciation de l'Angleterre du début du xvie siècle, dans la première partie, à la société idéale décrite dans la seconde partie. Si l'une doit être réformée, l'autre est-elle praticable ? Utopie, lieu de nulle part, peut aussi s'entendre comme lieu du bien (Eutopie) tout autant, enfin, que Udepotie (ce qui ne sera jamais). L'idéal est hors du temps comme de l'espace. Pareillement, l'absurdité de la toponymie — entre autres choses, le fleuve sans eau qui arrose la capitale —, la terminologie péjorative qui flétrit sournoisement les fonctions officielles tout comme les Utopiens dans leur ensemble — l'encadrement social est assuré par des " gardiens de pourceaux " —, et enfin l'ineptie de l'onomastique — l'un des compagnons d'Hythloday est un certain Tricius Apinatus, ce qui signifie " stupide non-sens " —, montrent qu'Utopie ne saurait, de but en blanc, se substituer à l'Angleterre dénoncée. À l'évidence, les lecteurs latinistes de More auraient dû reconnaître le canular. Si tous ne l'ont pas fait, comme semblent en témoigner les lectures au premier degré de Guillaume Budé et de quelques autres — lectures qui conduisirent More lui-même à se distancier de son texte —, c'est peut-être parce que le procédé, apparemment par trop banal, exige d'autres élucidations. Il pouvait, comme le supposent certains, n'avoir d'autre finalité que de protéger More de possibles sanctions pénales. Je souhaite proposer une autre interprétation.
Une autre interprétation
Il convient tout d'abord de rappeler que, sur le moment, l'Église ne trouva rien à redire à Utopia : pour elle, à l'évidence, les pratiques utopiennes ne relevaient que du jeu littéraire, voire du topos sur les vertus et les limites de la raison non aidée, non transcendée par la Révélation. La question porte sur le choix impensable entre une Angleterre infidèle aux exigences chrétiennes et une Utopie païenne qui représente, quelles que soient ses vertus, une autre forme de régression. Utopie est sans doute, dans son ordre propre, supérieure, en raison de sa monogamie et de son rejet de la sexualité hors mariage, aux sociétés païennes voisines ; mais son autorisation du divorce en cas d'adultère ou de " conduite si difficile qu'on ne peut la tolérer ", jumelée à la peine de mort pour l'adultère récidiviste, donne à penser qu'aux yeux de More on est là dans une autre forme de choix impensable. Les Utopiens sont sans doute supérieurs aux autres païens mais ils ont encore beaucoup de chemin à faire et ce, dans deux directions : l'indissolubilité du mariage et des châtiments moins sévères pour les adultères, en accord avec l'attitude du Christ lui-même. Comme ils acceptent avec enthousiasme le christianisme, on peut supposer que leurs lois évolueront sur la question dans les deux directions si la nouvelle religion évite de mettre en danger l'ordre public par un zèle intempestif.
La vertu des Utopiens, en outre, les sauverait de la pratique déréglée des chrétiens, mais elle se donnerait un autre champ d'action. Dans cette perspective, la découverte du corps du futur conjoint, afin de s'assurer qu'il plaira, perd beaucoup de sa nécessité : les Utopiens vivent encore selon la chair, il leur faut apprendre à vivre dans un autre amour. Cela leur est déjà facilité car il leur est interdit de répudier une femme dont, " sans qu'il y ait faute de sa part, le physique s'est détérioré ". En ce sens, l'anecdote, d'un goût pour le moins douteux, sur l'attitude de More avec son futur gendre et ses deux filles , montre une sorte de tolérance amusée des limites ordinaires des humains — institutionnalisées à Utopie —, alors que lui-même prenait en compte d'autres exigences . Ainsi, quelque raisonnable que puisse sembler la pratique des Utopiens, elle n'en est pas pour autant l'ultime idéal. Dans le même ordre d'idées, l'euthanasie perd tout son sens si l'on voit en l'offrande volontaire des souffrances physiques un élément de la communion des saints. C'est, au demeurant, un aspect que les Utopiens n'ignorent pas totalement (p. 75-76) et auquel le christianisme pourrait servir de levain. Ce monde apparemment clos sur lui-même mais qui est en marche, de l'aveu même d'Hythloday — quelque incapacité que montre ce dernier à exploiter les conséquences de cette transformation —, n'est donc pas forcément, loin de là, l'idéal qu'il faudrait mettre en pratique. Il ne sert qu'à aiguillonner les chrétiens sur leurs propres manquements ; il ne peut légitimer la rechute dans un temps préalable à la Révélation.
On ne doit pas davantage s'imaginer que More recommande ce communisme utopien qui suscite l'enthousiasme d'Hythloday. Quelle que soit l'apparente incapacité de Morus à défendre la position traditionnelle sur la question — il ne fait que mettre en avant, mollement, des objections pratiques qui n'ont aucune chance de convaincre son fanatique interlocuteur (p. 29) —, il n'en reste pas moins que c'est dans la magnificence, qu'il essaie aussi de promouvoir, que réside la clé. On ne soulignera sans doute jamais assez l'importance des repas dans Utopia (et ailleurs chez More, par exemple dans le Dialogue of Comfort, écrit à la Tour de Londres alors qu'il attendait d'être exécuté). Or ces repas sont offerts par ceux qui, en raison de leur position sociale, peuvent traiter dignement leurs hôtes, au premier chef Hythloday lui-même qui, au bout du compte, dénonce en ingrat pique-assiette ce dont il bénéficie. Être en mesure de recevoir dépend d'une richesse individuelle dont on fait profiter les autres. Qu'il s'agisse du cardinal Morton et du repas qu'il offre à, semble-t-il, un grand nombre de convives, ou du déjeuner et du dîner auxquels Morus convie Hythloday, la vertu de magnificence permet de conjuguer la propriété privée et la communauté d'usage, suivant le précepte aristotélicien, repris de Pythagore, qu'" entre amis tout est en commun ". C'est là le meilleur moyen de résister à la fois à l'égoïsme des riches tout comme à la solution utopienne où la communauté radicale des biens interdit cette pratique de la vertu privée qui seule permet d'élever l'âme. Si la communauté des biens est le remède à l'orgueil en quoi, très traditionnellement, More voit le pire de tous les péchés capitaux, sans doute faut-il supposer que ce remède n'est qu'une solution en trompe-l'œil car elle ne permet pas le jeu subtil de la liberté qui donne son vrai sens à la vertu ; Hythloday, pourfendeur de l'orgueil (p. 84), ne va donc pas jusqu'au bout du raisonnement ; et pour que cette vertu ne sombre pas, à son tour, dans l'orgueil pharisien, Utopia ne fait que la désigner en creux. Suivant le précepte même de l'Évangile, la main gauche ne doit pas savoir ce que fait la droite. Il n'y a donc nullement lieu de s'étonner que la solution médiane de la magnificence n'apparaisse qu'entre les lignes et qu'elle ne fasse jamais l'objet d'une apologie en bonne et due forme. La vertu ne se prouve pas en paroles, mais en actes — ne serait-ce que lorsque Morus se refuse à répondre à un Hythloday épuisé par son propre discours, et qu'il se contente de le convier à se restaurer.
D'où l'importance centrale de la pratique qui est la pierre de touche de tout comportement politique. Hythloday se refuse à agir concrètement en se faisant conseiller de rois qui, dit-il, rejetteront toujours ses avis. On peut admettre la force de l'argument : More paiera, en quelque sorte, la vanité de cette entreprise du sage qui descend dans l'arène. Mais la dramatisation de deux attitudes opposées débouche sur le devoir d'État que, vaille que vaille, More assumera jusqu'au bout, en pleine connaissance de cause et sans illusion. Même s'il ne s'éleva pas franchement contre le remariage d'Henri VIII, son silence même était un crime politique . En des temps moins troublés, ceux où se déroule l'intrigue d'Utopia, le cardinal Morton donne l'exemple de ce que pouvait recommander More : comme les Utopiens eux-mêmes, il est ouvert aux suggestions extérieures (p. 17), à l'inverse du fanatisme d'Hythloday qui refuse tous les compromis comme autant d'abdications devant l'injustice. Quelque difficulté qu'il y ait, comme le montre Hythloday, à essayer de mettre en œuvre des réformes modérées en siégeant au conseil d'un roi, c'est quand même là la seule entreprise qui vaille d'être prise en considération.
Utopie et dystopie
C'est dire la complexité d'Utopia. Son équivocité, que l'on peut partiellement dissiper, n'en est pas moins un élément central dans la stratégie littéraire de More . On ne dira pas la même chose des ouvrages qui ont puisé dans une interprétation " anti-utopienne " d'Utopia, comme le Meilleur des mondes, d'Aldous Huxley, ou 1984, de George Orwell. Les choses y sont assez claires ; de même, à l'inverse, est-il assez clair que, pour des hommes de gauche comme B. F. Skinner et Edward Bellamy , la société utopienne qu'ils décrivent est un idéal à atteindre. On peut considérer sans grand risque d'erreur que, dans ces deux genres opposés, la trame fictionnelle sert à l'univocité qui dissipe les jeux linguistiques. On peut, chez Orwell, Huxley et Anthony Burgess , prendre conscience des ressources du langage, à la fois comme instrument totalitaire et comme parole libératrice — une façon de retrouver Ésope et sa langue meilleure et pire de toutes les choses —, mais il ne s'agit plus d'un langage dont la fonction même est de cacher ce qu'il a à dire comme c'est le cas chez More. Utopia, en effet, procède d'un tout autre genre, celui du dialogue socratique inversé où l'idéal s'incarne en apparence dans les propos de celui dont il va falloir montrer en quoi il ne peut pas être un véritable guide. Les choses sont donc infiniment plus floues que chez Huxley et Orwell, par exemple. Leur individualisme (l'individu qui aspire à la liberté est finalement écrasé par une société qui a mis en place des tendances utopiennes que nous appelons aujourd'hui totalitaires) apparaît clairement comme la véritable réponse. La dystopie, ou anti-utopie, est en un certain sens un appauvrissement. La forme romanesque qui la caractérise permet l'univocité de héros qui, par leur prise de distance avec le primat social, montrent clairement quelles sont les prises de position de l'auteur .
La dystopie éclaire en effet sur les impasses de l'utopie. En un mot, le contrôle social, censé conduire au bonheur et à l'accomplissement des individus, ne débouche que sur leur oppression. Certains s'en satisfont, d'autres prennent conscience et peuvent aller jusqu'à la résistance. Ceux qui s'en satisfont couvrent tous les degrés de l'abrutissement : les hédonistes heureux du Meilleur des mondes, les " prolos " de 1984, l'enfant idiote du 1985 de Burgess ; d'autres s'en satisfont en dépit de, voire grâce à, la prise de conscience qui fait d'eux des apparatchiks — ainsi de O'Brien dans 1984. On remarque en outre que le héros dystopien ne souhaite pas le retour à une idéologie d'avant la prise de pouvoir par la dystopie. On peut rêver d'un monde préalable, comme le fait Winston Smith dans 1984, on peut interpréter le retour du temps (que la dystopie, tout comme l'utopie, s'efforce d'abolir) en fonction de cycles ancrés dans l'affrontement des théologies augustinienne et pélagienne, comme le fait Tristram Foxe dans The Wanting Seed, mais le héros dystopien n'est pas un héros positif dans toute la portée que donne à ce terme la littérature militante : le cas limite est sans doute celui d'Alex dans l'Orange mécanique de Burgess. Créer un héros positif serait précisément sacrifier aux illusions qu'il s'agit de dénoncer. En outre, le héros dystopien a pris conscience de l'impossibilité de restaurer le passé. Il n'est plus que la mémoire vivante de quelque chose en quoi lui-même ne croit pas intégralement. La dissidence peut se faire une sorte de fin en soi, utilisant les matériaux de la culture passée pour lutter contre le présent sans pour autant déboucher sur la reconstruction volontariste d'un ordre quelconque : ainsi des voyous férus de culture humaniste dans 1985. Le passé est composite et ses strates multiples et contradictoires s'entremêlent. Il serait vain d'essayer de les ordonner car ce serait là prêter le flanc aux délires étatiques. La seule issue, au fond, est la mort, suicidaire comme dans 1985, ou comme punition comme dans le Meilleur des mondes et dans 1984 où Winston Smith survit, brisé et remodelé par le lavage de cerveau, en attendant qu'elle le rattrape. Individu et société sont radicalement opposés.
Autant dire qu'on n'est pas dans le même monde que celui de More. La coercition sociale n'avait pas chez lui le sens répulsif qu'elle a aujourd'hui . La multiplicité des cadres (État, Église, mais aussi familles et corps intermédiaires) allait de soi à ses yeux. La question porte alors sur l'articulation et la hiérarchisation de ces cadres. On ne peut faire de More ni un héraut de l'individualisme ni le héraut d'un ordre social qui engloberait tout. Il faut se contenter de l'étudier en fonction de son temps, et à cet égard le débat porte sur l'articulation des deux conceptions de la société que Michael Oakeshott a distinguées sous les noms de societas et d'universitas . Fondée sur le règne de la loi, la première se contente de voir en l'État une instance arbitrale, alors que la seconde considère qu'il lui appartient de diriger la société vers un but unique et préétabli ; la societas n'est pas exclusive de diverses universitas dans lesquelles on entrera librement en fonction de tel ou tel idéal particulier que l'on souhaite promouvoir ; à l'inverse, l'universitas étatique ne peut guère voir en de telles universitas que des concurrentes qu'elle ne souffrira nullement par conséquent.
On a souvent cru trouver en Utopie la généralisation, à l'échelle de la société tout entière, de cette vie monastique à laquelle le jeune More aurait souhaité se destiner. Il est tentant de supposer que, si la véritable réponse doit être cherchée entre les deux suggestions opposées de l'Angleterre tudor et d'Utopie, l'idéal de More serait l'articulation d'une vie monastique librement choisie en pleine connaissance de cause — afin d'éviter les scandales contemporains — et d'un État qui ne saurait imposer de modèle exclusif ; en d'autres termes, l'universitas du cloître s'intègrerait à la societas. À l'inverse, Utopie, royaume à bien des égards monacal de part en part, a aussi des moines au sens strict. Une universitas du petit nombre se juxtapose à celle du grand nombre, tous participant de la même visée même si certains se sont, dirait-on, professionnalisés.
L'impossible modèle
Dès lors on comprend mieux quelles réserves secrètes peut connaître More dans le temps même où il semble céder, tout comme Morus — on le verra —, aux charmes utopiens. On a souvent fait reproche au persécuteur des protestants d'avoir abandonné la tolérance qu'expose son chef-d'œuvre. Or Utopie, il faut en convenir, n'est pas d'une tolérance absolue. La philosophie qui gouverne l'île, et qui se jumelle à diverses formes religieuses (p. 50-51, 72-73), exige que l'on observe un minimum de dogmes, comme l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, et qui essaierait de s'affranchir de ce minimum est frappé d'opprobre (p. 75). Il n'y a là, au fond, qu'une simple variation sur le thème central d'une certaine unité de croyance ; ne pas mettre à mort le dissident, car on espère toujours que la " raison " finira par triompher de sa " folie ", n'a d'ailleurs rien de particulièrement rassurant ; en outre, on est fondé à se poser des questions sur la manière même dont on peut survivre, frappé d'opprobre, dans un pays où tous, au fond, vivent sous le regard de tous. Pourtant, si de tels aspects évoquent le traitement médical, en régime totalitaire, des dissidents, Utopie ne s'en prend qu'à ceux qui professent une opinion condamnée ; il n'y a pas de détection du déviant à la manière qu'imaginera Orwell dans 1984. Tout compte fait, More n'imaginait guère un idéal tolérant plus élevé que celui qu'il devait pratiquer ; mais là où le bât blesse, c'est lorsqu'il s'agit de savoir si vraiment, aux yeux du catholique médiéval qu'il était, la simple raison païenne pouvait fonder un régime acceptable, ou si elle était susceptible de faire négliger ce qui, au delà de l'ordre politique, expliquait véritablement la condition humaine.
Force est de constater que More était au fond déchiré entre deux compréhensions opposées. Admettre la valeur de la raison païenne permettait, avec le thomisme, de définir un champ propre au politique ; mais le faire avec l'enthousiasme d'Hythloday donnait à croire que la raison seule pouvait fournir, dans son application politique, le remède aux maux de l'humanité. L'universitas avait alors un large champ devant elle, et More lui-même, qui dans un rêve éveillé s'imagina sous les traits du roi des Utopiens, vêtu de la robe de bure des franciscains, couronné d'un " diadème de froment [...] et tenant à la main, comme sceptre sacré, une poignée de froment ", trouvait sans doute très facilement en lui-même de quoi céder, ne fût-ce qu'un instant, à la tentation de cette fusion de la vie monacale et de la vie dans le siècle. Il s'agissait toujours de cette déploration de l'état pitoyable de la chrétienté au miroir d'une civilisation juste quoique païenne. Lorsque Morus admet " qu'il y a de nombreuses choses dans l'État d'Utopie dont je souhaiterais que notre propre pays les imitât — bien que je ne m'attende pas beaucoup à ce qu'il le fasse " (p. 85), il y a là conjonction entre lui et More — et pourtant il y a aussi conjonction entre eux deux lorsque, à l'inverse, Morus met en cause " le fondement de leur système tout entier, c'est-à-dire leur vie en communauté et leur économie sans argent " (p. 84) qui interdit la libre pratique de la magnificence. Car c'est là que la raison utopienne bute irrémédiablement contre le modèle chrétien auquel More tient encore plus, même s'il n'est concevable que sous la forme de la Cité de Dieu. Historiquement, la communauté des biens ne pouvait se réclamer ni des premiers chrétiens, qui en fait étaient libres de disposer à leur guise de leur propriété, ni de la tradition patristique et de la scolastique . Les réserves ultimes de More à l'égard de son œuvre s'expliquent, en définitive, par des doutes évidents à l'égard de toute universitas qui se substituerait à la societas : elle ne permet pas de modifier radicalement la condition humaine car cette dernière, en dernière analyse, n'est pas uniquement politique mais théologique. Aucune cité des hommes ne saurait proposer de véritable solution. Dans sa péroraison contre l'orgueil, Hythloday ne paraît pas s'apercevoir de ce point fondamental : son volontarisme lui fait oublier que nulle institution, si parfaite soit-elle en apparence, ne peut libérer du péché originel ; et celles qui, en apparence, en jugulent le mieux les manifestations ne font que mieux le perpétuer sur leurs marges. À cet égard, la sauvagerie mal déguisée des Utopiens dans leurs rapports avec les autres peuples (p. 41, 67, 69) est une métaphore d'un péché qui est d'autant plus dévorant qu'on a essayé de le nier par le dressage social et d'en faire la marque temporelle d'autres civilisations. La caractéristique ultime d'Utopie, c'est peut-être bien, alors, le pharisaïsme.
n. c.