ON PEUT SITUER l'acte de naissance de l'Europe communautaire le 9 mai 1950, lorsque Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, invite les nations européennes à s'associer librement pour former une " communauté de destin ".

En proposant que la production du charbon et de l'acier de la France et de l'Allemagne soit placée sous une " Haute Autorité " ouverte aux autres pays d'Europe, il jetait les bases des futures institutions européennes. Cette proposition sera entérinée par le traité de Rome en 1957.

Bien que le premier accord soit de nature économique, les pères fondateurs, pétris d'humanisme chrétien, voulaient construire l'Europe de la " paix, de la prospérité et de la fraternité ". Ils se fondaient sur la conviction que " la démocratie doit son existence au christianisme : la démocratie moderne reconnaît l'égalité des droits de toutes les personnes humaines, sans distinction, ni exception. C'est le christianisme qui, le premier, a enseigné l'égalité de nature de tous les hommes " (discours de Robert Schuman, 1950). Le signe extérieur de cette pensée fut le choix du drapeau européen : douze étoiles sur fond bleu, symbolisant la Vierge de l'Apocalypse. Qui le sait de nos jours ?

Les traités suivants n'ont jamais défini l'identité européenne. Était-ce nécessaire ? Les intentions des pères fondateurs n'étaient pas remises en cause, du moins officiellement. En outre, ces traités techniques, bien que modifiant en profondeur les relations entre les États et les institutions européennes par transferts de souveraineté de plus en plus nombreux, ne touchaient pas le cœur de la civilisation européenne. Enfin, le croyait-on.

La Charte européenne des droits fondamentaux, adoptée à Nice, en décembre 2000 a tenté d'une certaine manière de préciser les valeurs communes de l'Europe, à partir des droits de l'homme. La question pour les rédacteurs était de savoir s'il fallait enraciner ce texte dans l'histoire de l'Europe ou, selon la méthode de la tabula rasa, le considérer comme une création de nouveaux droits. La question n'a pas vraiment été tranchée car la rédaction est suffisamment floue pour que chacun puisse en donner l'interprétation qui lui convient. Un long débat eut lieu sur le préambule de la Charte : la France, opposée à la référence de notre héritage " religieux " se contentait d'une mention à l'héritage culturel et spirituel, alors que l'Allemagne l'incluait dans sa propre version. Cette Charte est considérée, depuis, comme le socle des valeurs communes " reconnues et partagées " par les États membres. Mais que valent des normes si elles ne résultent pas de l'expérience et de l'histoire ?

Certains États prirent conscience du caractère artificiel de ces droits (Pologne, Malte, Portugal...) et trois événements majeurs allaient leur donner raison : le projet de traité constitutionnel, l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale et la candidature de la Turquie.

 

 

 

Le projet de traité établissant une Constitution

 

Après deux échecs successifs de la CIG pour réformer les institutions (Amsterdam et Nice), la Convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing présentait, après seize mois de travaux, un texte qui sera adopté par consensus au sommet de Thessalonique en juin 2003. Dès lors que le futur traité se voulait à portée constitutionnelle, la question de l'identité européenne devenait évidente : qui sommes-nous ? quelle Europe voulons-nous construire ensemble ?

Les différentes propositions de rédactions du préambule avaient un mérite : le projet renouait d'une manière plus précise avec notre histoire commune, l'influence de la civilisation grecque, l'apport du droit romain et la philosophie des Lumières... Cependant la volonté manifeste de ne pas préciser nos racines chrétiennes comme héritage religieux fut considérée comme une injustice et une erreur. Finalement, le texte final ne retenait ni la mention de la civilisation hellénique, ni celle de Rome, ni la référence des Lumières. Il ne reste plus rien de notre patrimoine historique. Et pourtant, le préambule précise que l'Europe entend " poursuivre cette trajectoire de civilisation ". De quelle civilisation parlons-nous ?

Quelques députés européens ainsi que des ONG, comme la Fondation de service politique, réclamèrent avec force la réparation de cet oubli en lançant une pétition qui recueillit plus de 1 400 000 signatures, du jamais vu dans l'histoire de l'Europe ! Le président du Parti populaire européen (PPE), l'Allemand Hans-Gert Poettering, défendit sans relâche cette position pour que le préambule du traité fondateur de l'Europe réunifiée ne falsifie pas l'histoire et précise le cadre géographique et culturel de la mise en œuvre du traité. Un amendement dans ce sens a été soutenu par tous les Français du PPE et de l'Union pour l'Europe des nations (UEN). Cependant, le Président Chirac, au mépris de sa majorité, restait sur la ligne du refus au motif que cette référence était contraire au principe de la laïcité. Argument irrecevable puisque la mention de notre héritage religieux invoquait lui-même ce principe.

 

La réunification de l'Europe

 

L'entrée ou plus exactement le retour des pays d'Europe centrale et orientale dans l'Europe politique constitue le deuxième événement. Après quarante-cinq ans de joug soviétique, ces pays aspiraient, après la chute du mur de Berlin, à entrer de plein droit dans l'Union européenne, alors qu'un grand nombre de députés européens s'opposaient à cette réunification : " Ces pays ne sont pas prêts ni économiquement, ni socialement . "

Et pourtant, en dépit de ces difficultés réelles, nous avons solennellement accueilli ces pays le 1er mai 2004. Quelles en furent les raisons ? Tout simplement une même vision de l'homme et de la société, dans une liberté retrouvée et dont le cœur se résume dans la liberté de conscience et la liberté religieuse, fondement de toutes les libertés fondamentales. Cette même vision était bien ancrée dans la vie de ces peuples pour qu'après un demi-siècle de persécution et de totalitarisme soviétiques, elle soit considérée comme la raison principale de la réunification : l'appartenance à une même civilisation. Si, en effet, l'entrée de ces pays était difficile pour des raisons économiques, elle devenait possible et même souhaitable pour des raisons culturelles. D'ailleurs, nourris par leur propre histoire et leur drame, ces pays furent les plus actifs pour la reconnaissance de nos racines chrétiennes.

 

L'entrée de la Turquie dans l'Union

 

La décision du Conseil européen de Bruxelles, le 17 décembre dernier, d'accorder à la Turquie le statut de pays candidat a fait l'objet de débats comme on en n'avait pas eus depuis très longtemps. Curieusement, la France est le pays le plus farouchement opposé à cette décision, contre l'avis de son gouvernement. Cas d'école psychologique qui n'aurait pas déplu au docteur Freud, les Français privés de leurs racines chrétiennes n'acceptent pas d'être trompés une seconde fois. Obligés de refouler leur histoire, ils rejettent avec vigueur ce qui ressemble à une falsification de l'idée européenne.

Les raisons ne sont pas religieuses mais culturelles. La question est de savoir si l'humanisme musulman est compatible avec l'humanisme d'inspiration chrétienne. Le problème des Balkans ne se pose pas dans les mêmes termes. Car l'islam des Balkans s'est implanté sur un terreau chrétien alors que l'islam turc s'est développé dans un empire ottoman moribond, conquérant, hégémonique et nationaliste. J'ai eu la chance de rencontrer récemment Ibrahim Rugova, le président de la province du Kosovo. Musulman modéré, il est pétri de culture chrétienne, au point de nommer le palais présidentiel " Building Mother Teresa ".

Ce refus de la majorité des Français, toutes tendances confondues, a donné les plus belles pages d'analyse politique. Les plus convaincants, et je pense à Jean-Louis Bourlanges (UDF-Alliance des démocrates et libéraux), se souviennent soudain de nos racines chrétiennes et du legs de l'histoire qui a donné deux civilisations distinctes, insolubles l'une dans l'autre... ou alors, je crains le pire ! Ses propos méritent d'être cités :

 

L'adhésion de la Turquie [...] sonne le glas de l'affirmation politique d'une unité de civilisation. [...] Il est aberrant de nier, à la seule lumière de ce qu'est devenue la religion chrétienne à l'ouest de l'Europe, que chaque religion n'est pas cantonnée au for intérieur de la conscience individuelle, mais qu'elle joue un rôle central [...] dans la perception que les hommes se font d'eux-mêmes, de leurs rapports aux autres et de leur relation à la politique [...]. La droite a choisi l'Europe par fidélité à une culture, par reconnaissance d'une identité de civilisation ... (Le Figaro, 28 décembre 2004.)

 

Les partisans de l'entrée de la Turquie nous expliquent qu'il y a deux conceptions de l'Europe : 1/ Une Europe qui s'appuie sur son histoire commune et nous avons un ensemble étriqué. 2/ Une Europe fondée sur les droits de l'homme, tels que contenus dans la Charte européenne des droits fondamentaux, et nous avons une Europe ouverte. Reprenons les propos du professeur Ahmet Insel de l'université de Galatasaray :

 

Les arguments de ceux qui s'opposent à l'entrée de la Turquie, s'appuient sur une conception essentialiste de l'Union européenne [...]. En excluant l'adhésion de la Turquie, l'Union européenne [...] s'enfermerait dans une conception culturaliste de la citoyenneté contradictoire avec la conception laïque et ouverte de celle-ci. Il y a une autre conception de l'Europe. C'est l'Europe des valeurs démocratiques, des droits de l'homme...d'une Union européenne édifiée par des citoyens à partir de valeurs universelles, loin des considérations culturalistes étriquées. C'est pourquoi la question de la place de la Turquie dans l'Union est fondamentale en ce sens qu'elle va profondément marquer l'identité à venir de l'Europe... (Le Figaro, 14 décembre 2004.)

 

Oui, en vérité, la question de la référence de notre héritage chrétien et celle de l'entrée de la Turquie dans l'Union sont les deux facettes d'un même sujet : l'identité de l'Europe. C'est la question de notre civilisation européenne.

 

L'ignorance n'est pas une opinion

 

La rédaction finale du traité constitutionnel reconnaît le statut juridique des Églises et des communautés de croyants ainsi que la nécessité d'un dialogue avec elles (article 52). De même l'article 10 de la Charte européenne des droits fondamentaux institue la liberté de pensée, de conscience et de religion, comme un droit fondamental. Sur ce point, le nouveau traité est beaucoup plus satisfaisant que les traités précédents.

Cependant, en refusant de définir le cadre historique, géographique et culturel de l'Europe, l'esprit du projet de traité est en rupture avec celui des pères fondateurs dont l'un d'entre eux, Robert Schuman, rappelait que " la démocratie sera chrétienne ou ne sera pas ". Si nos démocraties sont fondées sur les droits de l'homme, au sens de droits de la personne, dont le premier d'entre eux est " le droit à la vie ", alors personne, ni les politiques, ni les citoyens ne peuvent prendre le risque d'ignorer plus de vingt siècles de notre civilisation qui a permis, avec bonheur et parfois dans la souffrance, l'élaboration de ces droits.

Celui qui ignore ce fait historique — l'ignorance n'est pas une opinion —, s'expose à mettre fin à l'Europe de nos pères et à notre civilisation commune. Il ne resterait alors comme projet que l'achèvement de l'espace économique où l'homme ne serait plus qu'un sujet de production et de consommation, assorti de normes inventées en guise de droits.

L'homme européen mérite mieux : il mérite la vérité et le respect de sa dignité. La réunification de l'Europe nous oblige à passer d'un espace économique et administratif à une communauté de valeurs. Notre société d'aujourd'hui est le produit de notre civilisation chrétienne européenne. Avec ses faiblesses et ses trahisons, sans doute, mais l'ignorer reviendrait à renier l'Europe elle-même. Le reconnaître et en vivre sont la condition de la paix pour l'Europe et pour le monde.

 

E. M.