DANS LA PLUPART DES PIECES DE CLAUDEL, ce n'est pas la femme légitime qui est la femme aimée : le drame se joue en dehors du sacrement de mariage, sans cependant se jouer de lui, car, autrement, le drame ne serait pas.
Violaine embrasse Pierre de Craon qui l'a violée naguère, et laisse Jacques Hury, celui qu'elle aime et qui l'aime, être épousé par sa sœur Mara. Doña Prouhèze et Don Rodrigue se cherchent et se veulent d'un désir indéfectible, mais Prouhèze appartient à Don Pélage, et quand celui-ci meurt, en secondes noces, elle épouse Don Camille qui s'est fait musulman. Dans L'Échange, un vrai couple marié est au centre de l'aventure, mais il faut que Louis Laine, pour une autre, abandonne sa femme Marthe, et il est d'accord pour qu'elle soit achetée par le riche Thomas Pollock Nageoire. Dans Le Partage de Midi, enfin, où cette trame est plus manifeste, le catholique Mesa tombe amoureux d'Ysé et finit par obtenir de son mari qu'elle les quitte, lui et leurs enfants, moyennant un dédommagement pécuniaire ; Ysé les laisse donc, mais, bientôt, portant l'enfant de son nouvel amant, elle part avec un troisième.
Chienne ! dis-moi, lui demandera Mesa, qu'as-tu pensé quand pour la première fois,
Tu t'es livrée, l'ayant résolu, à ce chien errant
Avec ce fruit d'un autre dans ton sein, et que le premier éveil de la vie de mon enfant
Se mêlait au soubresaut de la mère, toute piquée du délice d'un double adultère ?
On le voit, avec ce théâtre, on est loin de la pièce à thèse et de la leçon de morale. Si bien que certains l'ont jugé et le jugent encore hétérodoxe.
Dionysos ou le Crucifié
Les rédacteurs de la revue Théâtre populaire (1953-1964), fascinés par l'œuvre mais gênés par son ouvrier, pensèrent judicieux de distinguer le poète du catholique, et donc de se fabriquer, pour les besoins de la cause, un Claudel double : le taureau sanguin, d'un côté, ruant à pleines cornes ; de l'autre, l'ambassadeur vissé sur son prie-Dieu. Le drame claudélien serait l'expression des contradictions de son auteur, " déchiré entre les problèmes du monde et les certitudes de la foi ".
Selon de tels critiques, ces contradictions seraient de deux ordres. Artistique, d'abord, dans la mesure où " être théâtral et être chrétien ne sont pas toujours qualités conciliables ". Le christianisme donne des réponses, il annonce la paix ; le théâtre ouvre un questionnement et déclare la guerre : comment les deux feraient-ils bon ménage ? Un théâtre chrétien serait nécessairement plat, condamné à méconnaître la tragédie de l'existence. À moins d'être un théâtre qui doute, ou de convier sous ses projecteurs le Crucifié aussi bien que Dionysos.
Vient ensuite la contradiction d'ordre personnel. C'est la propre aventure du diplomate, douloureuse et tourmentée, qui se répand sur scène sous des noms d'emprunt.
1900, l'aube du Siècle : notre consul de France revient de Ligugé où il pensa devenir moine et, sur le pont de l'Ernest Symmons qui le ramène en Chine, il est foudroyé par cette jeune femme mariée dont Ysé sera la future image. L'amour fou : les commandements peuvent être jetés par-dessus bord ! Claudel achète la complaisance du mari, emmène la mère loin de ses enfants, défraye si bien la chronique consulaire que c'est grâce à son ami Philippe Berthelot qu'il évitera la déchéance. N'est-ce pas cela qui brille sur le plateau où se jouent ses pièces, la force d'une telle transgression ? Ce bon catholique, dès lors, ne deviendrait intéressant que parce que sa passion lui ferait relâcher la bride du dogme. Et le plateau de son théâtre, loin de présenter la grâce du mariage, s'identifierait à cet autre plateau sur lequel on rapporta la tête de qui disait naïvement : " Il ne t'est pas permis d'avoir la femme de ton frère. "
Dramatique de la Foi
Sans nul doute, le drame de sa vie, comme il le confesse lui-même, hante pendant plus de vingt ans l'œuvre du dramaturge. Mais ce n'est pas comme ce qui vient contredire son catholicisme, c'est plutôt comme ce qui vient le confirmer. Dans l'interprétation qui précède, nos scribes théâtreux, d'autant plus ignares qu'ils se croient malins d'opposer Claudel à lui-même, commettent dans leurs prémisses deux erreurs vulgaires : celle de confondre catholicisme et moralisme, et celle de voir en la foi une solution de tranquillité.
Car la foi ne s'oppose pas au drame, au contraire : aussi loin des placards du vaudeville que des piétinements de l'absurde, elle inaugure le drame le plus haut. Déjà la tragédie naissait de la représentation de l'homme en proie aux dieux de l'Olympe. Qu'est-ce que ce sera, avec la représentation de la créature qui tombe aux mains du Dieu vivant ! Le pauvre pécheur à la merci de la grâce ne connaît pas de répit. Il entre dans le combat avec l'ange, non dans la digestion d'un plat de lentilles. Mais la confusion est possible, et ce n'est pas pour rien que l'Écriture nous dit que Jacob et Ésaü sont des jumeaux.
Le 14 juillet 1914, Claudel affirme dans le Figaro les " avantages inestimables " que la foi apporte au théâtre : " La Foi fait vivre tout homme moderne dans un milieu essentiellement dramatique. Objet pour le moindre de ses actes d'une critique impitoyable, tributaire au terme de ses jours de sanctions à la fois équitables et démesurées, le chrétien vit, comme dit saint Paul, en spectacle aux hommes et aux anges. Il est constamment dans l'arène, "sur le plateau". La vie est pour lui, non pas une suite incohérente de gestes vagues et inachevés, mais un drame précis qui comporte un dénouement et un sens . " Quoi de plus dramatique, en effet, que de savoir que mon action, si petite soit-elle, pour le mensonge ou la vérité que j'y engage, doit déboucher sur l'Enfer ou sur le Paradis ? Il n'y a pas de vie médiocre sous l'horizon du Salut : faire le choix de la tiédeur et de la médiocrité, c'est déjà la dégringolade démoniaque et l'éternelle géhenne ; ne pas dire non à la divine miséricorde, c'est déjà se jeter dans la lumière de la Vision. D'où le possible malentendu : puisque le plus grand peut s'accomplir dans de petites vies, on peut se mettre à croire, soûlé d'héroïsme voyant, que le christianisme ne propose qu'une vie petite. On ne distingue pas le drame, parce que le drame est descendu au plus intime. Jonas l'apprit à ses dépens : le prophète qui sommeille dans la cale et refuse sa mission, voilà plus terrible que la tempête qui secoue le navire. Mais les esprits de surface ne le comprendront pas.
À côté de cette méprise qui consiste à concevoir la foi comme une bonace, il y a cette autre, avons-nous dit, qui ramène le catholicisme à un ennuyeux sermon sur la vertu. Contre une telle réduction, Pascal nous rappela que " la vraie morale se moque de la morale ". Claudel ici rappelle que la morale de la miséricorde domine de très haut la morale de la stricte justice. Le proverbe portugais ne dit rien d'autre, qu'il met en exergue au Soulier de Satin : Deus escreve direito por linhas tortas, c'est dire que le Très-Haut permet le mal pour en tirer un bien inimaginable, et que, dans sa Toute-Puissance, il réussit à faire resplendir sa gloire avec les actions mêmes des pécheurs. Ainsi le théâtre de l'adultère peut rejoindre la parole de l'Exultet : O felix culpa, bienheureuse faute qui nous valut un tel Sauveur ! Bienheureux abîme de misère qui sur elle invoque l'abîme de la Miséricorde !
Une doctrine aussi éblouissante ne peut laisser l'incroyant que dans la confusion : il prendra pour licence ce qui est exigence redoublée, il verra un éloge du péché là où il y a louange du Père qui va au-devant du prodigue. Mais le risque de cette confusion est toujours à courir, si l'on veut faire œuvre vraiment catholique. Va-t-on cesser de lire la Parole de Dieu parce qu'elle risque de nous dégoûter d'être le fils aîné plutôt que le publicain, la brebis perdue, le fils qui dilapide avec des filles l'héritage ? La pierre d'angle est toujours aussi pierre d'achoppement.
Si Claudel emprunte au matériau mythologique, s'il semble exalter les passions humaines et qu'il invite à son banquet un " satyre-majordome ", il ne faut pas que ces dehors nous leurrent. Sous le poil touffu de la chair désirante, c'est toujours l'appel de l'Esprit. Il en va ici comme avec la bénédiction d'Isaac : les bras sont ceux d'Ésaü, mais la voix est celle de Jacob.
David et la femme d'Urie : drame-principe
À Jacques Rivière qui écrit que, pour l'auteur de Tête d'Or, " le seul péché est de ne pas rester dans sa destinée ", Claudel répond aussitôt en récitant son catéchisme : " Pour moi, comme pour tout chrétien, les péchés consistent dans l'infraction du Décalogue et leur gravité varie uniquement suivant la matière et l'intention. " Il néglige ici le rôle des circonstances, mais il ajoute aussi sec : " Comme artiste, je puis considérer le péché de deux manières : soit comme symbole, à la manière dont le fait Notre-Seigneur dans la parabole où il loue l'intendant infidèle ; soit comme application de ce texte de saint Paul : Omnia cooperantur in bonum, avec la glose de saint Augustin : etiam peccata. C'est ainsi que l'adultère de David, si sévèrement puni, a fourni une des mères dont est sorti Notre-Seigneur, selon ce qu'il est spécialement noté dans la généalogie . "
On ne peut qu'admirer la justesse de cette distinction entre le chrétien en tant qu'homme et le chrétien en tant qu'artiste. En tant qu'homme, je ne peux tabler sur le Pardon d'en haut pour m'octroyer toute licence de péché, ou bien j'ajouterais à ce péché celui d'une présomption qui risque fort d'être irrémissible : comment Dieu me remettrait-il une dette que je considère comme un crédit ? Cependant, en tant qu'artiste, c'est-à-dire de ce point de vue supérieur et providentiel du dramaturge par rapport à ses personnages — point de vue que je ne puis adopter pour ma propre vie sans prétendre usurper la position divine, — je puis considérer le péché soit comme symbole d'autre chose, et même de la grâce, soit comme moment d'une dynamique de rachat dont je connais le principe et la fin. Comme symbole, par exemple, nous pourrions voir dans une prostituée la figure de l'Esprit-Saint qui s'offre à toutes les nations (ce que ne manqua pas de faire un Léon Bloy). Comme moment providentiel, il y a cet exemple majeur, qui est comme le principe de la dramaturgie claudélienne : l'histoire de David avec la femme d'Urie.
David couche avec Bethsabée et fait tuer son époux. De leur union, un premier enfant meurt : c'est l'enfant de la justice. Mais vient bientôt un deuxième, Salomon, qui porte le nom de la paix : c'est l'enfant de la miséricorde. Il faut noter que, des seules femmes mentionnées dans la généalogie du Christ, toutes, Marie mise à part, sont marquées par l'étrangeté morale : il y a Thamar, l'incestueuse, Rahab, la prostituée, Ruth, la Moabite, Bethsabée, l'adultère. Matthieu choisit de ne nommer que celles-là, non les femmes absolument légitimes, non les Juives irréprochables, parce qu'à travers celles-là se manifeste cette miséricorde qui, à partir de notre misère, délivre peu à peu au jour le visage du Sauveur. Sous ce rapport, le péché est la matière première du Royaume. La Faute est l'occasion du Fils, et comme la feinte par laquelle Dieu entraîne l'homme écrasé à supplier le Ciel. L'adultère peut alors se montrer comme un sacrement, non pas au sens de signe sensible et efficace de la grâce, bien sûr, mais dans son acception plus étymologique de mystère et de symbole : le symbole d'une perdition qui appelle mystérieusement la grâce sur elle, comme la brebis perdue attire le bon pasteur et sert à faire éclater sa bonté.
Si le christianisme n'est pas un moralisme, le théâtre chrétien, à plus forte raison, ne saurait être moralisateur. Envisageant notre désastre comme l'aubaine pour que nous visite l'astre d'en-haut, il pourrait même sembler complaisant à l'égard du péché. Mais c'est parce qu'il est émerveillé par l'œuvre du Salut.
Par ce qu'il a d'obscur
L'audace de Claudel convoque toujours à sa rescousse l'audace de saint Augustin et de son etiam peccata. Dans la Cité de Dieu, le grand docteur de l'Église reconnaît lui-même combien tout cela est osé : " J'ose le dire, écrit-il comme en symétrie du nous osons dire qui précède le Pater noster, il est utile aux superbes de tomber dans quelque faute éclatante, afin que, se déplaisant à eux-mêmes, ils se relèvent ; car c'est en se plaisant qu'ils sont tombés. Les larmes de l'amer déplaisir de Pierre lui furent plus salutaires que sa présomptueuse complaisance. Couvre leur face d'ignominie, s'écrie le psalmiste, et ils chercheront ton Nom . "
La prière du père jésuite, au commencement du Soulier, réclame exactement ce détour d'une chute qui coopère au relèvement. Sur le point de mourir, attaché au grand mât d'une épave, il demande à Dieu de rechercher son frère Rodrigue selon d'impénétrables voies :
... et s'il ne va pas à Vous par ce qu'il a de clair, qu'il y aille par ce qu'il a d'obscur ; et par ce qu'il a de direct, qu'il y aille par ce qu'il a d'indirect ; et par ce qu'il a de simple,
Qu'il y aille par ce qu'il a en lui de nombreux, et de laborieux et d'entremêlé,
Et s'il désire le mal, que ce soit un tel mal qu'il ne soit compatible qu'avec le bien,
Et s'il désire le désordre, un tel désordre qu'il implique l'ébranlement et la fissure de ces murailles autour de lui qui lui barraient le salut [...]
Et déjà Vous lui avez appris le désir, mais il ne se doute pas encore ce que c'est qu'être désiré.
Apprenez-lui que Vous n'êtes pas le seul à pouvoir être absent ! Liez-le par le poids de cet autre être sans lui si beau qui l'appelle à travers l'intervalle !
Faites de lui un homme blessé parce qu'une fois en cette vie il a vu la figure d'un ange !
L'irrépressible amour de Doña Prouhèze doit réussir à le mettre hors de lui, à lui faire éprouver le manque, à lui révéler, enfin, son insuffisance radicale. Peccamineux est cet amour, sans doute, mais moins que cette absence d'amour comme une citadelle dans quoi l'enferme son orgueil. Le dialogue de Prouhèze avec l'ange gardien rappelle encore l'audacieuse doctrine :
DOÑA PROUHEZE. — Rodrigue, c'est avec moi que tu veux le capturer ?
L'ANGE GARDIEN. — Cet orgueilleux, il n'y avait pas d'autre moyen de lui faire comprendre le prochain, de le lui entrer dans la chair ;
Il n'y avait pas d'autre moyen de lui faire comprendre la dépendance, la nécessité et le besoin, un autre sur lui,
La loi sur lui de cet être différent pour aucune autre raison si ce n'est qu'il existe.
DOÑA PROUHEZE. — Eh quoi ! Ainsi c'était permis ? Cet amour des créatures l'une pour l'autre, il est donc vrai que Dieu n'en est pas jaloux ? l'homme entre les bras de la femme...
L'ANGE GARDIEN. — Comment serait-Il jaloux de ce qu'Il a fait ? et comment aurait-il rien fait qui ne Lui serve ? [...]
DOÑA PROUHEZE. — L'amour hors du sacrement n'est-il pas le péché ?
L'ANGE GARDIEN. — Même le péché ! Le péché aussi sert.
DOÑA PROUHEZE. — Ainsi il était bon qu'il m'aime ?
L'ANGE GARDIEN. — Il était bon que tu lui apprennes le désir .
Le moins coupable et le plus infamant
Il y a donc des chutes qui sont des ascensions. Nous tombons alors de manière fracassante, mais moins bas, au bout du compte, que la fosse où nous croupissons déjà en sourdine ; et soudain ce fracas nous réveille et nous pouvons commencer de remonter la pente. Un péché bien visible comme tel sert à nous arracher à un péché moins visible mais beaucoup plus grave.
Une telle possibilité renvoie à la distinction entre crime spirituel et crime charnel. Le crime spirituel, pour être plus caché, n'en est pas moins coupable. Au contraire : il y a plus de mal à être un prélat plein de suffisance qu'un pauvre bougre couchant hors mariage. N'oublions pas qu'" on ne peut appeler le démon fornicateur ou ivrogne, ni l'accuser d'aucun autre vice charnel, quoiqu'il soit le conseiller et l'instigateur de pareils crimes, mais il est infiniment superbe et envieux ". Sous l'emprise du mal, mieux vaut la chair que l'esprit. Le diable est un ange : rien en lui de bestial. Et c'est là le pire. Il ne pèche point par faiblesse, sous le poids d'un corps ému. Ses vices ne sont qu'orgueil et envie.
Thomas d'Aquin reprend la doctrine de Grégoire le Grand selon laquelle, par rapport à ceux de l'esprit, les péchés de la chair sont moins coupables mais plus infamants. Pourquoi plus infamants ? " Parce qu'ils ont pour objet les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes et que de tels péchés, d'une certaine manière, font de l'homme une brute . " Une brute, c'est toutefois mieux qu'un démon. Le drame claudélien présente ici sa justification théologique : l'homme imbu de lui-même, raffiné, hautain, méprisant ses frères noyés dans le stupre, le voici qui s'enflamme soudain pour une femme interdite. Voici que pour elle il s'abaisse, rampe, se fait l'ombre de son chien. Et cette humiliation lui découvre l'absurdité de sa hauteur d'autrefois. Elle vient l'amener, blessé de cœur et conscient de sa nullité, à crier à nouveau vers l'Éternel. Pascal disait que " qui veut faire l'ange fait la bête " ; ici, l'orgueilleux fait la bête et, honteux de se voir déchu, trouve l'occasion de redevenir ange, d'appeler du fond de l'abîme.
C'est là l'histoire de Claudel, jamais plus clairement reprise que dans le Partage de Midi. Le diplomate converti, connaissant les prières, ayant pensé se faire bénédictin, toise le petit monde qui se traîne dans l'ignorance et les jouissances charnelles. Il est content de lui. Il est sûr d'être meilleur que les autres. Reproches que beaucoup font à Claudel, alors que Claudel, par son œuvre théâtrale, n'a cessé de les devancer et de dire comment, pour cela, il avait mordu sa poussière. Le désir d'Ysé, aussi irrésistible que la faim de nourriture, engloutit dans son flot le faux désir de Dieu, et le bonhomme verse dans toutes ces bassesses dont il se croyait exempt, roule dans la boue des ailes qu'il s'imaginait sans taches. Mesa a beau piaffer, essayer de recracher le mors, d'arracher le harnais de cette passion qui le dépossède de lui-même. Il est trop tard :
MESA. — Tout est fini, je vous dis ! Je ne vous attendais pas.
J'avais si bien arrangé
De me retirer, de me sortir
D'entre les hommes, eh bien ! oui, d'entre les hommes ! pourquoi pas ? c'était fait ;
Pourquoi venez-vous me rechercher ? pourquoi venez-vous me déranger ?
YSE. — C'est pour cela que les femmes sont faites .
La femme, instrumentum Dei
À la fin, après avoir acheté la complaisance du mari, après avoir vu son amour partir avec un autre et coucher avec ce dernier tandis qu'elle portait son enfant, Mesa n'est plus que ce pauvre homme qui va mourir et qui ne peut plus que tendre la main vers le ciel étoilé. Il est passé de la prière du pharisien à celle du publicain. Et le passage s'est fait par une femme qui partagea son corps comme les eaux de la Mer Rouge. Ce n'est donc pas seulement que la charité divine fleurit dans la continuité de l'éros humain, c'est que l'éros même coupable, même bestial, peut être " utile " à réduire l'impudent à ce rien qui mendie la pitié de Dieu.
On pourrait rapprocher ce motif avec celui de la Moïra de Julien Green. L'étudiant Joseph Day, protestant puritain, persuadé qu'il vient à l'université pour " sauver " quelques-uns de ces condisciples dépravés, sent malgré lui grandir un violent désir pour cette jeune dévergondée de Moïra : il finit par l'étreindre et, ne supportant pas sa défaite, par la tuer. On lui propose de fuir pour échapper à la justice, mais il reste, et cette fin est le point de départ, on le devine, d'une véritable conversion. " Moïra ", le nom de la demoiselle nous laisse entendre comment la femme est le destin de l'homme, et la violence de leur rencontre laisse ici encore retentir comme un écho du felix culpa. Mais Green traite la chose en psychologue subtil. C'est moins le mystère de la femme pour l'homme qui l'intéresse, que le drame intérieur du croyant torturé par des puissances adverses. Claudel, lui, ne fait pas de psychologie. Parce qu'il n'est pas romancier, sans doute, mais surtout parce qu'il ne saurait adhérer à l'abstrait parti d'isoler un " instinct sexuel ", quand il y a plutôt ce visage singulier qui me fait perdre le tête et qui est le masque que prend l'Infini pour me venir chercher. Il insiste sur le mystère de tel homme et tel femme créés ensemble, et cette ruse de Dieu qui fait qu'Ève, instrumentum diaboli pour Adam, doive aussi pour lui devenir instrumentum Dei, en sorte que la malédiction du Serpent contienne toujours déjà la promesse de ce que les exégètes appellent le Proto-Évangile (Genèse 3, 15) : La descendance d'Ève t'écrasera la tête.
À la fin du Partage, Ysé donne le fin mot de l'énigme :
On fait semblant de tout donner, alors qu'on fond, décidé, ah pour être décidé, on est bien décidé à tout garder pour soi ! C'est comme ça que jadis il paraît que l'on s'est offert au bon Dieu, mon petit Mesa, quelque chose de si fermé et de si serré que j'aurais bien voulu savoir comment il s'y serait pris pour l'ouvrir, le bon Dieu ! Il s'y serait cassé les ongles ! [...]
MESA. — Ce que le bon Dieu n'a pu obtenir, et toi, on peut dire que tu y as joliment bien réussi.
Ysé. — C'est vrai que j'y ai réussi ? C'est vrai que je te l'ai appris pour de bon, ce que c'est que d'être à un autre ? C'est vrai que je te l'ai appris pour de bon, ce quelqu'un pour de bon qui vous arrache à vos souliers ? La moelle, mon petit Mesa, l'âme, comme on dit, la racine [...]
La femme tout de même, c'est le bon Dieu qui l'a faite, il faut bien qu'elle serve à quelque chose, la sale bête ! Une croix comme une autre ! Quelque chose de fameux ! Tu ne demandais que mon corps, et moi, c'est à bien autre chose que j'en avais !
Si l'enfer, selon le mot de Simone Weil, c'est de se croire au paradis par erreur, l'orgueil suprême est de se croire par erreur déjà saint. Nul n'est plus fermé que celui qui s'imagine avoir déjà tout donné, alors que ce qu'il veut, c'est son petit confort spirituel, et qu'on ne lui arrache rien, surtout ! Tel est le péril qui guette spécialement le catholique trop sûr de lui-même. Heureusement pour l'homme, il y la femme pour venir le déranger. La perdition, d'abord, mais ensuite le Salut nous est venu par elle. La Femme par excellence est théotokos pour l'humanité toute entière, mais aussi, voilà le secret, toute femme, à son degré, à sa manière, est théotokos pour un homme. Et si ce n'est pas parce qu'il a de clair, dans la chasteté du célibat ou du mariage, ce sera par ce qu'il a d'obscur, dans l'opprobre de la débauche et de l'abêtissement. Alors les bras dont il cherche l'étreinte le travaillent exactement comme la croix qu'il s'acharnait à fuir. Le mâle finit par l'avouer, son mal, et la coque dure de son cœur est forcée de se fendre.
Bien entendu, il peut encore colmater la brèche et mettre du ciment là où la pierre avait rompu : ce n'est plus alors Bethsabée et David, c'est Salomé et Hérode, et la décollation du prophète au lieu de l'abaissement du méchant. Il reste possible au pécheur de refuser le remède de sang et d'eau qui s'offre à travers la plaie qu'il a ouverte, possible à l'adultère de ne pas reconnaître à travers la femme le Seigneur qui le conduit là où il ne veut pas. " C'est toujours une tragédie, disait l'abbé Journet, quand un peuple ou une personne humaine renient Dieu. Mais, depuis que Dieu s'est révélé comme le Dieu du grand amour, la tragédie est deux fois pire . " Encore une fois, le christianisme n'abolit pas le drame, il l'accomplit : non seulement le don de la Miséricorde ne fait pas de la vie une bluette sentimentale, mais il lève aussi le rideau, pour qui s'obstine, sur la plus effroyable des tragédies.
F. H.*,
le 6 juillet 2006, en la fête de sainte Maria Goretti.
* Essayiste et dramaturge, il enseigne également la philosophie et la littérature en lycée, en faculté et au séminaire de Toulon. Dernier ouvrage paru : Réussir sa mort : Anti-méthode pour vivre (Presses de la renaissance, 2005).