La vie publique de l'économiste Frédéric Bastiat dura à peine six ans . Orphelin à neuf ans, élève des bénédictins au collège de Sorèze, commerçant déçu puis agriculteur malheureux, il se fit connaître à 43 ans en publiant dans le Journal des économistes un article qui obtint un succès retentissant .

Il était depuis treize ans juge de paix du canton de Mugron, aux environs de Bayonne. En 1848, il devient député des Landes. Deux ans plus tard, il meurt à Rome, le 28 décembre 1850. C'est donc en six ans d'une vie aussi active sur son déclin qu'elle avait été jusqu'alors paisible et retirée, que Bastiat a composé une œuvre qui a fait de lui l'un des économistes du xixe siècle les plus populaires .

Parmi ses écrits se distinguent deux groupes d'inégale étendue. L'un constitue ce que l'on a appelé l'œuvre polémique de Bastiat, l'autre constitue son œuvre doctrinale. Bastiat polémiste fut perçu comme un vulgarisateur de l'économie politique . Sa finesse d'esprit et l'élégance de son style contribuèrent en effet à répandre la science économique bien au-delà du cercle des économistes : il fut un temps où ses Œuvres complètes étaient offertes en cadeau de mariage... Deux doctrines eurent le don d'échauffer sa bile et de révéler son talent : le protectionnisme et le socialisme. Il propagea les idées des libres échangistes anglais dans son livre Cobden ou la ligue, fonda l'hebdomadaire le Libre Échange qui parut de 1846 à 1848, brocarda ses adversaires dans ses " Petits pamphlets " et ses " Sophismes " publiés par le Journal des débats et le Journal des économistes.

 

Pourfendeur de l'imposture et de la spoliation

Polémiste ou docteur, Bastiat est un pédagogue à l'esprit acéré. Pour exemple, cet échange de correspondances imaginé entre Don Quichotte et Sancho Paça, après que le Chevalier à la Triste Figure eut installé son fidèle écuyer comme gouverneur de l'île Barataria. Don Quichotte paraphrase le Contrat Social :

Je crains, ami Sancho, qu'appelé à jouer sur la scène du monde le rôle d'un Lycurgue, d'un Solon, d'un Numa, tu ne te sois pas encore assez identifié avec la pensée et le but de ces grands hommes. Comme eux, tu es plus que prince, tu es législateur ; et sais-tu ce que c'est qu'un législateur ? Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en État de changer, pour ainsi dire, la nature humaine — de transformer chaque individu en partie d'un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en quelque sorte, sa vie et son être. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses propres forces pour lui en donner d'autres qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui.

Ami Sancho, tu as à être l'inventeur d'abord, puis le mécanicien d'une machine, dont les Baratariens seront les matériaux et les ressorts. N'oublie pas que dans cette machine tout doit être combiné, non pour la gloire de l'inventeur ou le bonheur du mécanicien, mais pour le bonheur et la gloire de la machine elle-même. Ton code ne serait pas seulement un code, mais une religion ; violer la loi serait commettre un sacrilège [...]. Il ne serait pas mal que tu puisses persuader au Baratariens que tu es en commerce secret avec quelque déesse. Une telle supercherie serait, il est vrai, odieuse chez tout autre, mais elle est très permise à un législateur ; tous s'en sont servis, depuis Lycurgue jusqu'à Mahomet. Et de nos jours encore, si tu lis les écrits des publicistes qui aspirent à refaire la société, tu y remarqueras un ton de mysticisme qui prouve qu'ils ne seraient pas fâchés de passer pour des inspirés ou des prophètes.

 

À ce programme de mystification et d'imposture Bastiat réplique par l'entremise de Sancho Paça, qui dicte une lettre à son suzerain :

Les Baratariens, que vous n'avez peut-être jamais vus, paraissent fort occupés des arrangements qu'ils ont à prendre pour être heureux, et je ne comprends pas que vous les ayez pris pour des matériaux... Ils ont un trait de ressemblance avec les habitants de mon village, en ce que chacun d'eux est si avide de bonheur qu'il le recherche quelques fois aux dépens d'autrui. Pendant plusieurs semaines, mon secrétaire n'a fait que me lire des pétitions étonnantes sous ce rapport. Toutes, soit qu'elles émanent d'individus ou de communautés, peuvent se résumer en ces deux mots — Ne nous prenez pas d'argent, donnez-nous de l'argent.

J'ai envoyé quérir mon ministre de la Hacienda et lui ai demandé s'il connaissait un moyen de donner toujours de l'argent aux Baratariens sans leur en prendre, ou au moins de leur en donner un peu plus que je ne leur en prendrais. Il m'a dit que c'était tout le contraire, et qu'il était de toute impossibilité de donner dix à mes sujets sans leur prendre au moins douze, à cause des frais. Alors, je me suis fait ce raisonnement : si je donne à chaque Baratarien ce que je lui ai pris l'opération est ridicule. Si je donne plus aux uns, c'est que je donnerai moins aux autres, et l'opération sera injuste.

J'ai donc convoqué une grande assemblée de Baratariens et je leur ai parlé ainsi :

" Que signifient ces monceaux de pétitions ? Si je les en croyais, tout le monde à Barataria volerait tout le monde, et cela par mon intermédiaire ? N'avez-vous pas des bras, des jambes et une volonté pour les diriger ? Faites donc votre bonheur vous-mêmes. Dieu vous a donné des terres ; cultivez-les, façonnez-en les produits. Échangez les uns avec les autres ; que chacun travaille selon son goût.

" Pour moi, mon devoir est de garantir à chacun ces deux choses la liberté d'action, la libre disposition des fruits de son travail. Je m'appliquerai à réprimer, où qu'il se manifeste, le funeste penchant à vous dépouiller les uns les autres. Si je dois être l'instrument au moyen duquel il n'y ait personne de volé, ma mission sera d'autant plus restreinte que vous serez plus justes [...]. Faites comme vous l'entendrez : travaillez ou vous reposez, faites ripaille ou maigre chère, dépensez ou économisez, agissez isolément ou en commun, entendez-vous ou ne vous entendez pas. Je vous tiens trop pour des hommes, je vous respecte trop pour intervenir dans ces choses-là.

Elles ne me sont certes pas indifférentes. J'aimerais mieux vous voir actifs que paresseux, économes que prodigues, sobres qu'intempérants, charitables qu'impitoyables. Mais je n'ai pas le droit et, en tout cas, je n'ai pas la puissance de vous jeter dans le moule qui me convient. Je m'en fie à vous-mêmes et à cette loi de responsabilité à laquelle Dieu a soumis l'homme . "

 

Le bon sens de Sancho Paça lui évite de céder aux sirènes électorales. Il refuse ce protectionnisme qui, reposant sur l'avidité des producteurs et la naïveté des consommateurs, protège le producteur national de la concurrence étrangère et renchérit d'autant le prix payé par le consommateur français. Protectionnisme le plus actif, à vrai dire le seul qui soit de nature à impressionner les gens pratiques et les assemblées législatives. Celui plaisamment croqué dans la pétition fantaisiste attribuée par Bastiat aux " fabricants de chandelles, bougies, lampes, chandeliers, réverbères, mouchettes, éteignoirs, et des producteurs de suif, huile, résine, alcool et généralement tout ce qui concerne l'éclairage ", contre la concurrence déloyale que leur fait le soleil, et sur l'opportunité qu'il y aurait à réserver " le marché national au travail national ", en ordonnant par une loi de fermer " toutes fenêtres, lucarnes, abats-jour, contre-vents, volets, rideaux, vasistas, œils-de-bœuf, stores, en un mot de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons "...

Son bon sens évite aussi à Sancho Paça de tomber du Charybde protectionniste dans le Scylla socialiste. L'État protectionniste prend dans la poche des uns pour donner aux autres, lorsque les riches le lui demandent. Comment s'opposerait-on à ce que les ouvriers et les pauvres adoptent la même méthode ? Et comment condamner la spoliation dans un cas si on le déclare légitime dans l'autre ? Que les spoliateurs parlent du salut de la France, de l'indépendance nationale ou de la préservation du travail, c'est toujours un intérêt de classe qu'ils défendent. À cet intérêt de classe, Bastiat oppose sans se lasser l'intérêt général qui est l'intérêt de l'utilisateur final du produit, le consommateur ; c'est toujours au point de vue du consommateur que l'État doit se placer, lorsqu'il intervient dans l'organisation économique, s'il ne veut pas devenir " la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde ". Là est l'idée maîtresse de Bastiat : elle résume toute sa polémique contre le protectionnisme et le socialisme de son temps.

On comprend qu'il ne se soit pas fait que des amis parmi les imposteurs et les spoliateurs. C'est qu'il avait promis à ses électeurs de mener la " guerre à tous les abus : un peuple enlacé dans les liens du privilège, de la bureaucratie et de la fiscalité, est comme un arbre rongé de plantes parasites ". C'est qu'il leur avait promis de donner " protection à tous les droits : ceux de la Conscience comme ceux de l'Intelligence ; ceux de la Famille comme ceux de la Commune ; ceux de la Patrie, comme ceux de l'Humanité ". Cette ligne de conduite ne fut pas bien comprise. Il dut se défendre d'avoir été fidèle à son " idéal de Justice universelle " :

Vous me dites qu'on me fait passer pour un socialiste. Que puis-je répondre ? Mes écrits sont là. [...] On a rapproché mes votes de ceux de l'extrême gauche. Pourquoi n'a-t-on pas signalé aussi les occasions où j'ai voté avec la droite ? Mais, me direz-vous, comment avez-vous pu vous trouver alternativement dans deux camps si opposés ? Je vais m'expliquer.

Depuis un siècle, les partis prennent beaucoup de noms, beaucoup de prétextes ; au fond, il s'agit toujours de la même chose : la lutte des pauvres contre les riches. [...] J'ai voté — écrit-il à ses commettants — avec la droite contre la gauche quand il s'est agi de résister aux débordements des fausses idées populaires ; j'ai voté avec la gauche contre la droite quand les griefs légitimes de la classe pauvre et souffrante ont été méconnus .

 

Le héraut de la liberté

En 1849, Bastiat crut le moment venu de rassembler et d'exposer sa doctrine entière : miné par une maladie de poitrine, il sentait ses forces décliner. Il publie en 1850, le premier volume des Harmonies économiques où il cherche à démontrer, à l'aide d'une théorie de la valeur , que " l'égalisation des individus dans l'amélioration générale ", c'est-à-dire l'enrichissement de toute la population et l'égalisation des propriétés, vient de la concurrence entre les producteurs . Il mourut en travaillant au second mais ses amis rassemblèrent pieusement ses ébauches . Il s'y montre le héraut des " lois de la providence divine " et le détracteur des " ingénieurs sociaux ". Ce faisant, tout en demeurant républicain, il formule d'un jour nouveau une doctrine des plus traditionnelle — il revient alors à la foi de son enfance : l'ordre de la société n'est pas laissé à l'arbitraire des hommes mais au contraire, la loi humaine a pour modèle les lois que la Providence a données à sa création.

Bastiat résume sa critique de Rousseau en une formule lapidaire : " Des hommes pour matériaux, un prince pour mécanicien, un père des nations pour inventeur, un philosophe par-dessus tout cela, l'imposture pour moyen, l'esclavage pour résultat, est-ce donc là la fraternité qu'on nous promet ? ". Et Bastiat étend sa critique à tous les " inventeurs " d'organisations artificielles qui se placent " au-dessus du genre humain " en prenant les hommes comme de " vils matériaux " et se donnent pour tâche de leur donner " le mouvement et la volonté, le sentiment et la vie ".

 

Des lois de la providence divine découlent les " Harmonies économiques ". Harmonies, cela ne veut pas dire que tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Bien au contraire,

l'homme n'a guère le choix des maux. Quelle qu'ait été l'intention de Dieu, la souffrance est entrée dans son plan. Ne cherchons pas l'harmonie dans l'absence du mal, mais dans son action pour nous ramener au bien et se restreindre lui-même progressivement. Dieu nous a donné le libre arbitre. Il faut que nous apprenions — ce qui est long et difficile — et puis que nous agissions en conformité des lumières acquises, ce qui n'est guère plus aisé. À cette condition, nous nous affranchirons progressivement de la souffrance, mais sans jamais y échapper tout à fait ; car même quand nous parviendrions à éloigner le châtiment d'une manière complète, nous aurions à subir d'autant plus l'effort pénible de la prévoyance. Plus nous délivrons du mal de répression, plus nous nous soumettons à celui de la prévention .

 

Reste à bien comprendre comment la providence divine agit au cœur même des hommes, ce libre arbitre, qui, selon Bastiat, leur permet " de comparer, de juger, de choisir et d'agir en conséquence " : il constate que la source du mal et la force qui permet à l'homme de s'en sortir gisent toutes deux dans ce libre arbitre dont le Ciel l'a doté.

Fixer son attention, comparer, juger, raisonner, enchaîner les effets aux causes, se souvenir, prévoir ; tels sont, si j'ose m'exprimer ainsi, les rouages de cet instrument admirable... La force impulsive, qui est en chacun de nous, se meut sous la direction de notre intelligence. Mais notre intelligence est imparfaite. Elle est sujette à l'erreur .

 

" Erreur déterminée par la faiblesse de notre jugement ou par la force de nos passions ", précise-t-il pour mieux décrire comment l'homme tire les leçons de ses erreurs :

Nous comparons, nous jugeons, nous agissons en conséquence ; mais nous pouvons nous tromper, faire un mauvais choix, tendre vers le mal le prenant pour le bien, fuir le bien le prenant pour le mal. C'est la première source des dissonances sociales ; elle est inévitable par cela même que le grand ressort de l'humanité, l'intérêt personnel, n'est pas, comme l'attraction matérielle, une force aveugle, mais une force, guidée par une intelligence imparfaite. Sachons donc bien que nous ne verrons l'harmonie que sous cette restriction... Si notre intelligence est imparfaite, elle est perfectible. Elle se développe, s'élargit, se rectifie ; elle recommence et vérifie ses opérations ; à chaque instant, l'expérience la redresse... Chaque pas que nous faisons dans la voie de l'erreur nous enfonce dans une douleur croissante, de telle sorte que l'avertissement ne peut manquer de se faire entendre, et que le redressement de nos déterminations, et par suite de nos actes, est tôt ou tard infaillible .

 

Comme le mal s'enracine dans l'homme, dans l'imperfection de son libre arbitre, la solution se trouve dans la perfectibilité de sa conduite, dans l'exercice meilleur qu'il peut faire de son libre arbitre :

Sans doute, il faudrait mieux que le mal n'existât pas — et cela serait peut-être si l'homme était fait sur un autre plan. Mais l'homme étant donné avec ses besoins, ses désirs, sa sensibilité, son libre arbitre, sa faculté de choisir et de se tromper, sa faculté de mettre en action une cause qui renferme nécessairement des conséquences, qu'il n'est pas possible d'anéantir tant que la cause existe ; la seule manière d'anéantir la cause, c'est d'éclairer le libre arbitre, de rectifier le choix, de supprimer l'acte ou l'habitude vicieuse .

 

Reste à savoir comment éclairer le libre arbitre. Pour Bastiat la réponse est claire, la conscience est à ce point liée par nature à la liberté, que la liberté contient en elle-même les vertus du développement de la personne en particulier et de l'humanité tout entière:

Comme des actes qui ne seraient pas volontaires ne pourraient donner aucune instruction ni aucune expérience valable ; comme des êtres qui se perfectionneraient ou se détérioreraient par l'action exclusive de causes extérieures, sans aucune participation de la volonté, de la réflexion, du libre arbitre, ainsi que cela arrive à la matière organique brute, ne pourraient pas être dits perfectibles, au sens moral du mot, il faut conclure que la liberté est l'essence même du progrès .

Pour Bastiat, la liberté est au principe de la dignité de la personne humaine :

Toucher à la liberté de l'homme, ce n'est pas seulement lui nuire, l'amoindrir, c'est changer sa nature, c'est le rendre, dans la mesure où l'oppression s'exerce, imperfectible ; c'est le dépouiller de sa ressemblance avec le Créateur ; c'est ternir sur sa noble figure le souffle de vie qui y resplendit depuis l'origine .

 

Le dévot de la Providence : responsabilité et solidarité

Concentrons-nous sur ses rouages, à savoir les lois naturelles ou providentielles de " responsabilité " et de " solidarité " : faisant supporter à l'homme les conséquences de sa conduite, elles l'aident à tirer les leçons de ses expériences, et ainsi à faire un meilleur usage de son libre arbitre. Bastiat définit la responsabilité par " l'enchaînement naturel qui existe relativement à l'être agissant entre l'acte et ses conséquences " tant pour les conséquences heureuses que pour les malheurs qui accompagnent son inconduite. Elle ne peut se concevoir qu'individuelle mais trouve un complément dans la solidarité qu'exprime le caractère sociable de l'homme :

Si l'homme avait été destiné par la nature à la vie et au travail solitaires, la Responsabilité serait sa seule loi. Mais il n'en est pas ainsi, il est sociable " par destination ". Il n'est pas vrai, comme le dit Rousseau, que l'homme soit naturellement " un tout parfait et solitaire ", et que la volonté du législateur ait dû le transformer en fraction d'un plus grand " tout ". La famille, la commune, la nation, l'humanité sont des ensembles avec lesquels l'homme a des relations " nécessaires ". Il résulte de là que les actes et les habitudes de l'individu produisent, outre les conséquences qui retombent sur lui même, d'autres conséquences bonnes ou mauvaises qui s'étendent à ses semblables. C'est ce qu'on appelle la loi de " solidarité ", qui est une sorte de responsabilité collective .

 

Or " la seule manière d'anéantir la cause (du mal), c'est d'éclairer le libre arbitre, de rectifier le choix, de supprimer l'acte ou l'habitude vicieuse ; et rien de cela ne se peut que par la loi de Responsabilité ". Elle assure en effet l'identification du mal car elle est à l'origine de l'expérience, source du progrès du libre arbitre individuel. De cursif qu'il est à propos de la responsabilité, Bastiat devient prolixe à propos de la solidarité :

Sous l'impulsion qui le presse, ardent à poursuivre le bonheur, prompt à le saisir, l'homme peut rechercher son bien dans le mal d'autrui. C'est une [...] abondante source de combinaisons sociales discordantes. Mais le terme en est marqué ; elles trouvent leur tombeau fatal dans la loi de la Solidarité. La force individuelle ainsi égarée provoque l'opposition de toutes les autres forces analogues, lesquelles, répugnant au mal par leur nature, repoussent l'injustice et la châtient.

C'est ainsi que se réalise le progrès, qui n'en est pas moins du progrès pour être chèrement acheté. Il résulte d'une impulsion native, universelle, inhérente à notre nature, dirigée par une intelligence souvent erronée et soumise à une volonté souvent dépravée. Arrêté dans sa marche par l'Erreur et l'Injustice, il rencontre pour surmonter ces obstacles l'assistance toute-puissante de la Responsabilité et de la Solidarité, et il ne peut manquer de la rencontrer, puisqu'elle surgit de ces obstacles mêmes .

 

Ainsi responsabilité et solidarité permettent l'identification du mal ; elles favorisent, par leurs effets, l'expérience et le progrès du libre arbitre. Bastiat les qualifie indifféremment de naturelles ou de providentielles : ces deux lois sont naturelles, en effet, car opérantes même sans l'appui des législations humaines et elles sont providentielles parce que le Créateur pose ainsi sa marque au cœur même de la liberté des hommes. Les nations peuvent ériger des législations spoliatrices et détourner les effets de ces lois. Elles ne peuvent échapper au châtiment que leur présomption mérite, le tarissement de la source même du progrès.

Un débat surgit alors : faut-il alors renoncer à toute législation ?

La société peut-elle se passer de lois écrites, s'interroge Bastiat, de règles, de mesures répressives ? Chaque homme peut-il faire un usage illimité de ses facultés, alors même qu'il porterait atteinte aux libertés d'autrui, ou qu'il infligerait un dommage à la communauté tout entière ? En un mot, peut-on voir dans cette maxime : Laissez faire, laissez passer, la formule absolue de l'économie politique ?

Les économistes ne disent pas qu'un homme peut tuer, saccager, incendier, que la société n'a qu'à laisser faire ; ils disent que la résistance sociale à de tels actes se manifesterait de fait, même en l'absence de tout code ; que, par conséquent, cette résistance est une loi générale de l'humanité ; ils disent que les lois civiles ou pénales doivent régulariser et non contrarier l'action de ces lois générales qu'elles supposent. Il y a loin d'une organisation sociale fondée sur les lois générales de l'humanité à une organisation artificielle, imaginée, inventée, qui ne tient aucun compte de ces lois, les nie ou les dédaigne, telle enfin que semblent vouloir l'imposer plusieurs écoles modernes .

 

Il précise ailleurs sa pensée :

La loi humaine doit abonder dans le sens de la loi naturelle : elle doit hâter et assurer la juste rétribution des actes ; en d'autres termes circonscrire la solidarité, organiser la réaction, pour renforcer la responsabilité. La loi ne peut pas poursuivre d'autre but que de restreindre des actions vicieuses et de multiplier les actions vertueuses, et pour cela elle doit favoriser la juste distribution des récompenses et des peines, de manière à ce que les mauvais effets se concentrent le plus possible sur celui qui les commet .

 

Il semble clair que, pour Bastiat, les lois humaines doivent circonscrire et renforcer l'action des lois de responsabilité et de solidarité afin de favoriser la perfectibilité du libre arbitre des hommes, source de tous les progrès. Nous sentons ici la raison du déni farouche que Bastiat porte à tous les ingénieurs sociaux : la législation, l'exercice du pouvoir, l'organisation de la société ont pour but de favoriser la perfectibilité des hommes et de les conduire ainsi sur les chemins de la perfection ; elles n'ont pas pour mission de les rendre parfaits en dépit du moyen par lequel la Providence a voulu qu'ils se perfectionnent. " La société, nous dit-il en une formule bien frappée, est une organisation qui a pour élément un agent intelligent, moral, doué de libre arbitre et perfectible. Si vous ôtez la liberté ce n'est plus qu'un grossier et triste mécanisme .

On comprend mieux les raisons pour lesquelles Bastiat défend la thèse de l'État minimum : la liberté qu'il défend ne prend son sens que si elle est une liberté pour tous de ne pas être empêché d'agir selon les lumières de leur libre arbitre, partant de ne pas être privé des moyens d'agir qu'ils détiennent légitimement, à savoir leurs propriétés, in fine de se défendre contre ceux qui abusent de leur liberté pour spolier les propriétés. D'où un droit, préalable à toute vie en société, celui de légitime défense :

Quelles sont les choses que les hommes ont le droit de s'imposer les uns les autres par la force ? Or je n'en sais qu'une dans ce cas : c'est la justice. Je n'ai pas le droit de forcer qui que ce soit à être religieux, charitable, instruit, laborieux ; mais j'ai le droit de le forcer à être juste : c'est le cas de légitime défense .

 

Ce droit de légitime défense définit la fonction de l'État : comme " il ne peut exister, dans la collection des individus, aucun droit qui ne préexiste dans les individus eux-mêmes [...] l'action gouvernementale [...] est essentiellement bornée à faire régner l'ordre, la sécurité, la justice ".

 

 

 

Lorsqu'il dénonce l'imposture des ingénieurs sociaux et prône l'État minimum, on pourrait croire que Bastiat ne professe qu'un simple déisme teinté d'optimisme : il se fait le chantre d'une liberté civile consistant en le respect d'un ordre naturellement progressif. Mais cet ordre naturel est aussi un ordre providentiel et l'action de cette Providence consiste à mettre l'homme en position de libérer son libre arbitre du mal où il se trouve : il décrit comment les lois de responsabilité et de solidarité conduisent chaque homme à prendre en compte les conséquences de ses propres actes. La source de tous les progrès, tant ceux de la société que ceux du cœur des hommes, il l'a trouvée et le voici dévot de la Providence divine, si l'on en croit les paroles que lui prête son exécuteur testamentaire :

Nous croyons [...] à la liberté, parce que nous croyons [...] en Dieu... Du point de vue de l'athée, il serait absurde de dire : laissez faire le hasard ! Mais nous, croyants, nous avons le droit de crier : laissez passer l'ordre et la justice de Dieu ! Laissez marcher librement cet agent du moteur infaillible, ce rouage de transmission qu'on appelle l'initiative humaine ! Et la liberté ainsi comprise n'est plus l'anarchique déification de l'individualisme ; ce que nous adorons, par-delà l'homme qui s'agite, c'est Dieu qui le mène .

 

a. p.-t.

 

 

 

 

 

Bastiat, morceaux choisis

 

œuvres économiques, textes présentés par Florin Aftalion, Puf, " Libre échange ", Paris, 1983 – Ce qu'on voit, ce qu'on ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets économiques, Éditions Romillat, " Retour au texte ", Paris, 2001 – La Sagesse de Bastiat, extraits des œuvres complètes précédés d'un avant-propos de Raoul Audouin, " Charpente philosophique et religieuse de l'œuvre de Frédéric Bastiat ", le Point de Rencontre, numéro spécial, n° 65, juin 2001 (ces deux derniers titres peuvent être commandés à l'ALEPS - 01 43 80 55 18)
. F. Bastiat, Œuvres complètes, recueillies par P. Paillottet et R. de Fontenay, Guillaumin et Cie, Paris, 1e éd. en six volumes, 1854-1855, 2e éd. en sept volume, 1862-1864 : tome 1 : Préface, correspondance, premiers écrits, mélanges, tome 2 : le Libre échange, tome 3 : Cobden et la Ligue ou l'Agitation anglaise pour la liberté des échanges, tomes 4 et 5 : Sophismes économiques, Petits pamphlets, tome 6 : Harmonies économiques, tome 7 : Essais divers, ébauches, correspondances.

Pour une première présentation de la vie et de l'œuvre de Bastiat, cf. M. Baslé et G. Gélédan, " Frédéric Bastiat, 1801-1850, Théoricien et militant du libre-échange ", l'Économie politique en France au XIXe siècle, sld. Y. Breton et M. Lutfalla, Paris, Économica, 1991, p. 83-110. Pour la biographie la plus récente, cf. D. Russel, Frédéric Bastiat : Ideas and Influence, FEE, New York, 1963 et en attendant celle à paraître de J.-C. Paul-Dejean, cf. J.-C. Paul-Dejean et P. Hourmat, " Chronologie de la vie et de l'œuvre de Frédéric Bastiat ", Frédéric Bastiat et le Libéralisme, Actes du congrès de Bayonne des 13 et 14 octobre 1995, Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne, Bayonne, 1997, p. 1-14. Sur l'internet, les sites www.bastiat.org et www.bastiat.net abondent en références, textes numérisés et liens très documentés.

. " De l'influence des tarifs français et anglais sur l'avenir des deux peuples ", Journal des économistes, 15 octobre 1844, vol. 9, repris dans Œuvres complètes, tome 1, Correspondance.

. En témoigne le nombre des tirages de ses Œuvres complètes et l'importance des éditions populaires, qui méritent à elles seules une étude critique, ainsi que l'abondante bibliographie qui lui est consacré jusqu'à la Première Guerre mondiale : hagiographique quant à l'homme et ses combats, critique sur les points de doctrine qu'il affectionnait.

. Cf. M. Béraud et F. Etner, " Bastiat et les libéraux : existe-t-il une école optimiste en économie politique ? ", Revue d'Économie politique, vol. 103, n° 2, mars-avril 1993, p. 287-304, et J. Salerno, " The Neglect of the French Liberal School in Anglo-American Economics : A Critique of Received Explanations ", Review of Austrian Economics, vol. 2, 1988, p. 113-156.

. Œuvres complètes, tome 7, Essais, ébauches, correspondance, p. 343 sq.

. Œuvres complètes, tome 4, Sophismes économiques, p. 57 sq.

.. Ibid., cit. p. 332. Pour une mise en évidence de la pénétration des idées de Bastiat sur ce point, cf. Y. Breton, " Les économistes libéraux français de la période 1840-1914, précurseurs des théoriciens actuels du marché politique et de la bureaucratie ? ", Revue d'Économie politique, n° 2, 1985, p. 150-167 et H. Sempé, " Frédéric Bastiat financier : premier théoricien des choix publics et de l'État providence ? ", les Petites Affiches, n° 60, 18 mai 1990, p. 26-36.

. Œuvres complètes, tome 1, Correspondance, p. 507, 508, 510.

. Pour une présentation détaillée de la théorie de la valeur de Bastiat, sa critique de la théorie de la rente des classiques anglais et sa justification de la propriété, cf. R. Gonnard, Histoire des doctrines économiques, LGDJ, Paris, 1941, p. 388 sq., qui, à notre connaissance, présente le commentaire le plus exact et le plus intelligible de la pensée de Bastiat sur ces points, ses contemporains dans leur grande majorité n'ayant pas apprécié l'originalité de sa pensée, comme M. Béraud et F. Etner, op. cit., l'ont établi.

. Œuvres Complètes, tome 6, Harmonies économiques, cit. p. 264.

. Il apparaît ainsi que Bastiat, comme ses contemporains économistes, étaient animés du souci de résoudre ce qu'on a appelé par la suite la question sociale. Pour une analyse de la doctrine sociale de Bastiat, cf. C. Harmel, " Les Sécurités sociales selon la pensée libérale ", Problèmes actuels, réponses libérales, actes de la 5e Semaine de la pensée libérale, ALEPS, Paris, 2, 6 & 9 décembre 1972, Paris : Albatros, 1973, p. 151-186. Pour une analyse des critiques que les catholiques sociaux ont portées à la doctrine de Bastiat, cf. A. Pellissier-Tanon, " Valeur-travail et justice sociale, l'Enseignement des critiques portées par les catholiques sociaux à la doctrine de Bastiat ", communication au colloque " La Tradition économique française 1848-1939 ", Lyon, 2-3 octobre 1997, 11 p., repris dans les actes du colloque : les Traditions économiques françaises, 1848-1939, sous la direction de P. Dockès, L. Frobert, G. Klotz, J.-P. Potier, A. Tiran, Paris, CNRS Editions, 2000, p. 679-690, version développée à paraître dans le numéro que le Journal des Économistes et des Études humaines va consacrer à Bastiat à l'occasion de son bicentenaire.

. Les Harmonies économiques forment le contenu du tome 6 des Œuvres complètes. Elles ont été complétées grâce aux notes et aux ébauches laissées par Bastiat. L'édition originale (Paris, Guillaumin et Cie, 1850, rééd. Paris, Slatkine Reprints, Honoré Champion, 1982) contient les dix premiers chapitres de ce tome VI. Certains chapitres des Harmonies seront repris dans Œuvres économiques, op. cit.

. Sur la religion de Frédéric Bastiat, on consultera de l'abbé Baunard, la Foi et ses Victoires, tome deuxième, Paris, Poussielgue, 1884, le chapitre sur Bastiat, puisé aux souvenirs de ceux qui l'avaient toujours connu et l'ont assisté dans ses derniers instants. On n'omettra pas les articles de Jean-Yves Naudet et Massimo Baldini à paraître dans le numéro que le Journal des Économistes et des Études humaines consacre à Bastiat à l'occasion de son bicentenaire.

. Œuvres Complètes, tome 6, Harmonies économiques, cit. p. 40.

. Ibid., cit. p. 40.

. Ibid., cit. p. 501.

. Ibid., cit. p. 54.

. Ibid., cit. p. 229 .

. Ibid., cit. p. 571.

. Ibid., cit. p. 629 et 630

. Ibid., cit. p. 604.

. Ibid., cit. p. 645.

. Ibid., cit. p. 646.

. Ibid., cit. p. 600.

. Ibid., cit. p. 618 et 619.

. Ibid., cit. p.605.

. Ibid., cit. p. 629 et 630.

. Ibid., cit. p. 24.

. Ibid., cit. p. 625.

. Ibid, cit. p. 42.

. Ibid, cit. p. 18.

. Ibid, cit. p. 19