D'ALEXIS DE TOCQUEVILLE à Louis Dumont, la sociologie historique a souvent analysé le parcours des sociétés occidentales à partir de la question de l'égalité. Elle voit dans le XVIIIe siècle le moment d'un basculement dans l'organisation de l'être-ensemble.
Jusqu'alors, prévaut le modèle hiérarchique : la société s'agence en une succession de positions étagées auxquelles sont attachés des droits et des devoirs spécifiques. Une loi commune existe bien sûr. Son rôle est d'établir chacun à la place – inférieure ou supérieure – que la nature lui attribue dans l'ordre immuable des choses .
Même la démocratie grecque fonctionne suivant ce principe. Elle peut bien, à travers les voix de Périclès ou de Sophocle, souligner la grandeur de l'axiome d'isonomie et dénoncer, parallèlement, les tyrannies où " un seul ", que porte l'hybris, s'approprie la puissance de poser la norme collective. Dans le domaine civil tout autant que dans le domaine politique, elle n'accorde pas à tous ses ressortissants le même traitement juridique. Certains " sont faits pour obéir et d'autres pour commander " (Aristote) : il faut donc extraire de la communauté des isoi ceux – les esclaves par exemple, mais aussi les femmes – que leur essence fixe dans un statut de minorité . La civilisation chrétienne ne modifie pas en profondeur ce schéma d'organisation. Sans doute rappelle-t-elle à tous les êtres qu'ils sont issus d'un même père et convoqués, par le fils, au même salut. Tel est le sens de la formule de saint Paul : " Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; il n'y a plus ni esclave ni homme libre ; il n'y a plus ni homme ni femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ " (Gal., 3-28). Elle n'entend pas cependant assujettir à la même règle l'ordre de la création et celui de la surnature : l'univers terrestre ne saurait s'instituer autrement que dans la différenciation inégalitaire des conditions. Que le noble n'ait pas les mêmes prérogatives que le vilain, ni le clerc les mêmes droits que le laïc : c'est là un ordre providentiel, tout d'harmonie, dont les effets possiblement douloureux pour les plus humbles se trouveront, pour peu qu'ils les acceptent, compensés à coup sûr dès l'accession dans l'autre monde .
Avec les révolutions atlantiques de la fin du XVIIIe siècle, prend corps un autre modèle social, fondé quant à lui sur le principe d'égalité. Tocqueville, dans la Démocratie en Amérique, a décrit de la sorte cette mutation : " Le fait particulier, dominant, qui singularise les siècles démocratiques, c'est l'égalité des conditions ; la principale passion qui agite les hommes dans ces temps-là, c'est l'amour de cette égalité. Ne demandez point quel charme singulier trouvent les hommes des âges démocratiques à vivre égaux, [...] l'égalité forme le caractère distinctif de l'époque où ils vivent ; cela seul suffit pour expliquer qu'ils la préfèrent à tout le reste . " La vie collective s'organise alors sur un plan d'horizontalité où chacun, délié de toute dépendance à l'égard des supériorités établies, se veut en tout le " semblable " de son prochain. Cette logique du même a son corrélat juridique : elle aboutit à révoquer les privilèges de l'âge ancien et à donner à tous la possibilité de jouir, dans le domaine civil et bientôt politique, de droits identiques. On ne verra évidemment pas dans la configuration sociale qui se met en place en 1789 le terminus de l'histoire. L'égalité ne fait là que commencer son parcours. Très vite, en effet, s'enclenche, au nom de ses promesses, une dynamique qui va en étendre les réquisits au-delà des lieux où elle s'était primitivement installée.
C'est à cette logique d'expansion que sont consacrés, avec l'ambition simplement de fixer quelques repères d'intelligibilité, les développements qui suivent. Ils veulent rappeler que le principe égalitaire s'est imposé, au fil des deux derniers siècles, à des domaines sans cesse plus larges d'existence. Ce mouvement articule deux grandes phases. Un premier moment voit triompher ce qu'on a pu appeler la dimension " abstraite " de l'égalité : la société politique accorde à tous les citoyens les mêmes droits civils et politiques. Il s'agit que chacun puisse disposer des instruments juridiques (liberté de conscience, droit de la propriété, droit à la sûreté, liberté de contracter, droit de participer à la délibération collective...) lui permettant de construire à son gré, à l'abri des " interférences " de l'État ou de ses semblables, son propre séjour d'existence.
Un second moment intervient bientôt qui adjoint à la première acception, sans l'abolir cependant, une approche plus " concrète " de l'isonomie. On s'avise alors que l'homme est un " être de besoins " et de " racines ", et non simplement une conscience autonome, laissée à sa raison pratique. S'ensuit une redéfinition de la fonction de l'État : s'il doit persévérer dans sa mission de protection des droits-libertés, il lui faut de surcroît favoriser l'accès de tous à de nouveaux droits, sociaux et culturels. On rejoint là ce que disait il y a peu Dominique Schnapper lorsqu'elle évoquait " la transformation des sociétés modernes en démocraties providentielles " : au départ, écrit-elle, " l'idée de république a pour trait essentiel de créer une société politique abstraite en transcendant par la citoyenneté les enracinements concrets et les fidélités particulières de ses membres " ; on en est venu désormais, porté par la dynamique de la démocratisation, " à rechercher de manière prioritaire l'égalité réelle et non plus seulement l'égalité formelle des individus-citoyens " .
Naissance de l'égalité " abstraite " : la société contractuelle
La première période court grosso modo du XVIIIe au début du XXe siècle. Contre l'Ancien Régime qui inscrivait la hiérarchie dans l'essence même du droit, s'établit alors, partout en Occident, un régime d'égalité civile et politique. Porté par l'impératif d'autonomie, ce modèle d'agencement du lien social n'est pas né ex nihilo. Il s'impose sous l'effet de plusieurs facteurs, politiques tout d'abord, avec la montée en puissance d'un État central venant disloquer les communautés de l'âge féodal ; sociaux également, avec l'affirmation d'une classe bourgeoise en quête d'espaces sans cesse plus étendus de liberté ; culturels enfin, avec le travail autonome de la pensée des Lumières, elle-même annoncée, disait Tocqueville, par certains traits de la théologie chrétienne.
Ce régime inédit trouve son point d'émergence théorique, encore approximatif il est vrai, dans la pensée de Thomas Hobbes, au XVIIe siècle. Dès le chapitre 3 du Léviathan (1651) , l'auteur anglais révoque en doute la croyance-clé de son époque : il n'est pas concevable, soutient-il, de vouloir fonder l'établissement humain sur l'axiome de la hiérarchie des êtres. Comme souvent en ce temps, notre philosophe articule deux moments logiques. Il revient d'abord à l'état de nature – qui est cet état dans lequel se trouveraient les hommes s'ils n'étaient soumis à la tutelle d'un gouvernement. Dans cette situation d'origine, les êtres ne sont nullement dissemblables ; " ils sont, au contraire, naturellement égaux ". Égaux dans l'ordre des qualités physiques ; égaux même dans l'ordre des aptitudes intellectuelles : " Quant aux facultés de l'esprit, j'y trouve une égalité plus parfaite encore que l'égalité des forces. La prudence est également dispensée entre les hommes. "
À ce schéma d'équivalence s'attache une conséquence insupportable. L'égalité des aptitudes entraîne, explique Hobbes, une rivalité mimétique, comme l'égalité dans la capacité de nuire produit une insécurité permanente. Les hommes peuvent-ils demeurer sous la menace de cette violence ? Non, bien sûr. Ensemble ils prennent acte des impasses auxquelles mènerait un tel système, et décident – c'est le passage à l'état de société – d'instituer, par contrat, un ordre politique chargé de " les tenir en respect ". Cette institution du pouvoir se fait certes sur la base d'un abandon du jus in omnia – de cette liberté de tout faire qui est le propre de l'homme à l'état primordial. Elle ne débouche pas cependant sur une relégation du principe d'égalité. D'abord, dans son origine, le pouvoir n'est pas, comme chez Machiavel ou La Boétie, la création d'un seul qui viendrait lui donner sa forme. Il procède de la coalition de la totalité des volontés naturelles. En ce sens, il est une production égalitaire. Surtout, dans son fonctionnement, l'État n'accorde à aucun de ses assujettis un statut privilégié. Il peut bien se montrer " absolutiste ", et récuser donc " toute norme qui lui serait supérieure ". Il place tous les hommes qu'il protège à équidistance de sa loi et les convoque même – c'est le grand thème de la représentation – à s'en dire les " auteurs " dans leur " multitude ".
Cette doctrine de l'égalité " abstraite " trouve son point d'aboutissement pratique dans la Révolution universaliste de 1789, elle-même annoncée par la Révolution américaine de 1776. Les Constituants s'inscrivent clairement, bien qu'ils ne le citent guère, dans le sillage de Hobbes. D'une part, comme l'auteur du De Cive, ils récusent le schéma théocentré des époques précédentes : le pouvoir politique n'est pas une création de Dieu, mais le produit d'un pacte des hommes soucieux, en s'associant, de " conserver, [contre le mélange des méchants], leurs droits naturels et imprescriptibles ". On trouve une expression de ce modèle contractualiste d'institution du politique à l'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ; nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. "
D'autre part, les révolutionnaires écartent l'ordre inégalitaire des temps aristocratiques. " Les hommes, affirment-ils, naissent et demeurent libres et égaux en droits. " Il en résulte que, sauf exception en vue de défendre l'" utilité commune ", l'État est requis d'agencer le vivre-ensemble de manière isonomique, en reconnaissant à tous les mêmes droits et les mêmes devoirs : " La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse " (article 6 de la Déclaration de 1789). Au legs hobbésien (que renforce l'apport rousseauiste) s'ajoutent cependant les acquis d'une réflexion inspirée par le libéralisme de Locke et Montesquieu. En premier lieu, on restructure l'espace de la représentation. Hobbes, dans son obsession de la discorde, confie à un organe unique – " le Roi ou l'Assemblée ", – le soin de gouverner la cité. Les Constituants de 1789 considèrent, pour leur part, qu'il faut, afin de préserver la liberté, fragmenter le bloc du pouvoir en organes divers s'équilibrant et se contrôlant réciproquement : " Toute société dans laquelle [...] la séparation des pouvoirs n'est pas déterminée n'a point de constitution " (art. 16). En second lieu, on recompose la sphère de l'égalité. Confronté à la " guerre de tous contre tous " qui marque le territoire britannique entre 1642 et 1649, l'auteur du Leviathan ne thématise réellement que le droit de tous à la sécurité. À la fin du XVIIIe siècle, la sûreté n'est qu'un droit parmi d'autres. L'égalité doit s'étendre aussi à la liberté de posséder et de contracter, à celle même de délibérer, c'est-à-dire de " concourir, personnellement ou par ses représentants, à la formation de la loi " (art. 4).
Comment comprendre cette distribution égalitaire des pouvoirs juridiques ? Elle répond, on l'a dit déjà, à une mission d'émancipation individuelle : elle donne à chacun des sujets qui composent l'ensemble politique la possibilité de se construire, à l'abri de toute dépendance vis-à-vis des institutions religieuses, corporatives ou étatiques, un univers de pleine autonomie. Mais elle assume aussi, comme l'a montré Claude Lefort, – qui refuse d'ailleurs de qualifier d'" abstraits " les droits-libertés – une fonction de dynamisation collective : elle permet aux individus, explique-t-il, d'échanger des paroles, des actes, des biens et de faire advenir, par cette communication, en lieu et place de l'homogénéité du monde d'hier, une nouvelle socialité, toute de mobilité et de pluralité . Cette égalité-là connaîtra encore au XIXe siècle certaines restrictions – pensons à la situation des femmes notamment, ou des pauvres – dans les domaines par exemple du droit électoral ou du droit de la famille. Elle s'effaceront par paliers au fil du XXe siècle.
L'âge de l'égalité " concrète " : la revendication des " droits " sociaux et culturels
La société aurait pu en rester à ce schéma libéral de fonctionnement. Il n'en a rien été : dans tous les pays occidentaux, en France en particulier, un second régime d'égalité – celui de l'" égalité concrète " – se fait jour à partir de la fin du XIXe siècle. Deux éléments le caractérisent. Il fait fond, en premier lieu, sur un concept inédit de l'homme. Celui-ci, dit-on, ne peut être saisi simplement comme une " monade isolée ", laissée à ses choix autonomes. On doit l'approcher dans la texture même de son existence pratique : comme un être assailli de besoins matériels (se nourrir, se soigner, se loger...) et culturels (parler sa langue, affirmer son identité ethnique ou religieuse...). Il s'appuie, en second lieu, sur une idée nouvelle de l'État. Le pouvoir politique ne saurait se réduire à n'être qu'un instrument de protection des droits-libertés. On lui intime de travailler à l'épanouissement " effectif " de ses mandants, et de se mobiliser donc, positivement, contre les " discriminations " sociales et culturelles qui pourraient les frapper . Répétons-le : ce système d'égalité ne se substitue pas au précédent ; il vient le compléter – ce qui souvent, on le verra plus loin, ne va pas sans contradiction – en lui adjoignant ses propres significations.
La revendication d'égalité sociale apparaît tout d'abord. Elle fait irruption dès la Révolution française, qui se distingue de la Révolution américaine, comme l'a bien montré Hannah Arendt, par son dessein d'abolir " l'état de nécessité " . En janvier 1793, peu de temps avant son exécution, le pasteur girondin Rabaut Saint-Etienne décrit ainsi l'idéologie robespierriste qui s'impose : " Rien ne caractérise mieux la démocratie que la tendance à l'égalité. Une fois l'égalité politique établie, les pauvres sentent qu'elle est affaiblie par l'inégalité des fortunes et, comme égalité c'est indépendance, ils s'indignent et demandent l'égalité des fortunes . "
L'intention jacobine se trouve renforcée, quelques décennies plus tard, par le discours socialiste. Aux yeux de ses tenants, de Marx notamment, l'égalité des libéraux est purement formelle . En soumettant la relation sociale au libre jeu des logiques contractuelles, elle conduit à la déshumanisation le peuple immense des travailleurs. Une réplique s'impose donc : il convient d'accorder à chacun, par le truchement d'une allocation autoritaire de valeurs, la juste part qui lui revient de l'effort collectif. Chez les plus radicaux, ce programme prend la forme d'une réorganisation collectiviste de la sphère de la production ; chez les réformistes (au nombre desquels il y a lieu de compter le courant solidariste), celle d'un réaménagement de la sphère de la répartition : on presse le pouvoir politique de déclarer, à côté des droits-libertés, l'existence de droits-créances, (droit au travail, au congé, à la santé...) et d'instaurer les " institutions " permettant d'y accéder.
Comme on sait, les pays occidentaux ont choisi cette voie. Sans doute ont-ils maintenu le marché parce qu'ils y voyaient une garantie à la fois de liberté et d'efficacité ; ils ont cependant doté l'État d'une fonction de redistribution des richesses. À lui d'ôter aux uns, par la fiscalité, ce qu'ils ont de trop pour le transférer aux autres qui ne peuvent répondre à leurs besoins élémentaires. Certains analystes ont souligné que ce système de protection fut, dès l'origine, " particularisant " en ce qu'il aboutissait à distinguer les individus en fonction de leur situation sociale . Ajoutons que cette tendance s'est largement amplifiée, à mesure que l'on valorisait dans le champ idéologique le principe d'" équité ", au cours des années 1970-1980. Constatant que les politiques globales étaient, au bout du compte, d'un effet limité sur l'égalisation des conditions, les gouvernants ont mis en place des politiques plus différenciées encore – dites de " discrimination positive " – adossées à des dispositifs ciblés sur des catégories ou des territoires (pensons aux zones d'éducation prioritaire ou aux zones franches urbaines) sans cesse plus spécifiques .
La revendication d'égalité culturelle s'affirme dès l'après-mai 1968. Elle prend corps sur le fondement d'un conflit entre la philosophie " libérale " — au sens américain du mot — et la philosophie communautarienne. La première, représentée par John Rawls dans sa Théorie de la Justice (1971), entend asseoir l'organisation de la société sur des principes d'action dont tout individu peut, en s'abritant derrière le " voile d'ignorance ", découvrir la rationalité . Ces principes sont au nombre de deux majeurs. Le principe d'égalité d'une part, qui veut que chaque individu soit placé dans la situation d'accéder au système le plus étendu de droits et de libertés ; le principe de différence d'autre part, suivant lequel les inégalités sociales ne sont admissibles dans une société qu'à la condition de servir le sort des catégories les plus défavorisées de la population. Concrètement, ce schéma fait signe vers l'instauration d'une économie de marché, tempérée cependant par un État de liberté et de justice.
La théorie communautarienne, telle en tout cas qu'elle apparaît dans les textes de Charles Taylor , se retrouve volontiers dans le modèle social-démocrate proposé par John Rawls. Elle lui reproche cependant de méconnaître, du fait de son inscription dans le rationalisme kantien, la dimension " narrative " (ou culturelle) de l'existence humaine. Pour Taylor, cette intelligence des choses est doublement condamnable. Elle ouvre d'abord sur un processus de déshumanisation. En définissant les êtres comme " raisons désincarnées ", elle les soustrait en effet à la communauté historique de sens qui les a formés, et les prive de la sorte d'une part essentielle de leur identité. Elle instaure ensuite un système de domination. La pensée " libérale " se présente au nom d'une raison universelle. Or, sous ce concept, se dissimule en fait, au détriment des cultures minoritaires, l'ensemble des habitudes et des traditions du groupe social majoritaire. La critique appelle une réaction : elle convoque l'État à rendre justice à toutes les différences, à faire droit à toutes les singularités, tant il est vrai que " sans égalité des différents patrimoines collectifs, il ne peut y avoir entre les individus qu'une égalité formelle ".
Cette " théorie de la reconnaissance " – qui vise à articuler l'unité et la pluralité, l'égalité et l'altérité – n'est pas demeurée sans effets pratiques : en phase avec les aspirations post-modernes à l'authenticité, elle est venue inspirer – même en France où le vivre-ensemble a longtemps été fondé sur le principe de relégation de la particularité dans la sphère privée – toute une série d'initiatives juridiques en faveur de l'admission publique des appartenances régionales, des " territorialités " ethniques, des identités religieuses. À ce mouvement, on rattachera aussi les politiques de lutte actuellement en cours (sur le mode souvent de l'affirmative action) contre les discriminations à raison de l'orientation sexuelle .
Ajoutons donc que la diffusion de la logique égalitaire ne concerne pas seulement la sphère publique. Elle travaille de même les institutions relevant de la société civile : la famille, l'école, l'entreprise, avec la reconnaissance des droits des enfants, des droits des élèves, des droits des salariés, sont de plus en plus soumises à ses exigences.
Tocqueville, une nouvelle fois, ouvre une piste interprétative (qui vaut d'ailleurs pour tous les développements précédents) : en rapportant ce phénomène au postulat " cartésien " de l'autonomie de la volonté. Dès lors, dit-il, que les êtres sont persuadés d'avoir " le degré de raison suffisant pour se diriger par eux-mêmes " – ce qui est le cas depuis la Révolution française –, ils ne peuvent accepter que leurs choix personnels soient entravés par une quelconque " interférence d'autrui ", et revendiquent de là, selon un " processus sans fin ", d'éliminer de l'espace social toute survivance du régime de hiérarchie .
Du sacre des différences à l'épreuve du vide
Fruit d'une rupture culturelle – le passage de l'" âge aristocratique " à l'âge démocratique " –, et des mobilisations sociales qui l'ont accompagnée, cette expansion de l'égalité a été, au cours des deux derniers siècles, l'un des grands enjeux de la controverse publique . Elle le demeure aujourd'hui encore.
Les évaluations qu'elle provoque s'ordonnent autour de deux types de positions. Toute une partie de l'opinion intellectuelle s'emploie à souligner sa positivité. C'est le cas notamment de Philip Pettit dans son ouvrage Républicanisme . En ouvrant à chacun un accès égal aux droits civils et politiques, mais aussi désormais aux droits sociaux et culturels, en articulant l'égalité " formelle " et l'égalité " réelle ", on a permis au projet d'autonomie, posé dès le début des temps modernes, de prendre corps : dotés de ces facultés juridiques, les individus se voient, tendanciellement, " soustraits à la dépendance dans laquelle voudraient les tenir leurs semblables ". Il reste, poursuit le philosophe américain, que des béances demeurent dans le système du droit : les femmes, les homosexuels, les étrangers sont autant de catégories dont il faudrait étendre les prérogatives. En outre, on assiste à des reculs : dans le domaine en particulier du droit du travail – du fait de l'individualisation des statuts – ou dans le domaine de la protection sociale. Le combat en faveur de l'égalité n'est donc pas achevé : il faut conquérir " plus de droits encore et préserver ceux qui existent afin d'asseoir la liberté des individus ".
Le jugement est plus critique chez d'autres analystes. Chez Friedrich Hayek par exemple . À l'expansion du modèle égalitaire, et plus spécifiquement de l'égalité sociale, le philosophe libéral oppose, d'une part, l'argument du mérite. Le propre des politiques de redistribution, explique-t-il, est de dévaluer l'effort de ceux-là mêmes qui, par leur travail, contribuent à la prospérité de la société et de déresponsabiliser concomitamment ceux qui refusent de se donner à l'activité productive. Moralement inacceptable (en ce qu'elle fait peser sur les plus travailleurs l'existence de ceux qui apportent le moins à la richesse collective), cette organisation est de surcroît, à ses yeux, économiquement inefficace : outre qu'elle conduit à décourager les meilleurs quand elle ne les contraint pas à l'expatriation, elle favorise le développement d'une bureaucratie gestionnaire qui absorbe, sans profit pour la société globale, toute une part de la production nationale.
S'y adjoint l'argument de la liberté. Celle-ci se définit, chez Hayek, sous le concept de la " non-interférence " : riche ou pauvre, le sujet ne doit subir aucune limitation dans le déploiement de sa volonté immédiate. Dans cette perspective, l'État est justifié bien sûr à admettre tous ses administrés, pour leur permettre d'exploiter au mieux leurs capacités humaines, au bénéfice des mêmes droits civils et politiques. Il ne saurait en revanche aller au-delà. Ni les politiques sociales, ni les politiques identitaires, ne sont recevables. Elles aboutissent en effet à replacer les êtres sous dépendance d'une législation interventionniste qui les inscrit, contre le gré d'une partie d'entre eux, dans une conception prédéterminée de la " vie bonne ". Au nom de l'égalité, on voit du coup la société se réinstaller dans le système holiste que le moment moderne avait pourtant, au terme d'un long cheminement expérientiel, répudié. La solution s'extrait de l'analyse. Pour rendre la société à son dynamisme et l'individu à sa souveraineté, il convient d'en finir désormais avec le " constructivisme " : l'État doit redevenir " minimal ", et se satisfaire d'assurer, dans l'ordre et le respect des droits-libertés, la simple " garantie péremptoire du mien et du tien ".
On sait les limites de l'évaluation hayékienne. Elle fait fond d'abord sur une conception contestable du pouvoir. Dans son système, l'État est toujours présenté comme l'autre de la liberté : ce qu'il conquiert, celle-ci nécessairement le perd. C'est ignorer que le jeu entre les deux réalités peut être à somme ajoutée. En multipliant les sûretés, en égalisant les conditions, la puissance collective intervient sans doute dans la sphère privée des individus. De manière vertueuse cependant, puisqu'elle permet à la grande majorité d'entre eux de se soustraire aux dépendances que pourraient leur imposer, dans le cadre de contrats léonins, les plus puissants de leurs semblables . La théorie hayékienne fait signe, ensuite, vers un état dépassé de la société. Elle entend que l'État se retranche, comme au XIXe siècle, dans une sorte d'" abstraction nomocratique ", qui le placerait en surplomb des conditions concrètes d'existence. Est-ce encore envisageable ? Non probablement. Il est désormais dans l'esprit du temps, en effet, de considérer que le pouvoir d'intervention collective est un prolongement de la liberté des individus, en ce qu'il offre au sujet, dit l'opinion, d'accéder à des sécurités et des ressources que le seul jeu du marché ne pourrait lui procurer .
Faut-il alors adhérer sans nuance au régime, défendu par Pettit, de l'" égalité concrète " ? Sûrement pas sans faire l'inventaire de ses conséquences. À cet égard, deux éléments – dont pourront s'inquiéter tous ceux qui demeurent attachés aux idéaux fondateurs de la modernité – méritent d'être relevés. L'un touche à la citoyenneté. Tout démontre qu'elle s'abîme, avec le développement de l'égalité, dans un processus de segmentation. Les Lumières – américaines ou françaises – avaient pensé le vivre-ensemble selon un schéma qu'on peut dire " universaliste " : la société devait rassembler des individus exclusivement, auxquels l'État était sommé d'accorder, indépendamment de leurs allégeances primordiales, des droits identiques. On voit bien que l'époque contemporaine n'en est plus là exactement : elle s'arrime dorénavant à un autre modèle, plus " particulariste ", d'existence collective. Le " sacre des différences " est né certes d'une revendication individualiste. En valorisant les droits culturels, en justifiant les discriminations positives, il aboutit cependant à redonner force prescriptive à la réalité communautaire : c'est, tendanciellement, à partir des groupes, et en leur attribuant les prérogatives diversifiées qu'ils réclament, que la société est appelée aujourd'hui à s'organiser .
L'autre élément concerne l'autonomie, dont le nouveau régime des choses semble bien restreindre la sphère d'expression. La pensée moderne, en sa forme originelle, s'avançait au nom de la défense de la pluralité infinie des opinions : après tant de siècles d'assujettissement à une vérité unique, il convenait de laisser à chacun, enfin, sa liberté de pensée. C'était, par exemple, la grande idée de Jefferson dans ses Notes sur l'État de Virginie : " Nous n'avons pas peur de suivre la vérité où qu'elle puisse nous conduire, ni d'ailleurs de tolérer l'erreur dès lors que la raison est laissée libre de la combattre. " Or, notre temps réinvente les tables de la Loi : il ne se satisfait pas de reconnaître les identités ; il les sacralise, au nom de l'égalité dans laquelle il faut tenir les sujets qui les portent. La parole, du coup — la condamnation si violente des propos de Houellebecq sur l'islam ou de Buttiglione sur la " vocation naturelle " de la femme, le vote récent d'une loi visant à sanctionner l'expression publique de l'" homophobie " suffisent à le signaler — redevient captive d'une orthodoxie qui lui assigne de ne jamais s'extraire de la correctness qu'elle définit .
Voilà bien qui nous ramène au tragique, qu'annonçait déjà Tocqueville, propre à la modernité avancée : le règne de l'égalité abolit sans doute les censures et les contraintes de l'âge aristocratique. Il confronte cependant ceux qu'il libère à une " épreuve de vide ", qu'ils ne peuvent surmonter que par l'invention de nouveaux conformismes.
© Liberté politique, automne 2005
Nota : L'appareil de notes avec la mention des sources citées est seulement disponible dans la version papier de Liberté politique.