" LA NON-EDUCATION à la foi, dès qu'elle est systématique, constitue un authentique système d'éducation à la non-foi ", observait Michel Menu pour déplorer il y a de cela vingt ans les bataillons entiers d'analphabètes religieux que déversait à plein régime le mammouth éducatif depuis l'épiphanie de la Loi Debré .

La volonté éradicatrice de la République idéologique a trouvé dans l'école le moyen de stériliser l'infâme, ce marqueur génétique de la " France moisie " qui fait tant d'ombre à Philippe Sollers. Des Lumières au culte sollersien et à ses avatars bourdivins, la culture de l'instant et de l'ego affranchie de l'épaisseur du temps procure désormais les fruits secs de l'homme en déshérence ; produit emblématique de la modernité, il apparaît soudain à nos humanistes patentés comme un golem à qui manquerait non pas la dimension religieuse, mais du moins son souvenir. L'école de la République doit donc répondre dans l'urgence à ce " devoir de mémoire " et Jack Lang, avant son éviction du ministère par Jules Ferry junior, avait demandé à Régis Debray un état des lieux. Ainsi parut l'Enseignement du fait religieux dans l'école laïque.

Dans cet état des lieux, Régis Debray constate d'abord l'échec de la transmission culturelle, à la source de toutes les angoisses qui affectent nos contemporains. Les institutions en charge du sens ayant failli (la famille et les Églises principalement – la faute à qui ?), la mission s'en est reportée sur l'institution scolaire au moment même où, par malheur, la massification la condamnait justement à abdiquer son ancien humanisme au nom du tandem consommation-communication : " Détresses patrimoniale, sociale, morale ? Montée des opacités, des désarrois et des intolérances, des mal-être et des errances ?... L'inculture religieuse est partie, en aval, d'une "inculture" d'amont, d'une perte des codes de reconnaissance affectant tout uniment les savoirs, les savoir-vivre et les discernements. "

Critique induite de la modernité ? Régis Debray estime en tout cas que l'histoire des religions prend sa "pleine pertinence éducative comme moyen de raccorder le court au long terme en retrouvant les engendrements longs propres à l'humanitude ". Voilà une intuition qui promet de nouvelles étapes à plusieurs étoiles dans son guide campostellaire Dieu, un itinéraire (Odile Jacob, 2001) qui ne saurait être un guide Mi-chemin ! Toujours est-il que " tradition religieuse et avenir des Humanités sont embarqués sur le même bateau " dont on aimerait qu'il ne soit ni le Titanic, ni le radeau de la Méduse.

 

Retrouver le temps réel

Car le problème de la modernité – ou de la sortie de la modernité – est de raccorder le court terme au long terme. La culture moderne, observe Régis Debray, est une " culture de l'extension " qui donne la priorité à l'espace sur le temps : le temps réel abolit certes l'espace mais il atomise l'épaisseur du temps. L'espace mis en perspective par l'image de synthèse supprime pratiquement la dimension temporelle : " Élargissement vertigineux des horizons et rétrécissement drastique des chronologies ; contraction planétaire et pulvérisation du calendrier ", relève le philosophe qui pointe le déséquilibre entre l'espace et le temps aux dépens de ce dernier et en appelle à un retour à la tradition puisque l'antidote réside selon lui " dans la mise en évidence des généalogies ".

Retour au temps long, donc, pour lequel il faut battre le rappel des professeurs de lettres – ceux qui prônent " le syncrétisme du langage tridimensionnel projeté sur l'axe unidimensionnel du discours ? " —, des professeurs de philosophie — ceux qui, dans la foulée de la Pensée 68 , enseignent l'anti-humanisme à visage marxo-nietzschéo-freudien ? — et les professeurs d'histoire et de géographie — pour peu qu'ils se sortent de la déprime épistémologique où les entretient le salmigondis marxo-libéral de la fin de l'histoire ?

Mais le projet humaniste rencontre quelques résistances. Côté laïque, le coming back de la culture religieuse apparaît comme " le cheval de Troie du papisme et du retour des magiciens " tandis que quelques cols romains survivants crient au danger de confusionnisme ou de syncrétisme. Le médiologue propose aux vigilants de la libre-pensée et aux vigiles de la bien-pensance quelques pistes de réflexion.

 

Objet de culture et objet de culte

La première est le distinguo fondamental entre offre de savoir et proposition de foi. " Le rapport sacramentel à la mémoire vise à accroître et à affiner la croyance [tandis que] le rapport analytique tend à accroître et affiner la connaissance ", rappelle le philosophe selon la ligne bien traditionnelle de la laïcité cognitive. Il souligne ensuite que la quête du sens est une réalité sociale dont l'Éducation nationale ne peut pas faire l'économie, car cultures, langues, religions, identités, patrimoines constituent l'univers symbolique " où peuvent rentrer le droit, la morale, l'histoire de l'art et le mythe, dont l'école se doit d'étendre l'intelligence réflexive et critique ". D'ailleurs, rejeter le fait religieux en dehors des institutions de transmission du savoir revient à laisser proliférer les lectures fondamentalistes. C'est pourquoi l'approche objectivante et l'approche confessante ne se font pas concurrence dans la mesure où l'optique de connaissance fait " le partage, à titre liminaire, entre le religieux comme objet de culture et le religieux comme objet de culte ". Il s'agit d'informer des faits pour en élaborer les significations, selon la meilleure tradition des humanités.

 

La laïcité en amont de la liberté religieuse

 

Ces rappels étant faits, Régis Debray pose la question au fond de l'ordre du jour, celle de la laïcité. Selon lui, le principe de laïcité place la liberté de conscience " en amont et au-dessus de ce qu'on appelle dans certains pays la liberté religieuse " ; il en conclut que la laïcité est ce qui rend possible la coexistence de toutes les options spirituelles, " car ce qui est commun à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait ".

Se pose alors une question généalogique fondamentale : la question de la laïcité se conçoit-elle en dehors des schémas de la civilisation judéo-chrétienne ? La laïcité peut-elle se conceptualiser en dehors de la distinction qui est en son cœur, entre le spirituel et le spirituel ? L'invitation renouvelée à l'école laïque à se montrer " non pas un petit peu moins mais un petit peu plus laïque... en ce qu'elle ne peut ni ne doit prétendre viser le cœur battant de la foi vécue " pourrait s'inscrire dans cette logique, comme d'invoquer la laïcité comme une déontologie qui doit éviter la confusion des magistères en refusant " tout ce qui peut ressembler au conflit des deux France "... pour en conclure un peu hâtivement que la laïcité est une chance pour l'islam en France et l'islam en France une chance pour la laïcité : serait-ce la troisième France qui réconciliera les deux autres ? On a décidément raté les Cosaques et le Saint-Esprit.

 

La démocratie de la sortie de la démocratie

 

Voilà le moment dialectique où l'on quitte la perspective généalogique universaliste de la civilisation judéo-chrétienne pour celle d'une modernité critique des circonstances qui ont permis son éclosion et sans l'intelligence desquelles elle devient incompréhensible et illisible. Outre le fait que les recommandations à l'Éducation nationale en matière de programme relèvent de la souris accouchée par la montagne, l'Enseignement du fait religieux dans l'école laïque, loin de renouveler la problématique laïque, s'inscrit résolument dans cette laïcité si différente de la conception américaine de la Nation under God. " Il ne s'agit pas, pour l'État républicain à la française, de se séparer des confessions, comme dans le cas américain, écrit Marcel Gauchet, mais de la religion même, pour autant que la présence d'un catholicisme hégémonique et la nature des prétentions de l'Église romaine transforment le problème d'une religion particulière en problème de la religion en général . " C'est donc de l'amont des circonstances historiques où s'est noué " le nœud théologico-politique des Lumières françaises " et en termes philosophiques qu'il conviendra de soigner ce traumatisme initial qui continue d'inhiber l'intelligence française. D'autant qu'il détermine très largement la crise actuelle de la démocratie et sa dérive totalitaire dénoncée par maints observateurs .

Si le même Marcel Gauchet a pu soutenir que le christianisme est la religion de la sortie de la religion, c'est à cause des incroyables conséquences anthropologiques de la religion de l'Incarnation dans le domaine de la liberté et de la responsabilité personnelles qui ont cru trouver dans la révolution de l'individualisme rousseauiste une expression politique définitive sous la forme de l'appropriation démocratique de la souveraineté absolue. L'impuissance des philosophies anti-humanistes qui ont fleuri sous les pavés de 68 et se sont déployées en une rhétorique stérile a incontestablement balisé l'impasse où s'est fourvoyée la culture occidentale coupée de ses racines chrétiennes ; les productions dérisoires de la République des Lettres unes et indivisibles apparaissent aujourd'hui dans leur inconsistance . L'individualisme ultra-libéral à prétention humaniste s'enfonce dans la même ornière et la démocratie de la sortie de la démocratie nous laisse entrevoir une nouvelle barbarie. Mais il faut revenir au sujet.

 

Les païens parlent aux païens

 

L'aspiration au retour à une culture religieuse doit donc être considérée de la façon la plus positive comme la volonté de retisser un fil rompu qui donnait un " sens " aujourd'hui occulté et devenu incompréhensible, et quelque décevante soit la réflexion de Régis Debray, elle manifeste bien l'enjeu culturel primordial, " théologico-politique ", de la question religieuse, nouvelle querelle du sacerdoce et de l'empire où l'empire espère se donner indéfiniment la réplique à lui-même . Encore faut-il vouloir aller au bout de la réflexion, et nous voudrions pour conclure indiquer sous forme de propositions quelques pistes à explorer.

Tout d'abord, dans l'ordre politique, le monopole scolaire d'État demeure la garantie fondamentale du maintien de la pensée unique qui fait de la laïcité la religion laïciste du système éducatif. Il constitue de fait la matrice de la religion démocratique qui a le curieux privilège d'être seule exempte du principe de laïcité. Ce manquement à la règle de la laïcité fait de l'école de la République une école religieuse qui s'applique à l'ignorer.

Corollairement, l'école catholique qui s'est pliée au principe de laïcité en signant la Loi Debré de 1959 participe à l'édification de la religion démocratique unique en maintenant la fiction d'une liberté d'enseignement réduite à un caractère propre qui ne lui permet guère de développer un projet d'enseignement religieux conforme à sa vocation chrétienne.

Il importe donc que la culture religieuse soit conçue comme un antidote à la religion démocratique dans l'enseignement public en y appliquant la véritable laïcité cognitive, celle de l'autonomie nécessaire des sciences profanes à l'égard de toute foi religieuse, et notamment politico-religieuse.

Il va de soi que la laïcité cognitive s'applique également à l'école catholique qui a aussi pour devoir de faire entrer dans le champ des connaissances de ses élèves les Écritures bibliques, la doctrine et la philosophie chrétiennes, l'histoire sainte et celle de l'Église... qui fondent une véritable culture chrétienne. Cette résurrection de la culture chrétienne est la mission spécifique de l'école catholique qui ne peut se contenter de reproduire une culture religieuse laïque : elle est le lieu de la fécondation de la culture par la foi sans laquelle il n'existe pas de culture chrétienne. L'école religieuse est donc une œuvre de salut public.

La pensée unique qui se mue en religion démocratique des droits de l'homme est une dogmatique qui n'admet d'autre débat qu'à l'intérieur d'elle-même : les païens parlent aux païens. La civilisation occidentale s'est constituée par le dialogue fructueux de la culture païenne et du christianisme. Renouer le dialogue avec le judéo-christianisme est l'unique chance pour la civilisation européenne de ne pas sombrer dans la société totalitaire de la démocratie érigée en orthodoxie d'État.

 

Laïcité d'intelligence

 

Il faut avoir le courage de remettre au centre de la formation de l'intelligence le dialogue interrompu par la mise hors jeu du judéo-christianisme. Régis Debray pressent bien cette nécessité dans son appel à passer d'une laïcité d'incompétence — qui a tout intérêt à conserver cette inhabituelle modestie — à une " laïcité d'intelligence " qui jette un doute sur ses antécédents. Encore faut-il pour cela maintenir à l'Église son statut, sa représentativité et les institutions qui lui permettent d'avoir une influence sur la société, notamment dans le domaine de l'enseignement, non seulement dans la société civile mais dans le cadre des États et des grandes organisations inter-étatiques (Onu, Union européenne,...). Cela nécessite une redéfinition de la laïcité juridique qui tienne compte du droit de l'Église, antérieur à celui de la République, puisque fondé sur une hétéronomie que la République ne reconnaît pas. Or cette non–reconnaissance fait de la démocratie la nouvelle idole dont il appartient à l'Église de combattre le culte pour le bien même de la République.

La dimension fondamentale de la laïcité comme garantie juridique de la liberté de conscience et liberté religieuse doit, pour retrouver toute son épaisseur, se réenraciner dans l'anthropologie chrétienne de la liberté et non pas uniquement dans la revendication des Lumières à l'autonomie. Et s'il s'avère décidément impossible de fonder une éthique républicaine sans référence transcendante, il appartient à l'Église de rappeler au politique son incompétence en la matière, selon les termes mêmes du principe de laïcité, et son autorité à elle en matière de vérité. Car " la vérité éclaire l'intelligence et donne sa forme à la liberté de l'homme ", dit Jean Paul II .

Enfin, Mgr Michel Schooyans évoque " la différence chrétienne " qui doit se faire entendre à l'heure où la modernité débouche sur l'inhumanité congénitale de l'humanité sans Dieu . La famille et l'école chrétienne sont les premiers lieux où éclôt cette différence. Il appartient aussi aux chrétiens de sauver la laïcité juridique et de rappeler que la mesure du droit est, selon la tradition humaniste et chrétienne, " ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens ". Car l'effet majeur de la laïcité bien comprise, c'est la mise en œuvre et la réalisation de la charité politique : n'est-elle pas la figure ultime et accomplie de la " volonté générale " ?

 

E. TR.