LA BATAILLE DE DIEN BIEN PHU est avant tout une histoire de souffrance, de mort, d’héroïsme et d’abnégation, dont la plus petite goutte de sang versé comptera toujours plus que les flots d’encre des innombrables commentaires, analyses et jugements auxquels cette tragédie a donné lieu.

Au-dessus des débats idéologiques, historiques, géopolitiques ou stratégiques, s’impose la leçon de courage que nous ont donné les combattants. Le temps où les élus communistes français restaient assis dans les assemblées à l’annonce de la défaite de nos armes semble heureusement révolu.

Même les très " historiquement corrects " organes de la presse audiovisuelle, privés ou publics, ont amorcé récemment un revirement spectaculaire dans le traitement de cette période de l’Histoire. À l’occasion du cinquantième anniversaire de la bataille, ils ont rendu hommage aux anciens de Diên Biên Phu. Pour les survivants, c’est un indéniable progrès, quand naguère les militants de la CGT attaquaient les convois de blessés, sabotaient l’armement français et troublaient par leurs insultes des enterrements de soldats. Un progrès aussi quand on songe aux chasses aux " tortionnaires colonialistes ", récurrentes dans les médias et les universités, et souvent exclusives de toute autre approche de la guerre d’Indochine.

L’historien Pierre Brocheux croit pouvoir constater ainsi " l’aboutissement d’un long processus d’évolution de la mémoire de la guerre d’Indochine qui passe par la réhabilitation des anciens combattants de l’Indochine et par le déclin du prestige du communisme et du tiers-mondisme ". Mais il intègre cette réhabilitation dans ce qu’il appelle " l’émergence d’un nouveau mythe indochinois, entendu comme un ensemble de représentations idéalisées du passé ". Les réalités de la guerre d’Indochine, et particulièrement celles de la bataille de Diên Biên Phu, qui commencent enfin à paraître au grand jour, sont tout le contraire de représentations idéalisées. Elles sont la résurgence du réel sur la chape idéologique des mythes fondateurs du Viêt-Nam communiste.

Sans entrer dans les détails d’une analyse des combats, rappelons simplement quelques-unes de ces réalités qui demeurèrent longtemps occultées à propos de l’armée viêt-minh. Celle-ci bénéficiait en Chine d’une formation, d’un armement et d’un approvisionnement très supérieurs à ceux des forces de l’Union française. L’impressionnante mobilisation de dizaines de milliers de coolies à bicyclette, comme celle de tout un peuple transformé en terrassiers de gré ou de force, ne doivent pas faire oublier les bulldozers qui tracèrent des pistes à travers 900 kilomètres de jungle, les 1200 camions Molotova qui assurèrent un véritable cordon ombilical entre la Chine et les assiégeants, la DCA qui interdit le ciel de Diên Biên Phu à l’aviation française, les " orgues de Staline " qui achevèrent l’écrasement du camp retranché, et l’assistance de " conseillers militaires " chinois, dont un général, qui supervisèrent toute la bataille.

Le général Maurice Schmitt, jeune officier artilleur du camp retranché, a révélé que l’emploi non conventionnel de l’artillerie lourde du Viêt-minh n’était pas dû, comme le veut la légende, à l’imagination géniale de Giap. La disposition des canons dissimulés dans des grottes sur les flancs intérieurs d’une cuvette, et non pas à contre-pente, et leur utilisation à tir tendu sur la cible avait déjà été expérimentées avec succès par les Chinois en Corée. Les stratèges français n’auraient pas dû l’ignorer. Par ailleurs, les combats provoquèrent dans les rangs viêt-minh des pertes colossales qui faillirent bien avoir raison de l’opiniâtreté, du courage et du fanatisme des soldats de Giap. Ce dernier dut affronter des mutineries et des désertions qualifiées pudiquement par lui-même de " dérives droitières ". Elles furent réprimées dans le sang, avec l’énergie qu’on imagine. Comme nous le verrons plus loin en étudiant les conséquences de la bataille, la résistance inattendue de la garnison du camp retranché épuisa pour longtemps le corps de bataille viêt-minh.

 

Les erreurs françaises

En ce qui concerne les forces de l’Union française, tout a été dit sur les erreurs du plan Navarre. Outre le choix discutable du lieu de l’affrontement, on ignore rien de l’absence de réserves disponibles, du gaspillage de l’opération Atlante au Centre-Annam, de la surestimation de nos forces et de la sous-estimation de celles de l’adversaire malgré un faisceau de renseignements concordants. La révélation la plus marquante est peut-être celle que fit Roger Delpey à propos du rapport secret du général Blanc, chef d’état-major de l’Armée de terre, qui préconisait l’évacuation d’un site qu’il jugeait indéfendable. Il corroborait ainsi le jugement du général Fay, chef d’état-major de l’Armée de l’air, qui déclara lors d’une visite au camp retranché le 19 février 1954 : " Mon opinion est renforcée par ce que je viens de voir. Les responsabilités qui sont les miennes me font le devoir de parler avec netteté. Je conseille au général Navarre de sortir de Diên Biên Phu, sans quoi il est perdu. "

Depuis Paris, Salan avait vainement tenté de faire connaître son hostilité aux choix stratégiques de Navarre. Commandant les Forces terrestres du Vietnam du Nord, le général Cogny avait également manifesté certaines réserves quant à une transformation de la base aéroterrestre en camp retranché, mais surtout quant à l’opportunité de dégarnir la défense du Tonkin au profit de la chimérique opération Atlante. La décision de livrer bataille à Diên Biên Phu était donc loin de faire l’unanimité parmi les stratèges français.

Comment, après avoir lui-même dénoncé l’inanité des camps retranchés, Navarre a-t-il pu se lancer dans l’aventure de Diên Biên Phu ? Sans doute parce qu’il fut contraint, comme ses prédécesseurs, de répondre dans l’urgence et sans moyens à la pression de l’adversaire. Mais rien ne l’obligeait à persévérer dans le choix d’un site aussi défavorable dès lors que le principe d’une base aéroterrestre défensive-offensive devenait dépassé et que s’imposait, par la force des choses, le concept de camp retranché. Le terrain d’aviation principal, situé au milieu de la cuvette, était l’organe vital du camp. Il fut neutralisé par l’adversaire dès le premier jour des combats. Enfin, sur le plan tactique, une des fautes majeures de la défense du camp fut l’insuffisance des fortifications. Celles-ci n’étaient pas prévues pour résister au pilonnage des canons de 105. La chute des centres de résistance " Béatrice " et " Gabrielle " dès le début de l’offensive viêt-minh fut le prix tragique de cette imprévoyance.

Ce que nous apprend la victoire de Giap, ou ce qu’elle nous rappelle au cas où nous l’aurions oublié à l’instar les dirigeants français de la IVe République, c’est que le succès des armes exige certaines conditions que la vaillance des soldats ne peut pas remplacer : des objectifs politiques et militaires définis et cohérents, la mise en œuvre des moyens nécessaires à la poursuite de ces objectifs, un soutien de la nation à ses soldats, et des alliances extérieures indéfectibles. Cela peut paraître une suite d’évidences, ce ne le fut pourtant pas, côté français, pendant la guerre d’Indochine.

 

L’ambition du Viêt-minh

 

L’histoire du Viêt-minh suit un plan minutieux qui obéit à une pensée politique précise, mise en œuvre avec rigueur et ténacité par un petit groupe d’hommes implacables mais également doués d’un pragmatisme qui leur a permis de surmonter les obstacles les plus inattendus. La révolution viêt-minh a toujours connu les mêmes chefs, essentiellement Hô Chi Minh et Giap, qu’elles qu’aient été par ailleurs les différentes fonctions officielles qu’a occupé le premier dans l’histoire à tiroirs du mouvement communiste indochinois.

L’objectif du mouvement est fixé dès la constitution du Parti communiste indochinois en 1930 : c’est l’hégémonie communiste sur toute la péninsule indochinoise. On remarquera avec intérêt que le nom de parti choisi par Hô Chi Minh ne fait aucune référence au nationalisme (que ses thuriféraires présenteront plus tard comme sa vertu cardinale). C’est un mouvement supra-national façonné depuis Paris et Moscou, officiellement créé en Chine, et qui adopte le nom d’une entité administrative née de la colonisation. On peut difficilement trouver entreprise moins " nationaliste ".

Pour franchir les obstacles qui se dressent sur sa route, le PCI se dissimulera d’abord en 1941 derrière le Viêt-minh qu’il contrôlera entièrement, puis il s’auto-dissoudra officiellement en 1945, enfin il remplacera le Viêt-minh par le Lien-Viêt en 1951, date à laquelle il réapparaîtra au grand jour sous le nom de Lao-Dong, le parti des travailleurs. Ces mutations de circonstances verront les mêmes hommes tenir les rênes du pouvoir et poursuivre inlassablement le même objectif selon un plan déterminé, jusque dans les plus petits détails de la stratégie et de la tactique militaires.

 

Les atermoiements de la IVe

 

En face de ce système parfaitement structuré, la France aura connu dix-neuf gouvernements successifs en moins de vingt ans, et nommé en Indochine pas moins de cinq haut-commissaires et sept officiers généraux commandant en chef. À l’exception de " l’année De Lattre " (1951) qui vit le Roi Jean cumuler avec bonheur les pouvoirs civils et militaires, l’histoire de la guerre d’Indochine est émaillée de querelles entre les pouvoirs civils et militaires d’une part, mais aussi entre les différents échelons d’un pouvoir militaire privé de directives claires et de moyens appropriés à sa mission.

Cela avait commencé en 1945 par l’invraisemblable décision du général de Gaulle de placer le général Leclerc sous la tutelle de l’amiral Thierry d’Argenlieu. Les deux chefs, que tout opposait, ont poursuivi des objectifs diamétralement contraires avec, pour résultat, ce que Jean Sainteny a appelé une " paix manquée ". Cela s’est prolongé jusqu’à l’ultime campagne de la guerre d’Indochine, avec des directives comme celle du président du Conseil Joseph Laniel au général Navarre : " Adaptez vos objectifs à vos moyens. " C’était une condamnation à mort. Cette directive fut transmise à l’intéressé après que celui-ci eut engagé l’opération " Castor " sur Diên Biên Phu, persuadé qu’il allait recevoir bientôt les crédits et les renforts sollicités quatre mois plus tôt. Edgar Faure, ministre des Finances, refusa les crédits indispensables à l’exécution du plan Navarre, mais il n’est pas le seul responsable de l’impasse dans laquelle les politiques ont conduit les troupes de l’Union française en Indochine.

L’histoire de la IVe République n’est qu’un longue suite de demi-mesures, de reniements et d’atermoiements dans le processus de décolonisation de l’Indochine. Après l’échec des négociations avec Hô Chi Minh en 1946, ce processus avait été réamorcé en 1948 avec la " solution Bao Dai " pour le Viêt-Nam. Il ne fut jamais mené avec la détermination requise. L’incohérence des hommes politiques français est allée jusqu’au soutien affiché de toute la gauche et d’une partie importante de la droite au Parti communiste français qui aidait ouvertement l’adversaire. Le 6 novembre 1953, joignant leurs voix aux élus socialistes et communistes, 97 députés du centre et de droite (dont 53 M.R.P.) refuseront la levée de l’immunité parlementaire de cinq députés communistes (dont Jacques Duclos) soupçonnés par la justice d’être impliqués directement dans des activités de sabotage contre l’armée française.

Le laxisme généralisé face à la subversion communiste en métropole est en grande partie responsable de la coupure qui s’est opérée entre la France et son armée, et du désintérêt, voire du rejet, qu’a suscité le conflit indochinois dans la population métropolitaine.

 

Guerre révolutionnaire

 

Dans le domaine stratégique, le Viêt-minh s’est toujours conformé à son plan initial. La première étape de ce plan est la guérilla, dans laquelle le peuple, de gré ou de force, est totalement confondu avec les combattants. Ensuite vient le temps de la guerre de mouvement en unités constituées extrêmement mobiles qui harcèlent l’adversaire sans répit. Enfin, quand l’armée viêt-minh est devenue indiscutablement la plus puissante en nombre, en armement et en matériel, s’engage la phase finale, celle de la guerre de position, sans pour autant cesser de mener conjointement les deux autres formes de combat. C’est à ce stade du plan viêt-minh qu’intervient la bataille de Diên Biên Phu.

En 1954, la Cochinchine est toujours soumise à la guérilla malgré les progrès de la pacification, le Centre-Annam connaît une guerre de mouvement qui aboutira au désastre d’Ankhé, le delta du Tonkin subit un harcèlement permanent, le pays Thai, au nord de Diên Biên Phu, est balayé en quelques jours par les unités régulières viêt-minh, le Laos est envahi en plusieurs endroits, et, enfin, le fer de lance de l’armée française est immobilisé dans une cuvette indéfendable à la frontière du Laos et du Haut-Tonkin. Giap est parvenu à ses fins : réduire partout son adversaire à la défensive.

Cette stratégie s’accompagne d’un impératif que Giap ne cessera de répéter : n’engager le combat qu’avec la certitude absolue de vaincre et dans le but d’anéantir totalement l’adversaire. C’est une logique de combat à outrance, étroitement liée à un projet politique révolutionnaire et totalitaire. Face à une telle détermination la France n’a opposé qu’une absence de vision à long terme, une imprécision totale des objectifs et une indigence des moyens accordés à son armée. Il aura fallu la personnalité de De Lattre et la parfaite connaissance du terrain de Salan pour porter, un temps, des coups retardateurs à la stratégie viêt-minh. Mais la mission confiée à Navarre de rechercher une issue honorable au conflit par une victoire ponctuelle avait peu de chance de réussir dans un processus de guerre révolutionnaire. Dans ce type de conflit, le vainqueur n’est pas celui qui impose une négociation par une démonstration ponctuelle de sa puissance. Le vainqueur est celui qui anéantit l’adversaire. En renonçant à sauver l’Indochine de l’emprise communiste, et n’ayant d’autre ambition que la recherche d’un compromis honorable, la France perdait la guerre, avec ou sans Diên Biên Phu.

 

L’unité du bloc communiste

 

L’on peut se demander si, de toute façon, notre pays aurait été en mesure de continuer à supporter seul l’effort de la croisade anticommuniste qu’il avait entreprise un peu malgré lui, dans l’engrenage d’une aventure post-coloniale mal maîtrisée. Ce conflit dépassait largement le problème d’une décolonisation. Par ailleurs, la métropole était aux prises avec la menace soviétique sur l’Europe. Le débat sur la Communauté européenne de défense monopolisait toutes les attentions. Les gouvernements de la IVe République auraient dû choisir des priorités, définir des objectifs et dégager les moyens appropriés à leurs décisions. Ils n’en firent rien et laissèrent pourrir la situation. L’Indochine était loin, et l’investissement qu’elle exigeait pouvait sembler disproportionné par rapport à l’intérêt qu’elle représentait. De Lattre avait bien dit que si le Tonkin tombait, le communisme ne connaîtrait plus d’obstacle jusqu’à Suez, mais cette prophétie ne pesait pas lourd face aux contraintes immédiates de la guerre.

De leur côté, nos alliés ne manifestaient aucun empressement à recommencer la terrible expérience de Corée alors que l’encre de l’armistice de Pan Mun Jon était à peine sèche. Dans l’affaire de Diên Biên Phu, la pusillanimité des Anglais et des Américains fut au moins aussi lourde de conséquences que la lâcheté de nos gouvernants. La Grande-Bretagne s’est toujours maintenue en dehors de l’échiquier indochinois depuis 1946, et les États-Unis n’ont jamais dépassé le stade d’une aide financière qui, pour couvrir 80 % du coût de la guerre, demeurait malgré tout inférieure à l’aide que recevait le Viêt-minh du bloc communiste. Depuis toujours, l’Indochine a été considérée comme indéfendable en dehors du jeu des alliances stratégiques dans le Pacifique. La France en fit l’amère expérience lors de l’agression japonaise de 1940, puis face aux catastrophiques accords de Potsdam de juillet 1945 qui organisèrent le dépeçage de l’Indochine entre les prétendus alliés d’une puissance coloniale exclue des négociations !

Le Viêt-minh a toujours parfaitement compris la nécessité des alliances extérieures pour parvenir à la victoire. Après un début de lutte accompli dans un relatif isolement, il put compter à partir de 1949 sur le soutien massif et sans faille de tout le bloc communiste. L’aide de la Chine et celle de l’URSS se complétèrent pour doter leur allié d’une puissance politique et militaire considérable. De l’aveu même de Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Laniel en 1954, l’annonce de l’ouverture de négociations à Genève avant de début de la bataille de Diên Biên Phu n’a fait que renforcer la détermination de tout le clan communiste de transformer ce combat ponctuel en un enjeu géopolitique décisif. La Chine et l’URSS, autant que le Viêt-minh, étaient décidés à ne pas laisser passer cette chance. Pour cela, ils allaient tout mettre en œuvre afin de favoriser la victoire de Giap. À cette détermination, le camp occidental n’opposa, une fois de plus, que des atermoiements et des demi-mesures.

 

C’est le Viêt-minh l’agresseur

 

De l’ampleur géopolitique de Diên Biên Phu, fabriquée de toutes pièces, découle une série d’appréciations erronées sur la bataille elle-même et ses conséquences. D’abord Diên Biên Phu est généralement présentée comme une bataille coloniale qui marque la fin de l’Indochine française. C’est inexact. Depuis 1949, l’Indochine française n’existe plus. Viêt-Nam unifié, Cambodge et Laos accèdent progressivement à l’indépendance dans le cadre de l’Union française. Le transfert des prérogatives de souveraineté aux nouveaux États ne se fait pas sans accrocs de part et d’autre, mais il se fait. Le Laos parvient le premier à l’indépendance pleine et entière, finalisée avec les accords franco-laotiens d’octobre 1953. Il est également le premier pays de l’ancienne Indochine à adhérer librement à l’Union française. Le Cambodge est sur le point de le suivre.

Les négociations avec le Viêt-Nam sont plus problématiques. Ce que le clan communiste ne supporte pas, c’est que ces indépendances s’accomplissent en dehors du giron stalinien. Il va donc s’employer à les combattre par tous les moyens, y compris par une forme de négationnisme qui consiste à leur dénier le statut d’indépendance réelle. Il reste, encore aujourd’hui, des traces profondes de cette propagande dans l’opinion publique pour qui Diên Biên Phu rime avec indépendance acquise par les armes. Dans le cas du Laos, on assiste même à une inversion des réalités historiques factuelles. Le Viêt-minh est généralement présenté comme la victime d’une agression impérialiste française secondée par quelques " collabos " qualifiés de " fantoches ". En réalité, c’est bien le Viêt-minh qui est l’agresseur. En 1953, le Laos indépendant, lié à la France par un accord de défense, se trouve envahi en de multiples endroits de son territoire par une armée étrangère, l’armée viêt-minh. Loin d’être une bataille coloniale, Diên Biên Phu est un combat désintéressé jusqu’au sacrifice suprême, livré dans des conditions désespérées par une armée abandonnée de ses responsables politiques, et qui va honorer seule la parole de la France envers un allié. Quelles que soient les erreurs stratégiques et tactiques commises par Navarre, cette vérité doit être dite.

 

Les victoires de Diên Biên Phu

 

De là à juger, a posteriori, ce sacrifice absurde et inutile, il n’y a qu’un pas que l’amertume, la rancune ou le désespoir feront franchir de manière très compréhensible aux acteurs, témoins ou commentateurs les mieux intentionnés. Beaucoup ont le sentiment que les morts de cette guerre sont morts pour rien, et particulièrement ceux de Diên Biên Phu, tant l’abandon semblait décidé à Paris, quel que soit le sort des armes. Certes, après Diên Biên Phu, la France perd non pas des colonies, mais l’exceptionnelle zone d’influence qu’aurait pu être pour elle l’ancienne Indochine. Certes, les accords de Genève livrent le Tonkin et le Nord-Annam à la chape de plomb d’une dictature communiste, mais cela ne fait qu’officialiser un état de fait qui existait depuis plusieurs années sans que la France ait pu y changer quoi que ce soit. Seul le " delta utile ", avec Hanoï et Haïphong, change réellement de main, ainsi que le territoire de la Fédération Thai en Haute-Région. Certes, dans ces zones, les populations qui étaient demeurées proches des Français sont contraintes à l’exil ou au martyr. L’abandon de certaines minorités ethniques demeurera toujours une ombre sur l’honneur de nos dirigeants de l’époque. Mais au-delà de ces conséquences négatives indiscutables, l’on peut en relever d’autres qui permettent de regarder la bataille de manière différente.

D’abord, nous l’avons déjà évoqué, la résistance héroïque de la garnison a épuisé le corps de bataille viêt-minh qui n’est pas en mesure de poursuivre immédiatement son avantage après une telle épreuve. Cela donne un répit de quelques mois au forces de l’Union française qui peuvent renforcer partout leurs lignes de défense, et commencer à évacuer le Tonkin en bon ordre. Ensuite, les accords de Genève maintiennent dans la zone d’influence du monde libre les trois quarts de l’ancienne Indochine, ce qui est loin d’être négligeable. Au Sud Viêt-Nam, comme au Cambodge et au Laos, le Viêt-minh est contraint d’abandonner les espaces considérables qu’il contrôlait. Neuf années de guerre et le sacrifice final de Diên Biên Phu ont abouti, malgré tout, à la sauvegarde de la plus grande partie de l’ancienne Indochine, même si ce résultat se concrétise en dehors du projet de l’Union française. À la suite d’une victoire militaire ponctuelle, le Viêt-minh a obtenu une victoire politique partielle qui était loin de correspondre à ses objectifs. Il devra patienter vingt et une années de plus pour atteindre son but final. Un des aspects les plus intéressants de la négociation de Genève est, d’ailleurs, l’attitude des Chinois qui usèrent de toute leur influence pour modérer les exigences du Viêt-minh. Peut-être Chou En Lai préparait-il ainsi, à moyen terme, le passage de la guerre froide à la coexistence pacifique ?

Cinquante ans après, les vainqueurs de la bataille, les anciens officiers viêt-minh, ont été marginalisés, persécutés, certains même incarcérés sous des inculpations de trahison et d’espionnage, alors qu’ils entendaient seulement faire connaître leur part de vérité. Presque tous finissent leurs jours dans la misère et l’isolement. Pour le colonel Bui Tin, devenu dissident et exilé, la célébration du cinquantenaire a un goût amer : " Nous nous sommes battus sous la bannière de l’indépendance, mais, en réalité, la bataille de Diên Biên Phu fut avant tout considérée et saluée par les dirigeants du Parti communiste vietnamien comme une formidable conquête de l’empire communiste. Ils étaient fiers que le Viêt-Nam soit devenu un pion sur l’échiquier mondial sous l’étiquette de " démocratie populaire " — un type de régime inventé par Joseph Staline, qui n’était ni populaire ni démocratique —, poste avancé du communisme dans le monde de la guerre froide . "

Ce que fit le monde libre de la zone d’influence qui lui était dévolue est une autre histoire. Toujours est-il que Viêt-Nam, Cambodge et Laos n’avaient pas fini, pour leur malheur, d’être instrumentalisés dans un conflit Est-Ouest qui laisserait ces pays exsangues. Au-delà des dirigeants politiques et militaires de tous bords, les intellectuels français qui ont encouragé, voire inspiré, l’agression communiste sur l’Indochine et la mise en place des régimes totalitaires que l’on connaît portent, eux-aussi, une terrible responsabilité dans les souffrances indicibles des peuples de l’ancienne Indochine. L’étude approfondie de cette criminelle compromission reste à faire.

 

A. G.