LA MORT DE LENI RIEFENSTAHL clôt un débat impossible digne de notre société : la cinéaste allemande était-elle un génie, la cinéaste allemande était-elle une nazie ? Il est probable qu'elle n'ait été ni l'une ni l'autre.
Enfant de la balle et saltimbanque, athlète et alpiniste confirmée, actrice et danseuse, Riefenstahl a suivi l'évolution politique de son pays. La plupart des grands acteurs de l'époque de Weimar sont restés en Allemagne sous Hitler et bien peu d'Allemands non juifs se seront expatriés après le 30 janvier 1933. À une époque où le mot patrie signifiait encore quelque chose, c'eût été trop leur demander. Ils devaient tout perdre, abandonner un niveau de vie élevé, risquer un déshonneur civique : seul Fritz Lang, à qui Goebbels avait pardonné sa mère juive (convertie au catholicisme), avait pris ce risque, lui, l'homme le plus important du cinéma européen, le plus grand cinéaste de tous les temps, de monter dans un train (qui heureusement ne partait pas pour l'Est) après son rendez-vous avec Goebbels. Marlene Dietrich était déjà américaine, elle.
Riefenstahl s'est toujours défendue d'être nazie : une défense plus subtile eût été de confesser ses fautes et son engagement — comme Albert Speer — et ensuite de revivre une vie plus normale. Mais ses Mémoires montrent le personnage étriqué qu'elle était, dénonçant les larcins commis par les troupes d'occupation, les injustes traitements dont elle était victime, son courageux combat pour les tribus nègres d'Afrique — qu'elle popularisa tant qu'elles cessèrent vite d'être primitives, gavées de touristes —, son bonheur de retrouver un " Jules " bien plus jeune qu'elle après la guerre. Riefenstahl est resté une enfant de la balle. Le terme de nazi est devenu si fourre-tout à notre époque (tout le monde découvre un Hitler Ego à dénoncer, de Gaza à Wall Street en passant par la Mecque ou Vitrolles) qu'il est difficile de répondre à cette première question. Et pourtant.
Dans Olympia, chef d'œuvre du documentaire primé en France — la France du Front populaire — au cours de l'exposition universelle de 1937, on voit beaucoup de fois Jesse Owens et les athlètes noirs américains. Le traducteur français de Riefenstahl, Laurent Dispot, observe qu'elle n'est pas raciste. Lorsqu'elle filmera plus tard ses Africains sauvages, elle retrouve sans doute le fil rouge de la barbarie romantique, de la natur, de la waldeinsamkeit, de l'urwelt, mais elle n'est pas raciste. Elle aime le monde des primitifs, des chamanes et de la force. Elle aime un monde artificiel et superficiel, tout comme la société du spectacle et des fils de pub qui la conspue aujourd'hui. Et ce monde, elle le filme bien. Le cinéma est une subdivision de l'industrie chimique, et l'on sait que la chimie est allemande. Les Allemands, qui fabriquaient déjà les meilleurs objectifs — Zeiss, Leica — fabriquent aussi les meilleures pellicules à l'époque et c'est ce qui confèrent à ces images d'Acropole, de montagnes, de courses sauvages — lors du port de la flamme olympique — une telle aura. Il est en de même du Triomphe de la Volonté.
Images de la forme pure
Les images du congrès de Nuremberg ont une aura inégalable et c'est en définitive ce qu'on reproche à Riefenstahl. Mais ces masses humaines dressées et mécanisées par la république des artistes rêvés par les surréalistes (Paul Johnson), copiant les rites romains, inondant le ciel nocturne de cathédrales de lumière, sont effectivement fascinantes. La sidération nazie est avant tout esthétique. Elle n'a presque plus de contenu. Elle est pure forme.
Kubrick, comparant le cinéma de Chaplin et d'Eisenstein, disait du premier qu'il était tout contenu sans forme, du second toute forme sans contenu. C'est un vieux débat du cinéma grand public : pour gagner de l'argent, il faut faire soit de la comédie soit du spectaculaire. Émouvoir ou épater. Au fait de l'évolution des techniques modernes de conditionnement — pour la plupart mises au point en Amérique, où trois millions d'Américains, enragés contre les Noirs ou les catholiques, s'affilient dans les années vingt au Ku-Klux-Klan (le premier chef d'œuvre officiel du cinéma américain est un hymne à la race aryenne — disent les sous-titres—)-, les nazis s'entourent des meilleurs techniciens et manipulateurs de sons et d'images pour épater leur auditoire au chômage.
La politique n'a plus d'importance aujourd'hui — et c'est dommage, vu l'affaissement de l'Occident qui se prépare, suite à l'inepte croisade irakienne, le vieillissement de la population, la montrée dantesque des déficits et de l'endettement, l'abandon de toute logique et de toute éthique. Seule la marchandise en a, et c'est la publicité qui fait élire un tel et élire tel produit dans une masse d'autres. Les esprits chagrins reprochent à la publicité de faire vendre — ce qui est tout de même pour quoi on la paie — et donc de vendre du mensonge, de l'illusion, du spectacle creux. La publicité vend aussi de la force, de la beauté, du paysage, parfois même de la comédie, du décalé, du second degré.
Il est clair que les images lumineuses, les corps parfaits, l'érotisme platonique, les paysages purs, le culte des cimes de Riefenstahl ont influencé la publicité. Étonnés par la résistance des Hitlerjugends à Caen, les Américains les avaient baptisés les crack-babies. Interrogés, les enfants avaient répondu qu'ils avaient été motivés par les images. Comme ceux qui consomment de la godasse Nike aujourd'hui, fabriquée pour une poignée de figues en Chine, vendues cent fois plus cher aux Champs-Elysées, les actionnaires et les tennismen professionnels s'étant servis au passage. Les sociétés qui ont abjuré le christianisme se ressemblent toutes. Car l'on tuera autant d'enfants arabes qu'il faudra à coups de luttes antiterroristes hollywoodiennes pour continuer de faire le plein de nos bagnoles.
Transition-transgression
L'un des grands assistants de Riefenstahl — qui n'a rien fait d'autre que ces documentaires, son film sur les tziganes étant pitoyable — est bien sûr Walter Ruttmann, que personne ne connaît. Communiste militant, proche des théories soviétiques de Dziga Vertov, maître des effets spéciaux, Ruttmann réalise, à grands renforts de montages avant-gardistes et d'effets spéciaux, Berlin, symphonie d'une grande ville, film polycinétique, kaléidoscopique, moins fasciné par son propos qu'on ne l'a dit : il voit l'argent partout détruire la ville et l'ordre naturel des villes anciennes. L'esthétisme est ici mis au service d'une dénonciation du caractère satanique de la modernité (propre à beaucoup plus de communistes qu'on ne l'a cru). Ruttmann vire sa cuti quand il croit comme beaucoup d'autres que le nazisme va ramener l'ordre éternel des anciens jours, devient nazi, se fait recruter par Riefenstahl, installe son équipe sur les tréteaux de Nuremberg et de Berlin. Le grand travail de montage est effectué par Riefenstahl qui devient le plus grand monteur de l'histoire avec Eisenstein et Alain Resnais (c'est l'axe Paris-Berlin-Moscou vu sous l'angle de la pellicule).
Le cas de Ruttmann est celui de l'Allemagne, social-démocrate, avec un fort parti communiste dans les années weimariennes, et qui bascule dans le nazisme au début des années trente, quand le fait d'être au chômage inquiétait encore les gens. Cette transition-transgression est décrite durant toutes les années vingt par le cinéma expressionniste ou néo-monumental. Dans le cabinet du docteur Caligari, Robert Wiene, Carl May et leurs décorateurs dépeignent une Allemagne folle et livrée à des fous. Où l'on manipule des somnambules pour commettre des crimes. Déjà ici, on annonce ce qui va se passer plutôt que ce qui s'est passé (ce qui est toujours plus facile).
Mais le grand film de folie est bien sûr Mabuse, maître des destins, joueur, hypnotiseur et bien sûr psychanalyste. Maître de la bourse et des catastrophes boursières, comme celles que nous venons de vivre. Fritz Lang met en images, à trente ans à peine, la folie de l'inflation en Allemagne, un monde sans ordre divin où la tyrannie épouse le chaos, la décadence, le retour à la tribu barbare.
Dallas en cottes de maille
Lang a épousé un génie, l'écrivain Théa von Harbou, qui vaut tous les Stevenson du monde. Cette très belle femme a le don d'insérer les archétypes traditionnels dans une trame moderne et elle va lui écrire les scénarios de ses plus grands films, y compris de ses splendides testaments, le Tigre d'Eschnapur et le Tombeau hindou, réalisés après son exil américain. La Mort lasse - ou les trois Lumières - est peut-être le plus grand film du cinéma muet, les portails en forme d'ogive symbolisant le passage dans l'Autre Monde montrant la maîtrise spatiale sans égale de Lang et sa formation d'architecte de grand talent. Le film de Lang qui passionna les nazis fut bien les Niebelungen, narrant la catastrophe burgonde sur fond d'or du Rhin, de dragonnades siegfriediennes, de racisme anti-hunique et de torrides jalousies féminines et mâles. Ce Dallas en cottes de maille — ou, aurait dit Léon Bloy, un " mastic de théogonie scandinave à dégoûter les hippopotames " — se terminant en crépuscule des dieux aryens annonçait aussi le futur du nazisme, comme Metropolis, célébrant naïvement, dans des décors et des effets spéciaux fantastiques, la réconciliation des classes après leur vaine lutte. Le film suivant de Lang, Spionnen-les Espions, le moins connu, est peut-être, quarante ans avant Bond, le plus moderne. Des portes qui s'ouvrent, des dossiers qui se ferment.
À la même époque, Murnau dirige le Dernier homme, un homme désolé par la perte de son uniforme de portier de palace. Mais aussi Faust, l'obsédant mythe allemand et Tartuffe, cet ancêtre du politiquement correct. Tout nous montre, bien plus que Leni Riefenstahl et ses photos-reportages, que les grands artistes du cinéma allemand avaient compris ce qui allait se passer. Une aventure hénaurme et monstrueuse, mais fascinante. Un des grands maîtres démoniaques du cinéma allemand fut Paul Wegener, réalisateur de l'inégalé étudiant de Prague (dont l'analyse conclut la Société de consommation de Baudrillard) et surtout du Golem. Hitler en golem fou d'un peuple ruiné et déshonoré, cela nous mène dans une drôle d'usine à rêves.
N. B.