DANTE AVAIT PREVENU à l'entrée de l'Enfer : " Toi qui entres ici, abandonne toute espérance. " C'est aussi le sentiment de celui qui tente d'appréhender la nature du mal, sa structure, ses circonvolutions.

C'est pourtant à cette exploration que nous invite Juan Asensio dans sa Littérature à contre-nuit, avec l'espoir d'entrevoir la lumière à travers la toile élimée du mal. La tâche est d'autant plus ardue et méritoire que la littérature semble de prime abord épargnée par la malignité. Dans un style narratif complexe qui réclame du lecteur une attention soutenue, l'auteur nous entraîne à la poursuite du démoniaque dans la littérature, dans l'autopsie d'une tentative de décréation du monde. Autour d'une pléiade d'auteurs d'où émergent comme des phares Joseph de Maistre, Ernesto Sabato, Georg Trakl et Georges Bernanos, Juan Asensio nous amène à porter un regard profond sur les écrivains qui se sont lancés dans la bataille des mots pour dire ce qui est sans mots ou borborygmes. Par l'examen de leurs œuvres découpées sous son scalpel, il entre dans la complexité créatrice de ceux qui doivent donner du sens pour exprimer ce qui n'en a pas. Que d'efforts pour écrire sur ce qui est lacunaire, non-dit, vide, en un mot l'inverse de ce que la condition humaine est sensée apporter, ce qui fait du mal une " chose " monstrueuse car dénaturée ou contre-nature.

L'épreuve n'est pas sans risques, le premier de ceux-ci étant la tentation labyrinthique car le mal se divise en permanence, troublant les repères, multipliant les chausse-trappes. Il s'est défini lui-même : " Mon nom est Légion " et " non serviam ", et cela suffit pour jeter le trouble dans le marigot humain. Le lecteur est prévenu : il cheminera dans des pièces noires éclairées faiblement par le modeste lumignon du critique littéraire.

 

Une épreuve méta-littéraire

 

L'entreprise de l'auteur renvoie sans cesse cet abyssal mysterium iniquitatis selon lequel le mal n'existe qu'en raison de l'existence du bien, car si ce dernier n'existait pas, le mal ne pourrait pas subsister non plus. Traquer le démoniaque pourrait se résumer à résoudre la contradiction entre sa nature nihiliste et la Création. Comment le mal pourrait-il créer dès lors que son auteur s'est toujours fait un orgueil de haïr ce qui était créé et de compliquer ce qui est simple ? Le mal ne crée absolument rien, il dénature et déforme, il singe la création sous de multiples formes et change continuellement de visage dans une excitation malingre, ce qui rend son analyse d'autant plus difficile. Son territoire est connu : c'est le temps entre le Vendredi saint et le dimanche de Pâques, quand le monde est recouvert de ténèbres et qu'il semble être victorieux. Dans ce laps de temps où Dieu est mort, le monde est laissé à lui-même, suspendu au fil de la grâce. Nous y sommes encore en partie. Juan Asensio parle d'une " zone d'effondrement " du mal qui, tel un trou noir, absorbe toute lumière d'intelligence, tout jaillissement d'amour, toute altérité, en un mot, toute humanité. En résumé évangélique, " la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas reçue ". Si l'auteur constate que la noirceur du mal chasse toute possibilité de compréhension, rappelons qu'il n'y a que le bien qui peut connaître sa structure véritable et que c'est en se tournant résolument vers Celui qui est la source de tout bien que l'analyse sur le mal peut être la plus pertinente. L'auteur de l'essai l'a parfaitement compris même si cela n'apparaît pas directement dans ses lignes.

Reprenant en filigrane l'incessant questionnement de l'Église , Juan Asensio met donc l'accent sur le caractère tumoral du mal car ce dernier, nous l'avons dit, ne peut exister que comme système parasitaire du bien. Jean Paul II affirmait dans son dernier livre que " Le mal est toujours l'absence d'un bien quelconque, qui devrait être présent dans un être déterminé ; il est une privation. Mais il n'est jamais une absence totale de bien. La façon dont le mal s'accroît et se développe sur le terrain sain du bien constitue un mystère. Cette part du bien que le mal n'a pas réussi à détruire et qui se propage malgré le mal, c'est aussi un mystère, et de plus l'un et l'autre avancent sur le même terrain . " Mystère profond dont on peut difficilement parler mais cependant, et paradoxalement, impossible à taire. Le mal, ajoutait plus loin le pape polonais, " ne peut exister qu'en relation au bien et, en particulier, en relation à Dieu, Bien suprême ". Parler du mal sans référence suprême à l'auteur du bien ne serait qu'une vaine quête dans les labyrinthes de l'esprit humain, et n'aurait dès lors aucun sens. Bien des écrivains ne font que le simple témoignage du mal en ce monde sans évoquer sa source. Sans référence à Dieu, toute éradication est impossible par de simples moyens humains. La question du mal dépasse les capacités humaines d'analyse et de compréhension. Juan Asensio le souligne dans son évocation puissante de Georg Trakl : " Il y a une charge de mal qui est irrévocablement condamnée à ne pouvoir être dite ou écrite. " Il est, proprement parlant, métaphysique et " méta-littéraire " si ce barbarisme peut être utilisé.

 

La descente dans les ténèbres

 

La démarche de l'essayiste est d'entrer dans les ténèbres du démoniaque telles qu'elles se manifestent dans la littérature, de les explorer, de s'y perdre afin de les traverser pour retrouver la lumière vivifiante. La voie suivie est une voie d'effondrement, de faiblesse, en espérant qu'elle permette une mise à nu. " C'est à vous, Seigneur, que je montre mes plaies " disait saint Ambroise . Voie paradoxale, incompréhensible, qui n'a à nos yeux de sens que si elle est placée sous le signe de la foi et vissée à la Croix du Christ. Prenons donc cette autre " petite voie " avec l'auteur sur le chemin des ténèbres. Parlons ici de ténèbres et non de nuit. Nombreux sont les auteurs qui ont consacré des lignes à la nuit pour la magnifier comme source de poésie et de création, comme berceau du ressourcement. " La nuit maintenant est là. Il est bon aussi d'obéir à la nuit " disait Homère . La nuit que chantent les poètes, la nuit où " tout semble lumineux quand elle tombe ", la nuit chantée par Baudelaire , n'est pas ténèbres car elle est ordonnée , elle est soumise à l'ordre de la Création dont Dieu vit qu'elle était bonne. Les ténèbres, ce sont le chaos, l'informe, l'état pré-génésique, l'anti-création par excellence. Pourtant, ce pré-ordre du monde, ce territoire soumis au souffle de la dévastation est aux ordres de Celui qui crée. Dans la fosse aux lions, Daniel en rendait témoignage , et le psalmiste nous le rappelle à plusieurs reprises . Mais les ténèbres sont un attracteur étrange, car c'est peut-être à leur confrontation que se révèle l'autre face de la nature humaine, c'est dans leur territoire que certains artistes peuvent trouver un intérêt créateur, trouver l'ultime trace de Dieu dans sa paradoxale absence. Gustave Thibon disait dans un de ses raccourcis flamboyants que " le silence de Dieu divinise le cri des hommes ". La nuit ténébreuse où nous emmène Asensio suit la même démarche qu'un Henri Michaux pour lequel la lumière n'a pas de vie intéressante. À sa suite, mais aussi de Rilke, Supervielle, Claudel et tant d'autres, l'auteur se place du côté de l'obscurité pour indiquer paradoxalement le chemin de la lumière.

 

L'impuissance de la haine et l'hommage du mal au bien

 

Si la Rédemption par la Crucifixion permet à l'Église de proclamer la victoire définitive de Dieu sur le mal, ce dernier ne stoppe pas ses bourdonnements délétères. Le jugement étant déjà rendu, Satan attend son exécution ou sa grâce, enfermé orgueilleusement dans un désespoir absolu refusant tout pardon. On en viendrait presque à le plaindre et à intercéder pour lui ! Pourtant, paradoxe encore, c'est bien ceux qui se veulent les témoins du mal, les sujets, les victimes ou les esclaves, qui rejettent dans une souffrance ultime leur état ou qui, par leurs actions, et involontairement, créent des effets bénéfiques.

Le bien-aimé Jean-Paul II en témoignait lorsqu'il déclarait qu'il " arrive qu'en certaines situations concrètes de l'existence humaine, le mal se révèle dans une certaine mesure utile en ce qu'il créé des occasions pour le bien ". L'évangéliste Luc rappelait également, au sujet des personnes guéries par Jésus, que d'un " grand nombre aussi sortaient des démons qui criaient : "Tu es le Fils de Dieu" ". Le mal a toujours une limite de destruction mais nous n'en connaissons pas l'étendue. Cette limite est toujours trop lointaine pour l'Homme qui ne comprend plus le dessein de Dieu et refuse le silence de ce dernier. " Là où grandit le mal, là aussi grandit l'espérance du bien ", rappelait le pape Wojtyla.

 

L'amplification par l'Art

 

" Le Mal est banal, creux, mais l'art l'intensifie, lui confère une profondeur d'épouvante, le leste d'un poids et d'une consistance qu'il n'a pas, qu'il ne peut avoir ", écrit Juan Asensio. En bon connaisseur de George Steiner, il aura noté, dans la droite ligne de cet auteur, que les métastases de la barbarie ne figurent désormais plus dans les conflits armés, mais dans les œuvres d'art et de pensée qui ont renoncé à toute transcendance. Dans ce retournement de la culture contre l'homme, la responsabilité écrasante de l'artiste contemporain sera de dire le mal sans le propager. Tâche ardue s'il en est car les œuvres d'inspiration sont, dans la doctrine de l'Église " l'écho du mystère de la Création ". Certains auteurs ont tendu l'oreille à l'écho du mystère de la Chute et rendent dans leurs écrits les dissonances désagréables de celle-ci. En tendant l'oreille aux dissonances, ils descendent la spirale de la décréation pour tenter d'éradiquer le malaise destructif de la civilisation. Juan Asensio écrit à ce propos que " Les œuvres modernes qui explorent le Mal avec le plus de conséquences évoquent puissamment l'image du trou noir, cet astre exotique qui en se consumant sans cesse, rayonne de la matière même qu'il engloutit comme un ogre. " Georges Bernanos confiera ainsi que son ultime roman, Monsieur Ouine, aura été un processus d'écriture extrêmement laborieux et long, le faisant littéralement transpirer des affres de la création pour montrer ce qui n'est pas montrable, dire ce qui n'est pas prononçable, faire voir ce qui absorbe toute lumière. Épreuve terrible de l'écrivain !

En se détournant de la recherche du Beau et du Bien, en littérature comme dans le reste, l'écrivain introduit sans le vouloir une propension à faciliter le mal. " Il m'a conduit et il m'a mené dans les ténèbres et non dans la lumière " nous rappelle la liturgie. Cette pente peut être aisément prise. Si Platon nous dit que " la vertu propre du Bien est venue se réfugier dans la nature du Beau ", a contrario nous pouvons penser que la nature propre du mal vient se réfugier dans ce qui est laid, dissonant, barbouillage, bavardage. Or le bavardage apparaît, selon l'auteur de l'essai, comme le propre de la littérature contemporaine, focalisée non plus comme participation en tant que sous-création à l'opus Dei et ayant pour but de mener vers la contemplation de la Trinité, mais comme la recherche d'une notoriété soumise à la dictature du sujet. Toutes les opinions, les styles, les idées se valant, l'aide au discernement du lecteur n'est plus l'objectif majeur du romancier. Il s'ensuit que le trouble facilite l'infiltration de ce mal moderne et doucereux qu'est le doute.

Le don de la création artistique ne doit pas être gaspillé. Gardons à l'esprit les mots du pape Jean Paul II pour qui l'intuition artistique " jaillit du plus profond de l'âme humaine, là où l'aspiration à donner un sens à sa vie s'accompagne de la perception fugace de la beauté ". Il poursuivait : " À chacun, je voudrais rappeler que l'alliance établie depuis toujours entre l'Évangile et l'art implique, au delà des nécessités fonctionnelles, l'invitation à pénétrer avec une intuition créatrice dans le mystère du Dieu incarné, et en même temps, dans le mystère de l'homme . " Ernesto Sabato considérera en termes plus incisifs que " l'une des missions de la grande littérature est de réveiller l'homme qui voyage vers l'échafaud " et qu'à ce titre, il doit plonger dans l'horreur et la boue.

Devant le mal qui est une dénaturation de la Vérité et du bien, l'écrivain devrait revêtir la tunique du plongeur et s'immerger dans les ténèbres afin qu'en poussant jusqu'au bout son absurdité creuse, il fasse rejaillir par contraste l'immensité du bien, et être le témoin de la lumière . Dès lors, osons dire que cette exploration serait facilitée pour les écrivains chrétiens, lesquels savent que cette plongée n'est que le contrepoint de leur contemplation de la lumière éternelle. Ceux qui recherchent les ténèbres pour elles-mêmes s'égareront sans trouver d'autre voie de sortie que le désespoir. Une exploration des ténèbres ne peut se faire qu'en compagnie de la Croix du Christ. À condition toutefois d'accepter le mystère de la kénose de Dieu dans tout son réalisme cru, sa véracité, son énergie d'uppercut. Hélas, relève avec tristesse Juan Asensio, " notre littérature se meurt, non parce qu'elle serait dépourvue d'estomac, mais parce que le mystère ne lui est plus une nourriture familière ".

 

L'irrévocabilité du désespoir

 

La figure du Mal au siècle passé est dénuée de tout romantisme. Les grands massacres de la Première Guerre mondiale ont éliminé toute approche de ce type. Le mal est devenu au XXe siècle une " boursouflure livide ", à l'image de ce M. Ouine que Bernanos eut tant de mal à récupérer dans la Grâce du Seigneur . Selon l'auteur, le protagoniste principal du roman de Bernanos est la figure d'un siècle où le désespoir se transmue en un ennui éternel devant lequel toute joie se retire, tout principe vital se minéralise. La figure du mal revêt les atours de l'enfermement absolu, du désespoir éternel et irrévocable qui fait sa marque cuisante. Sans paraphraser ce que disait Charles Péguy , l'arme de Satan est de faire croire que tout est perdu alors que tout peut-être repris et que tout a déjà été sauvé.

L'inversion est ici patente car Dieu garde toujours un " droit de grâce " (cf. la fête de la Miséricorde instituée par Jean-Paul II). L'évangéliste ne nous rappelle-t-il pas que " rien n'est impossible à Dieu " ? Le but de Satan est de faire oublier à l'homme cette Rédemption folle qui a brisé les cercles du monde. La tradition de l'Église enseigne que l'homme, à travers les sentes du péché, " conserve le désir du bien ". Le souhait de Satan n'est-il pas d'éteindre cette étincelle divine contre laquelle il ne peut rien ? Ramené à cette mesure eschatologique, on en viendrait à penser que le mal est d'une inconsistance ectoplasmique, une chose agitée par des " fols en Christ " contemporains, forcément rétrogrades.

Or il n'en est rien, car les traits permanents des figures du mal sont toujours les mêmes : refermer l'homme sur lui-même, troubler son aptitude naturelle à connaître Dieu, et surtout l'empêcher d'exercer pleinement sa liberté dans le temps qui lui est accordé. L'empêchement de la liberté ferme la porte au don, devenant un point paroxystique du mal dans la société contemporaine. L'évangéliste nous dit que " quiconque aura blasphémé contre l'Esprit-Saint n'aura jamais de pardon ; il est coupable d'une faute éternelle ". Si la miséricorde de Dieu est infinie, celui qui la rejette en la jugeant impossible, rejette également le pardon offert. Un tel endurcissement peut conduire à la perte éternelle . Le but du mal, c'est d'exclure en l'homme le désir même du pardon qui ramène incessamment à la miséricorde offerte.

 

La restauration du langage

 

Une grande partie de l'essai de Juan Asensio porte sur la dégradation du langage. Il est logique que le mal s'occupe de dénaturer et de dégrader ce qui a été créé par Celui qui s'appelle Parole. L'auteur relève que " la parole humaine n'a de consistance et de réalité que parce que, au commencement, elle a été reçue par l'homme sous forme de don ", d'où l'acharnement à le détruire. Par la dénaturation du langage, le mal empêche la projection de l'homme dans son avenir, il le maintient dans un présent sordide dans lequel il s'enchaîne, s'englue, se pétrifie. C'est, précise-t-il, la marque livide du démoniaque d'être " un monologue interminable, la perpétuelle redite de Satan condamné à la solitude infernale ", incapable d'autre chose que de commérages stériles. Sans Dieu, " l'homme n'est plus qu'un bavard qui s'ennuie ". Pire, la dénaturation du langage défonce les digues qui séparent l'homme de la barbarie, des forces chtoniennes qui travaillent les bas-fonds des âmes .

Ajoutons à cette dégradation le fait que la langue utilisée par le romancier doit se désengluer de la gangue de boue formée par des siècles de nominalisme. " Les écrivains les plus grands, souligne en d'autres termes Juan Asensio, n'ont eu de cesse de redonner du sens aux vieux mots de la tribu, rongés et sales comme des pièces de monnaie dévaluées. " En un mot, retrouver l'unité perdue du vivant. Il semble que le sort de la littérature contemporaine se joue dans cette opposition permanente entre le Nom et le Verbe, entre ce langage qui désigne une chose et dont le sens peut varier, se mouvoir, se dissoudre, et ce langage qui est quelque chose, qui est le miroir, ou plutôt la prolongation, d'une Parole initiale dont nous ne percevons plus les échos, et que l'écrivain tentera de retrouver.

Nous rejoignons ici en partie l'opinion d'un John Reuel Ronald Tolkien qui s'estimait simple sous-créateur . La sous-création littéraire ennoblit le processus créatif de l'homme quand la revendication d'une création vue comme le " droit " individuel du " sujet " écrivain s'affranchit de toute transcendance et pousse vers les frontières barbares . Retrouver la Parole perdue, ce sera bien souvent atteindre les limites de la langue, en sortant des frontières purement humaines pour aller vers une contemplation silencieuse. Si on peut penser que cette contemplation peut déboucher vers un langage épuré, lumineux, éthéré, presque désincarné, Juan Asensio, à rebours, estimant que le cœur de la littérature est le silence, affirme que " la mission de l'écrivain va être, en essayant de faire bruire le silence dans le langage, en tentant d'éblouir nos yeux par l'éclat de mots rendus à leur vérité et non pas englués dans la littérature captieuse et grimaçante, d'aider et de guider la résurgence d'une écriture... noire : tendue, boursouflée d'inquiétude... et rendre en langage la profondeur sépulcrale de la peur. "

Pour affronter le chaos, l'immonde et le néant, la parole doit être forte, belle, incarnée, même au risque de désarçonner le lecteur. Tels sont les rudes termes du contrat qui lie l'écrivain aux autres hommes dans sa vocation de renverser la perspective du langage, de lui faire retrouver cette viridité fondamentale qui irrigue les corps vivants. La crise du roman contemporain est une crise du sens des mots. C'est sans doute pour cela que l'émergence d'un roman chrétien digne de ce nom est si difficile. La littérature est une tentative d'endiguement du néant, de renversement de la roue démente qui enchaîne le monde. Le chemin n'en est que plus abrupt pour le romancier et sans doute est-il plus facilement gravi par les poètes qui, eux, ont un sens des mots et de la langue plus proche du réalisme que du nominalisme. Ce n'est qu'en prenant part au corps à corps du combat d'un langage revivifié par le Verbe que nous pourrons constater l'essoufflement du mal en un borborygme sanglotant : " This is the way the world ends / This is the way the world ends / This is the way the world ends, not with a bang but a whimper " rappelle le poète TS Eliott.

 

Sous le signe du Versipèle

 

La marque du mal dans la littérature est brouillée car le siècle passé a été soumis au signe de l'inversion de tout ce qui est sacré. Les repères se sont troublés mais non effacés. Ils apparaissent en négatif mais ne guident plus le lecteur. Les folles idées du XXe siècle, y compris les chrétiennes si l'on suit Chesterton, ont achevé de miter la tunique du vrai et du beau au point que l'envers et l'endroit offrent le même attrait. Cette perte de repères, reproduite au fond de chaque conscience, fait que l'homme moderne, à défaut d'être un homme nouveau évangélique , enfile la tunique ingrate du Versipèle, cet être de légende et de cauchemar devenu loup dénaturé, loup homme, loup garou, être hybride en instance de devenir, que les mythologies populaires font errer entre la Nativité et l'Épiphanie, en attente d'une délivrance par une balle d'argent bénite. Cependant, autant le Versipèle agissait dans un univers soumis à la Grâce par l'irrigation vivifiante d'un christianisme fervent, autant notre lecteur moderne n'a plus d'espoir de délivrance à attendre, ayant enterré Dieu. Il reste au seuil du tombeau du Vendredi saint. Le mal contemporain imite le bien car il ne fait plus de bruit, mais il est devenu lancinant, sombre dans le bureaucratisme de la médiocrité. Il acte le schisme de l'être, selon le mot de Joseph de Maistre, comme un mode de vie normal et permanent, sorte d'ennui perpétuel dont nul ne peut se délivrer. Le mal moderne, c'est ce processus de fossilisation lente vers une barbarie acceptée et pire, aimée .

 

Repartir du Christ

 

À travers la traque du démoniaque et du mal dans la littérature, nous sommes à la marge de la démarche théologique. Il faut accepter de s'engloutir dans ce puits sans fond si l'on a l'espérance tenace et surnaturelle de pouvoir en sortir. Que les lecteurs non avertis ne s'aventurent qu'avec précaution dans le dédale. Les figures du mal sont multiples. À chaque fois que l'une d'entre elles se dresse, c'est pour défigurer l'Homme, araser la colonne intérieure qui le maintient greffé sur une verticalité qui n'est pas uniquement physique.

Les figures du mal, dans leur dévastations barbares, n'atteignent cependant pas ce " noyau dur " que représente la part d'humanité irrésistiblement attirée vers le divin, vers cette unité profonde dans la contemplation de laquelle tout brouillard s'évaporera. Même si le péché défigure l'image nous dit saint Augustin, l'image ne disparaît pas pour autant : " L'image peut être usée au point de n'apparaître presque plus, elle peut être enténébrée et défigurée, elle peut être claire et belle, elle ne cesse pas d'être . "

Alors, cette traque du mal par les écrivains, comment la comprendre autrement que comme le désir de réincarner Dieu dans un monde qui le rejette par une dissolution permanente. Si l'on suit l'idée exprimée par Juan Asensio, le plongeon dans la fange permet la grande purification et la remontée vers la lumière. Acceptons-en l'augure. Descendre au plus profond de la Création est une manière de ramener celle-ci dans les chemins de la grâce. Jean Paul II nous rappelait que " la terre appartient au Seigneur. Et il l'a faite pour l'homme, comme le lieu d'ascension vers lui ". Ce renversement de perspective avait été aussi vu par Léon Bloy pour qui notre univers est renversé depuis la Chute. Ceux qui traquent la marque lépreuse du mal ont une perception génésique de l'univers, de cette vision qui remonte à la source, au plus près du grand moment du retournement, et perçoivent la lumière douloureuse et nostalgique de l'état initial édénique qui fut le nôtre et qui rend encore plus cuisant celui où nous sommes.

De là naît la nécessité impérieuse pour les écrivains de repartir des paroles que le Christ nous a enseignées : " Délivre-nous du mal. " Car finalement, c'est lui qui a extirpé le mal par sa souffrance sans faute, affrontée uniquement par amour. De lui, et de lui seul, nous devons écouter la patiente leçon pour parvenir à une lente dissipation des ténèbres.

 

L. M.