L'ETHIQUE EST AUJOURD'HUI un vaste chantier qu'il serait utile de structurer en y délimitant des points nodaux, sortes de foyers où toutes les questions se cristallisent, voire s'y radicalisent. De manière classique, la misère est un de ces points nodaux qui interpellent depuis des siècles la conscience éthique de l'humanité.

Le conflit planétaire que le terrorisme islamiste pourrait engendrer est en revanche un point nodal tout à fait neuf (Gunaratna, 2002 ). Il y en a d'autres. La mondialisation entraîne son calvaire de détresses humaines, personnelles et familiales comme toute grande mutation économique.

La problématique du retard mental constitue un autre centre de gravité potentiel pour le chantier moderne de l'éthique. Son ancienneté est des plus relatives puisque le retard mental ne fait son apparition dans la clinique médicale qu'au début du XIXe siècle. Plusieurs questions s'y bousculent. Comment et jusqu'à quel point la personne handicapée peut-elle exercer une responsabilité sur son devenir ? Quelles limites les professionnels doivent-ils mettre à leur action (en d'autres termes, quels espaces concrets de liberté et, plus radicalement, de risque, peuvent-ils et doivent-ils laisser à leurs clients) (Caspar, 1994) ?

Car la pathologie du retard mental est une de ces questions qui nous conduisent aux limites de l'éthique – aux limites ou au cœur. En effet, le retard mental, et plus spécialement le retard mental profond, constitue une des conditions-limites de l'existence humaine. Le retardé mental, tout comme le miséreux, la prostituée, le toxicomane, l'apatride (Agamben, 1995), l'œuf humain fécondé, l'embryon, expriment, chacun à leur manière, la fragilité de l'exister humain. Ces êtres vulnérables, fragiles, dont on se détourne avec le regard entendu de ceux qui ont réussi, sont livrés à l'autre, entièrement dépendant de son bon vouloir, de son caprice, de ses ambitions, de son pouvoir. Car telle est la mascarade du pouvoir que détient tout homme face aux plus faibles. À ce titre cependant, tout handicapé mental interpelle au plus profond la volonté de maîtrise qui caractérise la civilisation occidentale. Bacon en avait fixé les premiers contours dès l'Atlantide (Bacon, 1627), et les progrès des sciences biomédicales portent aujourd'hui ses intuitions vers des horizons insoupçonnés. Ce que tout handicapé mental rappelle à la conscience d'aujourd'hui, c'est que le rêve d'une santé parfaite, porté à bout de bras par le positivisme à l'œuvre dans les sciences modernes de la vie, n'est rien d'autre qu'une chimère, voire un mythe. Car tout handicapé mental dit, par son exister même, les limites irréductibles des progrès médicaux. On ne guérira jamais le retard mental.

De manière très concrète, ce sont les législations abortives, le recours systématique au diagnostic prénatal (avec les indications d'avortement dit thérapeutique qui en découlent) (Moyse et Diederich, 2001), la pratique du diagnostic préimplantatoire, le clonage thérapeutique ¾ qui réduit l'humanité la plus fragile, celle de l'embryon, à un pur moyen ¾ qui sont ici interpellés. Qui dira jamais les souffrances mais aussi les joies de tous les tenants et aboutissants de ce secteur de la santé (Caspar, 2000b), et notamment de ces milliers d'éducateurs souvent tenus pour quantité négligeable mais dont le dévouement et le professionnalisme imposent le respect (Gomez, 2004). Il y a là un secret et une grandeur d'humanité que seule la fréquentation quotidienne permet d'appréhender, de comprendre et d'aimer.

 

Devant la souffrance et le désarroi

 

Cela fait bientôt vingt ans que nous avons tourné le dos au discours lénifiant de l'éthique universitaire, qu'elle soit éthique du moindre mal (Caspar, 2000), éthique de la communication (héritière d'Apple et d'Habermas), ou encore éthique procédurale. Tous ces courants reconnus par les médias, les prix internationaux, les savants ouvrages à la mode, nous paraissent ricocher sur les problèmes réels et la souffrance humaine comme de simples galets qu'un enfant s'amuserait à faire glisser sur les flots d'une rivière. En effet, ces mouvances très prisées dans les salons bioéthiques et philosophiques nous semblent en porte-à-faux par rapport à de nombreuses facettes du monde contemporain, dont la quête parfois désespérée de repères a un caractère pathétique. La planète est aujourd'hui à la recherche de balises, traduisibles en termes concrets notamment pour des dizaines de milliers de familles sacrifiées sur l'autel de la mondialisation. Car ce qui existe réellement, par-delà tous les impératifs du marché, les abstractions économiques et les thèses philosophiques, ce sont la détresse et le désarroi de ces êtres humains trop nombreux, hommes, femmes, pères, mères, enfants. L'homme de chair et d'os, de sang et de larmes, voilà le seul et vrai sujet de l'éthique. Faute de concrétude et de rencontre vraie de l'humain intégral, l'éthique moderne en vient à occulter d'une manière ou d'une autre, la question lancinante du mal (Caspar, 2004).

Face aux sacrifices humains prohibitifs auxquels le siècle écoulé nous a habitués, l'une des tâches, à la fois urgentes et essentielles de la philosophie, est de rappeler la radicalité de l'exigence éthique, telle qu'elle avait été découverte par Socrate (470-399 avant Jésus-Christ), reformulée par Kant (1724-1804) dans les catégories de l'universalité et de l'inconditionné, et approfondie par Lévinas (1905-1995) dans le sens d'une responsabilité de tout un chacun envers tous (Caspar, 2003a).

Dans le champ des soins orthopédagogiques, la recherche de normes et de critères d'action est impérieuse. Parmi d'autres, deux thématiques semblent de nature à poser aujourd'hui le questionnement éthique de manière aiguë dans ce secteur. Il y a tout d'abord l'ensemble des questions liées à la problématique de la vie affective et sexuelle (la perspective, récente dans la culture du milieu, d'un accès à une vie de couple ; la prise de conscience de la nécessité de construire une politique et des outils dans les deux domaines de l'éducation affective et sexuelle ; la prise en compte chez certains couples de la procréation (encore que nous ne disposions pas de suffisamment de recul sur cet aspect) ; la question de la contraception ; celles, lancinantes depuis la fin du siècle dernier, des stérilisations involontaires et des avortements imposés ; la découverte relativement récente de la fréquences des abus sexuels en tous genres dans cette population (Delville et Mercier, 1997) ; la montée d'une problématique nouvelle, celle de la prévention et de la prise en charge des maladies sexuellement transmissibles, parmi lesquelles le SIDA et l'hépatite B .

Ensuite, depuis la fin du XIXe siècle, les sociétés occidentales sont confrontées à une tentation quasi permanente d'eugénisme, lequel s'est exprimé de manière paroxystique dans l'Aktion T4 et dans le Programme 14 sf 13 durant la Seconde Guerre mondiale. Ces deux organisations de meurtres collectifs, qui ont coûté la vie à près de 77.000 malades et retardés mentaux, figurent encore dans la mémoire collective de la psychiatrie et du secteur du handicap mental . Nous sommes donc confrontés à un double travail de prise en compte des situations concrètes et d'édification des fondements.

Par rapport à ces problématiques, l'ensemble du secteur développe de plus en plus largement des stratégies éducatives centrées sur la reconnaissance de ce que le client/résident/stagiaire est une personne à part entière. L'une des questions qui se posent est dès lors celle des implications éthiques de ce changement de paradigme (Caspar, 1999a ; 1999b ; 2000a ; 2000b). Le problème est terriblement concret. Il s'agit de dépasser les insuffisances des modèles antérieurs pour rencontrer le patient/client handicapé mental comme une personne à part entière dans et à travers ses limites. C'est ce nœud de la personnalité que le handicapé (ou le malade) mental porte mystérieusement en lui (comme d'ailleurs tout un chacun). Pour être humaine, cette rencontre doit être éducative. En ce sens, la relation client/professionnel s'apparente au rapport que le maître entretenait avec ses élèves dans les cultures grecques et médiévales. Il y était question de formation réciproque. La personne handicapée mentale est le stigmate des limites de fragilité d'une existence humaine, dont la normalité semble si souvent aller de soi. La personne handicapée mentale nous rappelle que rien ne va de soi, que tout peut arriver, qu'il existe le frontière ténue entre la plus haute intelligence et un accident vasculaire cérébral pouvant ruiner toute carrière aussi prestigieuse soit-elle en une fraction de seconde, et ce malgré l'apparente toute-puissance des sciences biomédicales. Et il n'y a guère que les chercheurs de seconde zone à encore croire à une récupération des facultés par on ne sait quelles acrobaties menées avec des cellules souches embryonnaires.

 

La situation actuelle de l'éthique

 

Plus que jamais peut-être, l'éthique se découvre interpellée – et même mobilisée – par les défis du monde contemporain. Pourquoi tant de souffrances, tant de détresses, tant d'inhumanité ? Que ce soit la mise en œuvre toujours plus audacieuse des potentialités des sciences biomédicales, ou encore le développement de la mondialisation économique, avec son cortège de drames humains perpétrés sous les auspices de cette divinité vorace qu'est l'argent , l'impuissance de la communauté internationale à endiguer des conflits fratricides issus de la fin de la Guerre froide et qui tendent à devenir endémiques, la persistance – et, plus grave encore, le développement – d'îlots de misère au sein de nos sociétés d'abondance, tout interpelle l'éthique.

Dans le domaine du retard mental, plusieurs questions se posent. Quels sont les droits des délaissés de la nature et/ou de l'homme ? Que leur reste-t-il ? Qu'existe-t-il pour eux ? Et, s'il existe quelque chose, n'est-ce pas uniquement pour satisfaire la bonne conscience des nantis ? Après tout, la naissance au XIXe siècle de l'institution où l'on enferme les idiots se situe en plein régime bourgeois. Réglementarisme oblige, on enferme les fous, les handicapés, tout comme on cantonne les filles de noces dans des lupanars abrités des regards. Quel sort demain réserve-t-il à ces exclus, cibles potentielles de toutes les violences (Jelinek, 1989) dans nos sociétés qui voient s'édifier un véritable complexe génético-industriel ?

Face à ces questions, l'éthique est sans doute la discipline philosophique la plus en empathie avec l'homme moderne, ses craintes, ses angoisses, ses joies, sa désespérance, son goût de la jouissance. Mais quelle parole l'éthique peut-elle avoir ? Que peut-elle dire qui soit pertinent, alors que le monde est divisé en deux strates imperméables l'une à l'autre, celle des riches et celle des miséreux (et cela, jusqu'au cœur de ces forteresses de l'argent que sont les États-Unis et l'Union européenne, comme le prouvent l'existence du Quart-Monde et l'entrée dans la misère d'un pourcentage élevé de la population des deux côtés de l'Atlantique) ? Quelle portée ont les discours éthiques, alors que des milliers d'hommes se trouvent brutalement placés dans l'incapacité de faire vivre leur famille, que des êtres humains sont, par centaines de milliers, obligés de fuir leur pays dans les pires conditions, que des adolescentes violées dans les camps se trouvent jetées sur les trottoirs de nos capitales occidentales et que, selon l'Organisation internationale du Travail, 211 millions d'enfants travaillent aujourd'hui encore, le plus souvent dans des conditions d'exploitation (Ramonet, 2002) ?

Cependant – et de manière paradoxale — on n'a jamais autant parlé d'éthique. Toutefois, il faut se garder de l'enivrement des mots. En ces temps réservés aux loups, pour reprendre l'admirable formule d'Albert Camus à la veille de la Seconde Guerre mondiale, notre premier devoir est celui de la lucidité. Nos pays surdéveloppés ont acquis le luxe de satisfaire à une " mode de l'éthique ", tout comme la France de Montesquieu ou la Vienne de Mozart avaient accepté celle des turqueries. Les Lettres persanes et l'Enlèvement au sérail témoignent de ce goût pour l'exotisme. " Faire de l'éthique " est dans le vent. Un minimum de talent, une idéologie opportuniste permettent d'acquérir sans trop de peine un duché intellectuel. On peut certes se féliciter de cette préoccupation éthique. Mais aussi s'inquiéter de son institutionnalisation. Sans doute y a-t-il là un mal dit nécessaire. Le risque est cependant réel que cette institutionnalisation émascule l'éthique en la banalisant, lui fasse perdre sa puissance d'interpellation, sa force d'interrogation, son exigence d'infini. Bergson avait admirablement vu le problème. Dans Les Deux Sources de la morale et de la Religion, Bergson avait rappelé que la vraie dimension de l'éthique est celle d'une ouverture illimitée, d'une invitation inlassable au dépassement spirituel, à la transcendance par rapport à la matière, ce en quoi il rejoignait – tout en s'en distinguant – Hegel et Nietzsche (Bergson, 1984).

Le paysage de l'éthique institutionnelle dans le monde biomédical montre que ce risque est bien réel.

La bioéthique universitaire, – et tout spécialement le courant du moindre mal –, trop souvent liée aux intérêts des Facultés de médecine ou des Instituts de biologie moléculaire, révèle de plus en plus ses insuffisances, son aveuglement, ou plus crûment, ses partis-pris (Rifkin, 1998 ; Caspar, 1999a ; Caspar, 1999b , Caspar, 2000a ; Caspar, 2000b ; Guillebaud, 2001).

Elle s'est engagée sans grand esprit critique, à l'exception de certains penseurs, comme le philosophe marxiste Sève (1994), soutenu par ce que Sfez (1995) appelle, non sans raison, la dernière utopie du XXe siècle, le mythe d'une santé parfaite.

De manière emblématique du désarroi actuel des esprits, les bioéthiciens de première génération n'ont-il pas pour la plupart entériné et, plus radicalement, pensé la non-appartenance de l'embryon précoce à l'humanité ? Sous leur gouverne, cette non-humanité de l'embryon précoce est devenue un lieu commun. L'absurdité de cette position ne saute même plus aux yeux.

Le talent féroce de Lodge (2002) n'est pas encore passé par là. Ceci dit, reconnaissons que l'on ne pouvait mieux anesthésier le débat et cautionner in fine les étapes successives de la maîtrise de plus en plus envahissante de la technique sur les premiers stades de la vie. Nous avons dépassé les discussions relatives au diagnostic prénatal, aux différentes techniques de fécondation in vitro, à la production d'embryons surnuméraires qui leur est liée et au diagnostic préimplantatoire (Caspar, 2000b). Le déni d'humanité à propos de l'embryon fait partie des idées reçues – entendons par là qu'il va de soi. Il n'en pose pas moins la question de l'universalité de l'appartenance à l'espèce humaine (ce qu'autrefois on appelait l'unité du genre humain) (Antelme, 1957 ; Caspar, 1083a ; 1983b ; 2002a).

En 2001, la perspective d'utilisation des embryons surnuméraires à des seules fins de recherche scientifique est devenue l'un des grands enjeux des prochaines législations bioéthiques (Claeys et Huriet, 1999 ; 2000). L'Angleterre et tout récemment la Belgique (à travers la proposition de Mahoux-Monfils relative à l'expérimentation sur les embryons in vitro, et qui vient d'être acceptée par la Commission sénatoriale) n'ont pas hésité à favoriser les travaux sur le clonage dit thérapeutique.

Indépendamment d'une discussion scientifique sur les perspectives réelles de la médecine régénérative, force est de constater que la production d'un être humain, à des seules fins de recherche, commence à trouver une place " normalisée " dans les débats (Caspar, 2002b).

Il n'a guère manqué de bioéthiciens pour défendre la légitimité éthique de ces innovations, prenant prétexte in fine tantôt de l'idéologie du progrès scientifique entendu comme norme éthique ultime, tantôt d'une lutte souvent utopique (ou démagogique ?) contre certaines formes de déchéance physique liée à plusieurs maladies neurologiques, tantôt encore d'un utilitarisme de bon aloi. En définitive, la bonne conscience est, elle aussi, devenue un bien de consommation.

Tout se passe aujourd'hui comme si la bioéthique se réduisait à un supermarché où l'on vient acheter l'apaisement de ses doutes à grands renforts d'arguties, de promesses inconsidérées, de coups de bluff, de silences, d'omissions. Après tout, au XXe siècle, rares furent ceux qui s'indignèrent des conditions de travail dans les usines et de l'exploitation des enfants. Plus gravement, ces lacunes de l'éthique institutionnelle pourraient en arriver à soulever la question même du sens d'une éthique.

C'est que trop parler engourdit l'esprit. Les discours-fleuves permettent aussi d'occulter les vérités essentielles. La parole peut conduire à l'oubli. Étrange paradoxe. Depuis Platon, le langage n'est-il pas subordonné à la recherche du vrai ? Socrate découvre que le lieu propre de l'éthique est le logos. L'éthique incarne cette dimension du logos qui veut abstraire l'homme des conflits d'intérêt, des passions, des vices, des égoïsmes particuliers. Elle atteint et exige l'universel. À ce titre, l'éthique se nourrit d'une insatisfaction permanente. Elle ne peut pas se contenter de l'état dans lequel les choses se trouvent. L'éthique vraie est dotée d'une puissance de mobilisation, d'éveil, d'invention.

L'on se prend à rêver en évoquant un de ces actes fondateurs de la philosophie et de l'éthique que fut la maïeutique socratique. Dans la médiocratie ambiante, il nous reste à répéter inlassablement, indéfectiblement, que l'éthique ne peut que reposer sur un point d'appui ferme, sous peine d'entériner toutes les dérives. Ce centre de gravité, Socrate le cherchera dans la quête philosophique – et dans cette énigmatique équivalence entre le vrai et le bien , Kant dans l'universalité de l'impératif catégorique, et Lévinas dans un devoir infini de responsabilité envers tout un chacun. Chacun de ces accents comporte sa part de vérité, même si la dimension d'universalité constitue sans doute le grand enjeu soulevé par les sciences biomédicales modernes (Litt, 1999 ; Revault d'Allones, 2002). Aujourd'hui, le socle qui tend à émerger en dehors des courants scientistes est celui du respect inconditionnel de la dignité de l'homme, compris dans toutes ses dimensions, physique, psychique, intellectuelle, spirituelle, quel qu'il soit, quel que soit son stade ou son degré de développement.

Dans le monde contemporain, les Droits de l'homme, du moins dans l'esprit de leur proclamation après la Seconde Guerre mondiale , constituent la seule expression universelle d'un impératif éthique, susceptible d'être admise par toutes les familles d'esprit. Si la Déclaration de 1948 est le terme d'une longue évolution de la philosophie politique, inaugurée par l'héritage judéo-chrétien, approfondie par les doctrines modernes du droit naturel reprises par les philosophes français des Lumières (Robert et Duffar, 1999 ; Zarka, 1999), elle intègre également deux des thèses fondamentales de l'éthique kantienne.

La première est l'exigence d'universalité telle qu'elle s'exprime notamment dans la formulation de l'impératif catégorique :

 

Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d'une législation universelle (Kant, 1798, 30).

 

Cette caractéristique de l'éthique kantienne fait aujourd'hui à ce point partie des lieux communs – encore que, faut-il le reconnaître, l'on n'en voit pas toujours la force – que peu d'esprits réalisent qu'elle constitue cependant une formulation neuve dans l'histoire de l'exigence éthique.

La seconde caractéristique de l'éthique kantienne rencontrée par la Déclaration universelle des Droits de l'homme est l'affirmation selon laquelle les droits de tout individu valent pour la seule et unique raison qu'il est homme. C'est ce qu'exprime l'article premier de la Déclaration universelle des Droits de l'homme :

 

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.

 

Cette visée rejoint le souci constant de Kant de rendre les lois morales totalement indépendantes de tout sentiment de plaisir ou de peine, c'est-à-dire de toutes les conditions empiriques de l'agir. Plus de deux millénaires après Socrate, Kant avait parfaitement perçu que la normativité éthique n'est vraie que si elle est universelle. L'obligation morale est a priori inconditionnée, c'est-à-dire dans le vocabulaire kantien, formelle. La loi morale exige d'être obéie pour elle-même et son impératif est catégorique parce qu'elle

 

doit être indépendante des conditions pathologiques et par conséquent des conditions attachées fortuitement à l'action. " (Kant, 1798, 18).

 

Dans cette idée, la question d'une distinction d'être, de pouvoir ou de droits à poser entre l'humain et l'inhumain, le singulier de certaines situations de fragilité et la normalité est nulle et non avenue. Il y a là une exigence de la pensée, soucieuse de ré-affirmer la commune appartenance à une même espèce humaine dans le délire contemporain. Qu'importe Nietzsche et ses fulgurances. L'éthique a ses propres fulgurances. L'enfer sur terre dont Nietszche avait dénoncé la survenue, mais dont il fut aussi paradoxalement un des inspirateurs est mémoire pour l'éthique.

 

Autrui comme Absolu : Lévinas

 

" Penser commence probablement par des traumatismes... " (Levinas, 1982a, 11). La conscience philosophique de Levinas, penseur juif né le 12 janvier 1906 (selon notre calendrier ; le 30 décembre 1905, si l'on suit le calendrier letton : Lescourret, 1994) à Kaunas, en Lituanie — et qui, jamais, ne renia son enracinement hébraïque —, est largement déterminée par la montée de l'antisémitisme de la première moitié du siècle qui culmina dans la tragédie de la Shoah : " Elle est dominée par le pressentiment et le souvenir de l'horreur nazie " (Lévinas, 1963).

Le même acte de mémoire, presque obsédant, se retrouve dans la dédicace de Autrement qu'être ou au-delà de l'essence paru en 1978 : " À la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d'assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d'humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l'autre homme, du même antisémitisme " (Lévinas, 1978).

Cette tragédie morale, où nulle limite ne fut posée à la barbarie humaine, sans précédent dans toute l'histoire de l'humanité, malgré les atrocités des guerres de religion, de l'épopée napoléonienne, de la guerre de Sécession, de la Grande Guerre, devait radicalement ébranler la confiance de Levinas dans la philosophie occidentale moderne et contemporaine. Depuis Descartes en effet, celle-ci s'articule entièrement autour de la notion de Sujet. Or cette dernière ne s'est révélée d'aucun poids face à la Shoah et à l'extermination des tziganes. Auschwitz-Birkenau, Treblinka, Sobibor, Majdanek, Belzec, Chelmno ont vu gazer et brûler des centaines de milliers de corps humains, comme s'ils n'étaient que vulgaire bétail. Comme la plupart des intellectuels juifs rescapés ou préservés de la tragédie — Lévi, Wiesel, Singer, Agnon, Fackenheim notamment —, Levinas a perçu que les camps d'extermination constituent une expérience historique unique, démonstration sans réplique des aberrations auxquelles conduit inévitablement la délimitation d'une sous-classe d'humanité. L'univers concentrationnaire est celui d'une négation absolue de l'Autre comme Sujet. Aux yeux de Levinas, Auschwitz scelle définitivement le destin de cette philosophie qui accorde tout à la Subjectivité et rien à l'Autre. Ce déchirement de l'histoire contemporaine est aussi la cause du choc initial d'où surgit une pensée entièrement centrée sur l'accueil de " l'autre homme ".

Mais la critique de la philosophie moderne, à laquelle se livre Levinas, ne s'enracine pas seulement dans l'impuissance de celle-ci à penser l'abominable sauvagerie de ce " siècle qui, en trente ans, a connu deux guerres mondiales, les totalitarismes de droite ou de gauche, hitlérisme et stalinisme, Hiroshima, le goulag, les génocides d'Auschwitz et du Cambodge. Siècle qui s'achève dans la hantise du retour de tout ce que ces noms barbares signifient. Souffrance et mal imposés de façon délibérée, mais qu'aucune raison ne limitait dans l'exaspération de la raison devenue politique et détachée de toute éthique " (Lévinas, 1991, 107).

Cette critique résulte également d'une exigence de la conscience religieuse. " Au lieu de détourner de Dieu, le nazisme doit provoquer un sursaut pour s'y enraciner plus que jamais " (Neutsch, 1994, 377).

Certes, les camps sonnent le glas de toute théodicée rationnelle, telle du moins que la philosophie classique l'entendait. Que pèse la grande hypothèse de l'Harmonie préétablie, clé de voûte de cette pensée divine qui gouverne la doctrine leibnizienne de la création , face à ces paroxysmes de violence dont notre siècle s'est rendu coupable et qui restent sans équivalent dans toute l'Histoire humaine ?

Auschwitz peut-il raisonnablement être pensé à partir de la mise en place d'un logos dans et à travers l'Histoire ? La rationalité du réel peut-elle s'accommoder d'un tel paroxysme ? En un sens, Hegel avait décrit cette nuit abyssale constitutive de l'homme dans un texte de jeunesse . Mais il n'en resta pas là. L'identification dialectique du réel et du logique, clé de voûte de sa philosophie, ainsi que la puissance de la négativité ne consacrent-t-elles pas en définitive la violence du réel (Bernasconi, 1991), ce que Engels avait parfaitement compris en rédigeant le Rôle de la violence dans l'histoire ?

Sans doute, Levinas doit-il à l'enracinement partiel de sa pensée dans la Légende du grand Inquisiteur, d'avoir renoué avec le devoir de parole de la philosophie face aux monstruosités inhumaines dont notre époque s'est montrée coupable d'une manière répétée. Sans aucun doute, la question du mal est le problème métaphysique central du XXe siècle.

Sans doute, aussi, le mal ne peut-il en définitive être pensé que dans l'éclairage de cette opposition pathétique et dérisoire de la liberté finie, face à la Liberté librement libre de l'Infini, source de malheur pour la première, d'une souffrance insondable pour la seconde, celle-là même qui se laisse deviner à travers cette perception abyssale de l'absence : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? " C'est le sens ultime de la réponse spontanée d'Aliocha à la Légende du Grand Inquisiteur inventée par son frère. Le baiser du Christ à son bourreau signifie que Dieu assume en Lui le mal dans ses manifestations les plus scandaleuses, la violation des enfants pour Yvan Karamazov, les génocides pour nous.

L'éternité du sacrifice du Christ, actualisé dans l'Eucharistie, atteste d'une éternité de la souffrance en Dieu. Souffrance, non pas de sa propre infinitude, comme le pensait abstraitement Hegel, mais souffrance de la souffrance de l'homme. Ce qui s'esquisse ici, c'est le thème du lien entre la pensée abstraite et le mal. Dieu n'est pas abstrait. Mais cette thèse soulève une question métaphysique des plus ardues : comment la perfection absolue peut-elle être pensée dans sa perfection dès lors que l'on thématise sa présence à l'Histoire des hommes ? La pensée grecque et la théologie médiévale avaient thématisé une équation entre simplicité-éternité-perfection-immutabilité. C'est cette équation que la question du mal invite à rediscuter.

Le judaïsme de Levinas l'empêche, certes, d'aller aussi loin. Cependant, imprégné par l'extraordinaire débat noué par Emil Fackenheim (1986), conscient, comme ce dernier, du caractère proprement intolérable pour l'homme en général, et pour le Juif tout spécialement, que revêtirait la non-présence de Dieu, Levinas juge que les camps contiennent également — même si cela peut paraître paradoxal — une révélation de ce Dieu apparemment silencieux : " un commandement de fidélité " (Lévinas, 1991). À sa manière, le penseur rejoint Isaac Bashevis Singer, témoin exemplaire d'une culture yiddish à jamais anéantie (Hillberg, 1988 ; Ehrenbourg et Grossman, 1995) : " S'il n'y a ni Dieu, ni lois divines, que pouvez-vous reprocher à Hitler ? Pourquoi n'aurait-il pas eu le droit de faire tout ce qu'il voulait ? " (Singer, 1984, 147)

La crise de la pensée contemporaine est ainsi dénouée avec une grande originalité par Levinas.

Alors que l'inhumanité de ce siècle — et de sa philosophie — semble bel et bien confirmer l'absurdité de tout, du monde, de la vie, et de l'existence humaine, c'est au contraire en Dieu — et en Dieu seul — que se trouve le seul refuge de la pensée égarée par tant de barbarie. Le renversement qui s'ensuit est considérable. Aux yeux de Levinas, la philosophie première cesse d'être l'ontologie (Levinas, 1951). Elle sera dorénavant l'éthique, entendue comme responsabilité univoque d'autrui. Une perception particulièrement vive — dostoïevskienne, pourrait-on dire — du problème du mal (Carlier, 1993) devient ainsi le lieu de l'affirmation d'une priorité absolue de l'éthique :

 

À l'ontologie – à la compréhension heideggérienne de l'être de l'étant – se substitue, comme primordiale, la relation d'étant à étant qui ne revient pas cependant à un rapport entre sujet et objet, mais à une proximité, la relation avec autrui (Levinas, 1963, 408).

 

Ce renversement radical de perspective s'accompagne d'une prise de conscience aiguë de ce que la subjectivité humaine est menacée par toutes les formes du " on ", de " l'impersonnel ", des totalitarismes qui caractérisent le monde contemporain.

La tâche première de la philosophie est précisément de délivrer toute subjectivité - y compris les plus ténues, les plus pauvres, les plus fragiles – de cette tyrannie politique, économique, commerciale, mais toujours anonyme qui brise tant de destins.

Son héroïcité est d'éveiller, non pas à l'être, mais à l'Autre, dont le visage, non choisi, rencontré au hasard de la route, en un de ces mystérieux croisements des chemins, m'éveille à ma responsabilité d'homme. Autrui n'est plus cet autre qui me limite dans mes prérogatives, mes droits, mes désirs, mais au contraire, il est celui qui ouvre ma liberté à une responsabilité infinie.

 

De toute éternité un homme répond d'un autre. D'unique à unique. Qu'il me regarde ou pas, " il me regarde " ; j'ai à répondre de lui. J'appelle visage ce qui, ainsi, en autrui, regarde le moi — me regarde — en rappelant, de derrière la contenance qu'il se donne dans son portrait, son abandon, son sans-défense et sa mortalité, et son appel à mon antique responsabilité (Levinas, 1991, 239).

 

Dans sa nudité, dans son dépouillement, le visage d'autrui tourné vers moi est d'abord ce qui me rappelle le commandement " Tu ne tueras pas ". Il est cette présence qui arrête mon bras, à condition toutefois que je ne me dérobe pas à mon humanité. Il manifeste sa transcendance par rapport à mon ipséité. Il éveille en moi une responsabilité, non pas à l'égard de mon être, mais envers l'autre, l'étranger, le pauvre, la veuve et l'orphelin, pour reprendre les grandes catégories de l'Ancien Testament.

Profondément marqué par les Frères Karamazov de Dostoïevsky et, tout spécialement, par la phrase : " Nous sommes tous coupables de tout et de tous, et moi plus que les autres " (Levinas, 1982a) , qu'il nuance en introduisant ce tiers qu'est la justice (Plourde, 1996), Levinas découvre dans le visage d'autrui l'éveil à une responsabilité infinie, puisque ma responsabilité va jusqu'à englober la sienne. Je suis responsable de la responsabilité d'autrui. Ce qu'il commet m'implique mystérieusement. L'exercice de ma liberté engage plus que moi, il retentit également sur le destin d'autrui.

Levinas le résume dans une formule lapidaire : " Je suis l'otage d'autrui. " Et cette singulière condition m'empêche de me clore sur moi-même.

 

Ma responsabilité s'étend jusqu'à la responsabilité que peut prendre l'autre homme. Moi, j'ai toujours une responsabilité de plus qu'autrui, car de sa responsabilité je suis encore responsable. Et, s'il est responsable de ma responsabilité, je suis encore responsable de la responsabilité qu'il a de ma responsabilité... Cela ne finira jamais... (Levinas, 1982b, 106).

 

Autrui me détient en otage, selon un lien ou une chaîne qui se révèle sans fin. À sa façon, Levinas renoue avec l'intuition de l'exigence éthique qui caractérisait l'irruption de Socrate dans l'histoire de la philosophie. Mais il va plus loin également. En définissant une responsabilité infinie de chacun, à l'égard de tout être humain, quel qu'il soit, et, par extrapolation, quel que soit son stade de développement, il dépasse définitivement les exclusions qui grevaient les civilisations antiques.

 

Temporalité et identité chez les personnes mentalement retardées

 

À la racine de ce faible sentiment d'identité personnelle, on trouve un trouble majeur de la perception du temps propre, celui-là même qui constitue l'histoire singulière.

C'est un fait, l'homme existe dans le temps, ce " nombre du mouvement selon l'antérieur et le postérieur " (Aristote, 1952, 219 b 1-2), l'ange dans l'ævum et Dieu dans l'éternité (Thomas d'Aquin, 1986, art 5, resp ; Bonaventure, 1884, L I, dist. XXIV, art. II, quaestio I). Plus précisément, l'être humain vit dans l'instant présent, ce lieu de passage entre un passé dont il peut se souvenir et un futur dans lequel il se projette (Aristote, 1952, 218 a 8 –11) : c'est ce que l'on pourrait appeler sa temporalité, c'est-à-dire, en première approximation, la manière dont il situe son vécu personnel par rapport au temps objectif et mesurable.

À ce niveau déjà, les personnes mentalement retardées sont souvent déficientes. Se situer par rapport au temps objectif est souvent une difficulté pour elles. Il arrive fréquemment que les notions de semaine, de mois ou d'année n'aient guère de signification.

La délimitation du retard mental comme entité pathologique remonte au XXe siècle. Il faut en effet attendre ce moment pour voir s'organiser la recherche d'une nosographie, de l'organisation des premières prises en charge spécialisées, de la mise en place des programmes éducatifs pionniers (Caspar, 1984, a ; b). Dès cette époque, l'encadrement des personnes mentalement retardées s'organise autour de deux principes. D'une part, tout le monde admet que le retard mental en tant que tel est incurable. D'autre part, il est possible d'apprendre à ces personnes certaines données théoriques, les rudiments d'un métier, ou tout simplement à vivre, et ce grâce à une pédagogie appropriée.

Le regard social qui est posé sur elle constitue un second et puissant facteur de dépréciation. Tout dit à la personne mentalement retardée qu'elle n'est pas comme nous, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne puisse pas être rencontrée, pour elle-même, dans ses limites et ses particularités.

La littérature anglaise du XIXe siècle fournit un admirable portrait de la conscience (ou, plus exactement, de l'absence de conscience) qu'une personne mentalement déficiente a d'elle-même. Dickens décrit un balayeur de rue idiot qui, jour après jour, approfondit la certitude du non-sens de son existence, dans ces coins de Londres où les maisons sont devenues lépreuses à force de ne pas être entretenues, à quelques encablures des tanières du port et de ces filles qui, écrasées de misère, se livrent au premier passant, pour un shilling, là, à même le trottoir, dans le brouillard, sous la pluie et, parfois, quand elles ont de la chance, sous le regard désespéré des étoiles :

 

Ce doit être une étrange condition que d'être semblable à Jo ! De traîner par les rues [...] ! De voir les gens lire, de voir les gens écrire, de voir les facteurs distribuer des lettres, sans avoir la plus petite idée de tout ce langage [...] ! On doit être très intrigué de voir les bonnes gens aller à l'église le dimanche, livre en main, et de penser (car peut-être Jo pense-t-il tout de même, de loin en loin) : qu'est-ce que tout cela signifie et, si cela signifie quelque chose pour quelqu'un, comment se fait-il que cela ne signifie rien pour moi ? De se faire bousculer et houspiller et donner l'ordre de circuler ; et d'avoir réellement l'impression qu'il semble parfaitement exact que je n'ai aucune raison d'être ici, ou là, ou n'importe où [...] ; ce doit être une étrange condition, non seulement de m'entendre dire que je suis à peine humain (par exemple, quand je me suis présenté comme témoin), mais de m'en rendre compte par mes propres moyens toute ma vie ! De voir les chevaux et les chiens et les bestiaux passer à côté de moi et de savoir que par mon ignorance c'est à leurs rangs que j'appartiens, non à ceux des êtres supérieurs qui ont la même forme que moi, mais dont j'offense la délicatesse ! (Dickens, 1952-1953, 266-277 ; Smith, 1974 ; Ackroyd, 1993 ; Béradira, 1957; Trevelyan, 1993.)

 

Comme tant d'autres adultes mentalement retardés, Jo n'existe pas à ses propres yeux : bien au contraire, il vit dans l'ombre de lui-même, traînant derrière lui une existence fantomatique, faite de rebuffades, de mépris, ou pire encore, d'une hypocrite pitié. Jo le sait pertinemment, il a droit à moins de respect qu'un chien. En fait, ce sommeil, ou mieux encore, cet engourdissement de la conscience pour reprendre la formule d'Isidore de Séville, est de tous les temps.

 

Jo a ainsi hanté les rives de la mer Égée, à l'époque où celles-ci étaient parcourues par des médecins errants et par des aèdes ; il a connu toutes les humiliations dans les rues fangeuses de la Rome impériale ; il s'est trouvé livré à la folie destructrice des invasions barbares, protégé vaille que vaille par quelque évêque compatissant ; il a traversé le Moyen-Âge, foule anonyme de tous ceux dont le dénuement extrême est à l'origine des premiers hospices ; avec les gueux, les prostituées, les soldats déserteurs, il bâtit, de génération en génération, la face obscure de la civilisation européenne. À vrai dire, Jo ne fut pas toujours un gueux et les gueux furent souvent plus intelligents que lui. Mais il partage avec les fous et les miséreux un privilège que notre culture ne lui contesta jamais : celui d'être un exclu.

Si le sens commun devait attribuer une caractéristique au temps, ce serait, sans nul doute, son étrange et inquiétant pouvoir à conduire toute chose, vivante ou inanimée, les bactéries, les plantes, les animaux, les collines, les montagnes, les êtres humains, les étoiles, et même l'univers selon certains modèles cosmologiques, vers le néant. Mais qu'est-ce que le néant, sinon " cette douleur sans douleur qui, semblable à l'obscurité, est la mort ", selon le mot d'Asturias (1974), cet écrivain guatémaltèque rendu mondialement célèbre par son roman Monsieur le Président ?

Or, tout laisse penser que la personne mentalement retardée existe dans un état d'extériorité par rapport au temps. Très souvent, en effet, elle porte un passé fait d'échecs, de rebuffades, de violences (dont une part non négligeable est d'ordre sexuel), de rejets. On lui a toujours dit que telle chose n'était pas à sa portée, que ses frères et ses sœurs réussissaient tellement mieux, qu'elle n'avait qu'à se laisser guider dans un cocon protecteur au sein duquel elle vivrait à l'abri de toute menace, etc. En un sens, la personne mentalement retardée n'a pas de passé — rien ne peut advenir dans une existence aussi surprotégée, aussi confinée. Tout au plus conserve-t-elle des souvenirs du temps qui passe inexorablement.

Autre facette de cette aliénation par rapport au temps, les personnes mentalement retardées sont souvent incapables de s'intuitionner dans un avenir, quel qu'il soit. Ce qui frappe souvent lors d'une première rencontre avec une telle personne, c'est son absence de projet. Le futur reste terra ignota, il n'est pas terra construenda. Il n'est pas son futur, son lieu, sa croissance. Sans passé, ou pire encore, avec un passé brisé, sans projection dans l'avenir, la temporalité de ces personnes se réduit souvent à n'être que la succession des moments présents. Et qu'est-ce que le présent, sinon cet instant sans cesse évanescent puisqu'il cesse d'exister sitôt qu'il est (Dubois, 1967) ?

Sitôt advenu, le présent n'est plus, il est devenu passé, et ce qui n'existe pas encore, le futur, ne dure qu'un temps infinitésimal. Sans passé valorisant, sans projet, la personne mentalement retardée est souvent condamnée à parcourir cette suite indéfinie des instants. Le sentiment populaire en est bien conscient, lui qui sait que les idiots du village n'ont aucun souci à se faire. Leur corps n'a qu'à vivre, et leurs lambeaux d'esprit se survivre. Les talus des chemins de terre sont leur domaine, les hommes normaux portent leurs soucis, quand ils ne les abandonnent pas.

 

 

 

Limite dans l'accès à l'exercice de l'affectivité et de la sexualité

 

Contemporain de la rédaction du Don Quichotte en Occident, le Jin Ping Mei est un des plus grands chefs-d'œuvre de la littérature chinoise (Jin Ping Mei, 1985 ). Virulente satire de la dégradation des mœurs et de la corruption généralisée qui ravage alors l'Empire, ce roman-fleuve évoque la liaison adultérine que noue un herboriste dépourvu de tout scrupule, Ximen Ping, avec Lotus-d'Or, l'épouse désabusée d'un déficient mental, Wu l'Ancien :

 

Son air chétif et débile lui avait valu les sobriquets de " bonhomme de trois pouces " et " d'écorce de mûrier à papier ", expressions populaires, l'une évoquant sa taille, l'autre sa tête difforme au visage étriqué. Simplet et sans défense, il était en butte aux humiliations contre lesquelles il n'en pouvait mais ; aussi évitait-il le plus possible les gens " (Jin Ping Mei, 1985, 30).

 

Raillé et méprisé par presque tous, Wu l'Ancien gagne misérablement sa vie en vendant " des galettes cuites à la vapeur, passant sa journée dans les rues, palanche à l'épaule. "

Il avait été marié et sa première femme lui avait donné une fille, Bienvenue, que Wu l'Ancien élevait seul après la mort de son épouse. Mais est-ce le chagrin de ce deuil ? L'histoire ne le précise pas. Toujours est-il que ses affaires périclitent, engloutissant son maigre capital, de sorte qu'il doit chercher refuge dans un logement plus modeste, à la résidence Zhang, où il s'intègre parfaitement bien .

Or, ce Zhang, " riche à millions ", n'avait pas d'enfant. Aussi, pour le consoler, sa femme lui achète-t-elle deux jeunes filles. L'intrigue est nouée. Zhang devient l'amant de Lotus-d'Or Pan, femme ambitieuse, jalouse et totalement immorale. Découvrant ce forfait, la femme de Zhang décide de se débarrasser de Lotus-d'Or en la donnant comme épouse à Wu l'Ancien qui se découvre marié — et livré corps et âme — à une intrigante. Très vite, Lotus-d'Or se rend compte des déficiences de son mari. Elle cherche sans vergogne un amant. Séduite par Ximen Ping, elle se libère de Wu l'Aîné en l'empoisonnant (Jin Ping Mei, 1985, 110-112).

Tout est dit dans ce texte. L'irruption de Lotus d'Or fait basculer la vie réglée de Wu l'Ancien, brisant les fragiles équilibres sur lesquels elle était construite. Wu est entraîné, bien malgré lui, dans la ronde infernale des passions humaines. Il est sacrifié sur l'autel de la lubricité de Lotus d'Or et de Ximen Ping. Wu le besogneux, le simple d'esprit, l'homme dévoué, n'a pas le droit de vivre. N'est-ce d'ailleurs pas une aberration s'il est père d'une petite Bienvenue qui aura le bon goût de disparaître très vite du récit. Wu n'est rien d'autre qu'une sorte de faire-valoir. On compte sur sa faiblesse d'esprit pour se débarrasser d'une putain, puisque de toute manière, il n'y comprendra rien. Mais c'est compter sans l'ambition de Lotus d'Or, une femelle-fauve de grand style. Ce qui frappe dans l'histoire de Wu, c'est la confiscation de son affectivité et de sa sexualité. Wu est remarié sans l'avoir ni cherché, ni voulu, ni choisi.

 

Limite de capacité à se projeter dans l'avenir

 

Les études sur la sexualité des personnes mentalement retardées révèlent que ces dernières sont beaucoup plus souvent victimes d'un viol que les personnes normales. Au traumatisme de l'agression, s'en ajoutent souvent un ou deux autres, l'avortement forcé, quand il y a eu conception et/ou la stérilisation forcée. Et tout laisse à penser que ces chocs psychologiques retentissent durablement dans l'inconscient de la personne. C'est ainsi que Diederich (1998) a décrit l'absence de capacité d'insertion socio-professionnelle d'une série de femmes stérilisées de force. Dans la pratique courante, le passé de la personne mentalement retardée s'objective et se réduit souvent au dossier, dont le titulaire est dépossédé, dont il ne contrôle pas l'usage et qui, d'une certaine manière, occulte la constitution de son intimité.

Notre expérience clinique nous a mené à conclure à l'existence de troubles de la perception du temps propre. Ces personnes n'ont ni passé (celui-ci est fait de rebuffades, de rappels des échecs, ...) ni avenir (elles sont incapables de, ...). Ces handicaps secondaires ont été trop peu souvent décrits. Ils ont selon nous un effet paralysant sur la structuration de la vie affective de ces personnes, en milieu institutionnel ou en milieu ordinaire.

Ils sont à l'origine d'une dissociation fréquente entre sexualité et affectivité. La génitalité est souvent vécue ou subie en dehors de tout contexte affectif profond. De ce fait, la sexualité est ressentie comme une pulsion qui se vit dans l'immédiateté, à la sauvette, souvent dans l'interdiction, souvent également sur le mode du troc. Il n'est pas rare que le consentement à un rapport sexuel soit synonyme d'un avantage financier ou matériel secondaire, comme un paquet de cigarettes, ou un vêtement. Ou manifeste simplement une quête affamée de tendresse. Dans ces conditions, la sexualité pourra plus facilement être vécue dans la violence. L'autre est fréquemment forcé ou contraint, physiquement ou psychologiquement.

Si nous examinons les facteurs favorisant cet état de choses, nous trouverons : le manque de connaissance (lié à une carence éducative), l'ignorance de leurs droits personnels, la pauvreté de l'estime de soi ou de la perception de leur corps propre (Craft, 1987), le non-respect de leur intimité dans de nombreuses institutions (douches collectives, entrées intempestives des éducateurs dans les chambres des résidents, etc., autant de gestes qui ne respectent pas les actes de distanciation posés par les personnes), tous facteurs qui rappellent la nécessité du recours à une réflexion médicale et éthique. Nous renvoyons sur ce point à nos autres écrits et études sur la vie affective et la sexualité de ces personnes.

En effet, seule une réflexion éthique qui définit comme " humain " tout humain né d'humains, peut aider à ne pas poser de limite restrictive à la volonté d'éduquer, de respecter le droit de chacun, à définir lui-même l'intrusion qu'il supporte, que l'autre exerce dans tous les aspects de sa vie.

Or notre tendance à exclure les personnes mentalement retardées nous conduit à devenir incapables de les regarder comme évoluant, comme tout humain, dans le lien aux autres librement choisis. Trop souvent encore, les personnes mentalement retardées sont considérées comme incapables de grandir dans et par la constitution d'un lien amoureux, libre et respectueux.

Les rares institutions qui ont choisi de regarder les personnes mentalement retardées comme des sujets de désir, d'affectivité, de liberté, de souffrance, ont expérimenté qu'elles peuvent, elles aussi, aimer. Ces mêmes institutions ont parfois accompagné la constitution de couples authentiques qui, dans certains cas, ont même accédé à la parentalité (Craft and Craft, 1987). Mais ce faisant, ces structures ont rejoint l'intuition fondamentale de l'accompagnement multidimensionnel (Caspar, 1994a ; 1994b ; 1996) et son aptitude à restaurer une temporalité authentique chez ces personnes. Car, sans passé valorisant, sans une aptitude à s'intuitionner dans l'avenir, la vie affective, avec ce qu'elle suppose de patience, d'apprentissage de l'autre, de pardons, de joies, de peines, d'attentions et de délicatesses, est impossible .

Si certaines institutions et/ou certains services en milieu ouvert sont parvenus à mettre en place les conditions d'une vie sexuelle et affective épanouie pour leurs résidents et/ou leurs clients, force est de reconnaître qu'il s'agit là de situations encore exceptionnelles. Le récent rapport de l'Igass en France révèle que la sexualité de ces personnes est encore souvent niée ou " confisquée " (Lagardère et alii, 1998) par les parents et/ou les équipes professionnelles.

Ce déni entraîne les conséquences suivantes : non-éducation et non-information à la vie affective et sexuelle, contraception systématique et sans information ; stérilisations forcées, malgré toutes les séquelles psychologiques de cette mutilation (Diederich, 1998) ; intrusions de l'équipe dans l'intimité d'un couple ; avortements sans consentement des jeunes filles ou des jeunes femmes ; absence de formation adaptée à l'usage d'un préservatif.

À la racine de ces attitudes, on trouve un souci de protection qui tend à faire vivre les personnes mentalement retardées dans un risque zéro. Plus radicalement, le lien avec la vie affective n'est pas toujours présent dans les stratégies éducatives. Avec cette dernière lacune, ce sont des expériences humaines fondamentales qui ne sont pas toujours rencontrées par les pédagogies spécialisées : la solitude, la pudeur, la privacy, l'intimité, l'écoute de l'autre, la tendresse, l'amitié, l'amour (Caspar, 2003).

 

 

 

L'instauration de la personne comme centre décisionnel de son existence

 

Pour repousser les limites suscitées par une réticence tenace à reconnaître à ces personnes le droit à la dignité, il est nécessaire d'opérer un retournement dans la conception des prises en charge, afin d'éveiller, chez la personne déficiente intellectuelle, une prise de décision progressive dans sa propre existence (Caspar, 1994 ; Leboutte et Auriol, 1996 ; Smets, 1996).

C'est à l'intérieur de ce renversement que les professionnels peuvent éveiller les personnes mentalement retardées à la vie et à la responsabilité éthique. La prise en compte de cette nécessité d'éduquer les clients/résidents/stagiaires aux grands choix éthiques à travers leur vie quotidienne est sans doute un des signes les plus manifestes de la profondeur des stratégies pédagogiques d'une équipe professionnelle.

L'une des dimensions constitutives de la personne qui mûrit est de s'instituer progressivement comme le sujet de sa propre existence. Par conséquent, l'axe de gravité dans la prise en charge d'un individu mentalement retardé est la mise en place des systèmes de soutien appropriés, pour qu'il puisse vivre le fait qu'il soit personne, et ce dans toutes les dimensions de l'existence. C'est tout particulièrement vrai pour l'accès à la vie affective et sexuelle. Mais c'est sur la découverte de l'amour que nous voudrions insister dans cette conclusion. Le travail prioritaire qui doit se faire dans les structures du secteur doit porter sur un renforcement de la conscience de soi et sur l'appréhension, par la personne, de sa ligne temporelle de vie.

Pour cela, il importe d'arracher la personne à son aliénation par rapport au temps. Par rapport au passé, il importe de pratiquer une véritable suspension de jugement. Il faut savoir parfois regarder une personne avec des yeux neufs, ce qui n'est pas toujours facile, lorsque l'on partage avec elle, quotidiennement, des heures d'existence depuis des années. Mais cette remise en cause du regard est capitale pour la croissance du résident. Elle, seule, ouvre à la personne mentalement retardée un espace, où une demande insoupçonnée de sa part puisse voir le jour et être accueillie. L'écoute d'une demande est fondamentale pour la personne qui l'exprime. Elle favorise une importante structuration psychique. En effet, cette attitude permet à la personne mentalement retardée de découvrir par elle-même qu'elle peut non seulement mettre en œuvre mais aussi réaliser elle-même un projet qui lui est cher. Si l'on transpose cette démarche à la problématique de la vie affective, force est de reconnaître que cette dynamique peut aider la personne à construire dans le temps une relation d'amour avec l'un ou l'autre.

Si la génitalité s'exerce dans la fugacité, c'est dans la durée que l'amour se découvre, se construit, se dit, se vit, se réjouit et souffre. C'est dans la durée, dans l'amour, dans la constitution d'une intimité que peut se déployer une liberté authentiquement humaine, c'est-à-dire responsable.

Le retard mental a pour conséquence une limite dans l'exercice des potentialités humaines. Il n'empêche pas d'être homme. Au fond, nous retrouvons ici la vieille distinction aristotélicienne et scolastique entre l'acte premier (le fait d'être homme) et l'acte second (le fait d'exercer les facultés de l'homme). Mais nous devons la penser autrement (Caspar, 2001). Dans la tradition philosophique, cette distinction appartient à la métaphysique. Il nous incombe désormais de la penser au niveau d'une philosophie de la nature, définie comme une médiation entre la métaphysique – ou l'ontologie fondamentale – et les sciences modernes de la nature. Ce qu'il nous faut penser de toute urgence dans le contexte d'une révolution sans précédent dans les sciences de la vie, - révolution dont, par ailleurs, il incombe de mesurer la portée épistémologique - c'est la double appartenance de l'homme. Par une dimension de son être, il appartient à la nature. Par une autre, il vit dans le monde de l'esprit. Cette double appartenance est universelle, telle est l'affirmation fondamentale de l'éthique.

En ce sens, l'éthique est limite. Elle ne peut être vraiment elle-même que si elle affirme son universalité.

Dans la conjoncture actuelle, il y a conflit entre l'exigence d'universalité de l'éthique et l'expansion apparemment in(dé)finie des progrès scientifiques. Dans cette configuration historique, la grandeur de l'éthique ne résidera pas dans ses compromissions avec le positivisme et le relativisme ambiant. Il y a aujourd'hui davantage de juste révolte dans l'éthique économique que dans la bioéthique. On peut trouver, dans la première, une vraie critique de la mondialisation et une authentique recherche de solutions alternatives, alors que la bioéthique se définit par une soumission plus ou moins larvée à la volonté d'expérimentation de certains courants médico-biologiques. Or il nous semble que la vraie vocation de l'éthique consiste et consistera toujours à (ré)affirmer la mesure de l'homme.

Qu'on le veuille ou non, l'Occident est fils à la fois d'Athènes et de Jérusalem. Or chacune de ces Cités avait su exprimer un idéal de mesure par la voix de ses sages. La culture grecque – et tout spécialement la philosophie, la poésie, le théâtre – est dominée par l'idée que l'homme peut se laisser facilement dominer par le vertige de " l'hùbris ". Il perd alors sa mesure et court à sa perte tôt ou tard, d'une manière ou d'une autre, seul ou entraînant la Cité à sa suite. Une idée analogue, quoique exprimée d'une manière plus profonde, gouverne l'Ancien Testament. On la rencontre pour la première fois dans le chapitre 3 de la Genèse. Lorsque Yahwé instaure l'homme dans sa royauté sur la création, il assortit cette intronisation d'une limite, symbolisée par la défense de toucher aux fruits de l'arbre. Mais l'homme franchit cette limite, comme si la transgression était inscrite dans sa nature.

Si franchir la limite de l'acceptable et de l'accepté est au fondement de l'humain - telle est du moins une des leçons de l'Histoire - réfléchir à ce franchissement est une exigence. Dans le contexte actuel, la personne handicapée mentale, comme tous ceux qui vivent la fragilité humaine dans leur chair, interroge le droit et la pertinence de la mise en œuvre de ces transgressions.

 

PH. C.