C'EST UNE EPREUVE REDOUTABLE que nous subissons en tant que législateurs, depuis que, contre toute attente, nous sommes confrontés à cette difficile nécessité de légiférer sur des questions scientifiques, difficiles, délicates et soulevant des problèmes éthiques considérables.
Je me propose de défricher et d'ouvrir quelques pistes de réflexion, suggérées par douze ans de vie parlementaire.
Les biotechnologies peuvent exercer une certaine fascination pour le politique. Comment ne pas rêver d'éliminer des maladies, la douleur, en constatant les prodiges que constituent déjà incontestablement les progrès de la chirurgie, avec les greffes, les prothèses, et puis, en filigrane, les espoirs concernant les thérapies géniques. Mais surgissent rapidement un foisonnement de problèmes. Les questions soulevées par les biotechnologies ne font que progresser en complexité au fur et à mesure que celles-ci se perfectionnent. On oublie les étapes parcourues et les premiers choix éthiques déjà effectués et donc devenus des faits acquis sur lesquels on risque fort de ne pas pouvoir revenir.
Il y a là un mécanisme de crémaillère sur lequel il faut s'attarder.
Zéro défaut
Rappelons nous par exemple deux clivages fondamentaux, qui sont pourtant à la base de tout.
Le premier, considéré par beaucoup comme un acquis irréversible excluant toute autre méthode, au prix même d'une véritable censure, concerne la contraception chimique. La dignité humaine veut pourtant que l'on évite de recourir en ce domaine à un artifice pour obtenir un résultat que la volonté et l'emprise de l'esprit sur les sens peuvent espérer obtenir. Il ne s'agit pas de stoïcisme, mais d'un élément essentiel de la valeur morale de la relation interpersonnelle entre les époux. La régulation même de la fécondité y trouve sa véritable dimension. L'objection en effet qui peut être opposée à l'opportunité de la naissance d'un enfant à un moment donné, reçoit de la méthode utilisée sa dimension morale ou immorale. Il est clair que si la méthode est celle de la maîtrise de soi, il y a une dimension sacrificielle de sa volonté sans aucun doute généreuse. C'est un point fondamental, car tout l'esprit finalement de la bioéthique commence là. À partir du moment où le respect de la vie se paye au prix du don de soi, il n'est ni égoïste ni idolâtre. Il n'y a alors ni avarice du cœur, ni capitulation de l'esprit. Les drames de l'avortement et de toutes ses conséquences se résorbent simultanément.
Le deuxième clivage fondamental s'est produit avec l'avènement de la fécondation artificielle, surtout celui de la Fivete. A-t-on assez réfléchi ou médité sur le respect étonnant de la liberté de l'être humain au moment même de sa conception naturelle ? Le père et la mère sont absolument incapables de contrôler l'efficacité de leur union conjugale. Sauf de manière négative, évidemment. Il faut méditer cette particularité de la procréation, car s'y enracine le respect le plus absolu qui soit de la liberté de l'être humain. Ce clivage absolument exceptionnel sépare la procréation de l'autre logique qui est celle de la fabrication. À partir du moment où l'on entre dans la logique de fabrication on s'impose la recherche du zéro défaut. On observera de plus en plus ce que l'on a constaté avec l'arrêt Perruche : la responsabilité de la qualité de la " fabrication " est inéluctablement introduite.
Procédures légitimes
Le dynamisme des biotechnologies peut fasciner le politique par la satisfaction des désirs humains les plus légitimes qu'il semble faire miroiter : santé conçue " bien-être général " au sens de l'Organisation mondiale de la Santé ; fin des pollutions et de toute atteinte au vivant ; immortalité de la planète perçue comme un organisme ; celle de l'espèce humaine et pourquoi pas un jour, sait-on jamais, avec la découverte du gène correspondant, l'immortalité de l'individu lui-même. Convaincu ou non par ces perspectives faustiennes, le politique est en tout état de cause captivé par le primat de l'action qui sous-tend le développement des biotechnologies, et celui plus ambigu de progrès.
La politique moderne ne peut trouver que de profondes résonances dans ces perspectives tellement adaptées à sa nature depuis Machiavel.
Mais en outre et à son insu, le politique risque d'être, derrière cette tentation faustienne, aliéné ou aveuglé subtilement et progressivement par l'évolution de la législation et des comportements, et finalement de la culture, qui fait son chemin et s'impose à nos sociétés. C'est une aliénation subtile, car les apparences sont sauves. Le politique croit affirmer son autorité sur la situation en s'affranchissant des critères moraux qui le dépassent, alors qu'il se soumet à son insu à une logique moins digne de l'homme. La procédure étant toujours respectée, le pouvoir pense être toujours maître des évènements. Le Conseil constitutionnel vient le rassurer s'il en était besoin.
J'en ai encore fait l'expérience à propos de la loi sur l'autorisation d'avorter jusqu'à douze semaines. Le Sénat avait courageusement, dans un premier temps, refusé cette extension illégitime. Mais lorsqu'après un vote contraire et définitif de l'Assemblée, les présidents de groupes politiques de la majorité du Sénat ont été sollicités pour déférer la loi votée à la censure du Conseil constitutionnel, ils ont lâché prise en prétextant que la démarche était maladroite ! Et le Conseil constitutionnel, néanmoins saisi par 78 sénateurs agissant courageusement à titre individuel, s'est empressé de se défausser en soulignant que le législateur était tout puissant pour déterminer où commençait la vie, et quand on pouvait l'interrompre.
Donc, c'est un premier point, subtil, la face est sauve, les apparences de la démocratie sont toujours respectées. La loi dit le bien et définit le mal. Peut-être faudrait-il d'abord s'interroger sur la légitimité de cette prétention législative.
Fait accompli
Il y a aussi le prestige des compétences scientifiques qui influence le politique : comités d'éthique, et médecins célèbres. Ces derniers bénéficient d'un accès illimité à la grande presse nationale. Prenons un exemple. Dans le quotidien Libération du 4 juillet 2001, Bernard Debré écrit : " Qu'on le veuille ou non, la conception de l'homme et du vivant va changer. Ces changements, pour progressifs qu'ils soient, sont nécessaires, mais il faut qu'ils aient un sens, une éthique, et ce n'est certainement pas en interdisant les recherches, en interdisant la connaissance, que l'on va préserver une certaine idée de l'homme. " Ancien ministre, professeur de médecine, il ne peut qu'impressionner les parlementaires, et il fait usage de son titre pour faire passer une position philosophique livrée de manière incroyablement autoritaire et sans démonstration : c'est ainsi parce que l'époque en a ainsi décidé.
Autre exemple. Philippe Meyer, professeur de la Faculté de médecine Necker à Paris, déclare le 18 mars 2001 : " L'anthropophagie, inconcevable en Occident, perd beaucoup de sa barbarie lorsqu'elle devient procédé de survie dans des conditions extrêmes. L'histoire des mœurs de chaque pays offre de multiples exemples d'évolution morale : la légalisation de l'avortement, de la stérilisation, et même de l'euthanasie le prouvent sous nos yeux, c'est déjà fait. " Nous sommes là en présence de l'argument de la supériorité du fait accompli et du relativisme historique. Rares sont les Jacques Testart qui soulève une question impertinente d'ordre éthique : " La FIV n'aura bientôt plus pour but d'aider les procréations empêchées mais de sélectionner l'humanité. Cette version eugénique de la médecine préventive avance furtivement ; pourquoi ne rencontre-elle presque aucune résistance ? " (5 juin 2001)
Cette pensée dominante du fait accompli, de l'inéluctable évolution des mœurs, influence déjà spontanément le comportement des politiques. Si elle trouve en plus le renfort de la voix des praticiens médiatiquement influents affirmant que c'est à la conception de l'homme de s'adapter, qui pourrait faire douter de l'irréversibilité de toutes pratiques expérimentales ?
Droits incohérents
Ce n'est pas tout, car il y a aussi ce que j'appelle une forme d'immunodéficience même du droit, avec la multiplication des droits subjectifs. Le professeur Memeteau a rappelé la mémoire de Michel Villey, l'illustre philosophe du droit français, qui nous avait mis en garde contre cette multiplication des droits subjectifs. À vouloir attacher des droits uniquement à l'individu sans considérer que le droit est avant tout une relation juste, comme la balance le symbolise dans la justice, on bâtit un édifice juridique virtuel et non réaliste. Alors qu'il s'agit de trouver l'équilibre entre des droits contradictoires, consistant à donner à chacun ce qui lui revient. Si l'on veut en effet définir isolément les droits de l'enfant, les droits de la femme, les droits de l'immigré, sans voir qu'il y a en face des droits qui peuvent être incompatibles, et que le problème consiste non pas à définir isolément et de manière absolue les droits de chacun, mais à trouver justement le bon compromis entre les uns et les autres, eh bien on ne peut avec le temps que multiplier les impasses et les contradictions. En multipliant ces droits subjectifs, nous accumulons dans notre législation des incohérences multiples.
Aliénations masquées
Je souhaite aussi appeler l'attention sur le réductionnisme génomique, néologisme qui signifierait la réduction finale, utile et efficace de l'être humain à son génome. N'y a-t-il pas d'ailleurs sur ce plan une tentation constante du pouvoir politique, si facilement enclin à simplifier l'identification de la personnalité des citoyens ne serait-ce qu'en procédant à leur immatriculation civile ou sociale ? (On se souvient de la scène biblique de Marie enceinte de Jésus se rendant à Bethléem pour y être recensée avec Joseph son époux, il y a deux mille ans. C'était le début du comptage sinon du décryptage.)
Une autre technique encore de l'aliénation, réside dans sa progressivité. C'est la fameuse méthode de la mithridatisation. On l'a vu récemment avec la loi passant de 10 à 12 semaines, et ce n'est, n'en doutons pas, qu'une étape intermédiaire. Rappelons-nous en effet la loi de 1993 dite loi Neiertz qui a soulevé dans les milieux attentifs un grand émoi avec la pénalisation des oppositions publiques à la pratique des avortements. Or cette même loi procédait par ailleurs, ce qui fut moins aperçu et ne souleva pas de manifestation, à la dépénalisation totale de l'avortement, quel que soit le stade de la grossesse s'il était réalisé par la femme sur elle-même sans l'intervention d'un tiers. Il y a donc là, dans le texte de 1993, une disposition qui servira de précédent le moment venu, pour faire admettre l'institution progressive d'un droit à avorter jusqu'à la fin de la grossesse, qui n'existait jusque là que pour les avortements paradoxalement qualifiés de thérapeutiques.
Ce sont des dispositions telles que celle-ci qui induisent une aliénation masquée, parce qu'elles génèrent une progressivité irrésistible des textes.
Autorité et conscience
Plus subtilement encore, mais encore faut-il y être attentif, on peut reconnaître et voir dans la dernière loi de juillet 2001 sur l'avortement, l'affaiblissement du principe d'autorité. Dans le recours introduit devant le Conseil constitutionnel en juin 2001, l'argumentaire de base consistait à demander au Conseil si la nouvelle loi étendant le délai pour avorter de 10 à 12 semaines, supprimant l'entretien préalable obligatoire, allégeant considérablement le dossier guide, et modifiant substantiellement le contenu de la clause de conscience des chefs de service hospitaliers, ne portait pas atteinte à l'équilibre général de la loi antérieure et qui avait permis au Conseil de la déclarer à l'époque conforme à la Constitution. C'était peut-être sur ce dernier point que la sanction du Conseil Constitutionnel pouvait être la plus dure. En fait, le Conseil a considéré que la clause de conscience n'était pas altérée puisque la garantie leur était bien assurée de ne pas avoir eux-mêmes à pratiquer des avortements. Mais ils sont obligés d'en accepter dans leur service, alors qu'auparavant sous l'empire de la loi de 1975, l'ensemble du service suivait la loi reconnue par le chef.
Sans vouloir insister sur ce point, je le signale tout de même au passage, car il y a là une conception très individualiste de l'autorité d'un chef. L'autorité d'un responsable, c'est non seulement de pouvoir faire jouer une clause de conscience pour lui-même, mais aussi pour tous ceux sur lesquels il a autorité, dès lors que le principe même de la clause de conscience dispense de faire. Inversement un chef de service ne soulevant pas d'objection de conscience, ne protège pas ses subordonnés qui ne disposent pas du même droit que le chef. Nous avons donc une grave lacune dans notre conception de la clause de conscience et de son articulation avec l'autorité fonctionnelle.
Mais peut-être sommes-nous au bord d'un basculement. Nous venons de le voir à travers l'apparition des incohérences et des chaos que j'annonçais, mais nous risquons aussi de voir se multiplier les chaos juridiques.
Contradictions juridiques
Incontestablement, les limites du positivisme vont se multiplier, à travers ces contradictions. On le perçoit déjà, à propos du droit des personnes et de l'indemnisation de la naissance des handicapés. Vous avez pu remarquer, et ne pas comprendre pourquoi dans un cas il y avait l'arrêt Perruche, et dans un autre cas on a refusé à la suite d'un accident de voiture où la femme avait perdu son enfant, de reconnaître la culpabilité du responsable de l'accident. C'est que les magistrats ont abusivement fait usage dans le deuxième cas du droit pénal, alors que le droit civil s'appliquait et aurait du conduire à faire usage de la règle applicable à l'enfant conçu. Il y a donc une perversion du droit. L'incohérence des décisions apparaît flagrante avec l'arrêt Perruche, où la personne handicapée obtient réparation financière du fait d'être née handicapée, faute d'avoir été avortée. Or, si l'on réfléchit un peu, elle fait valoir en tant que sujet de droit le grief et le préjudice d'être né sujet de droit, donc qu'on ne lui a pas enlevé la capacité d'être sujet de droit, en l'occurrence. On n'est pas loin de la folie si l'on creuse vraiment ce genre de logique. Je suis étonné, mais je pense que vont se multiplier certainement les observations de magistrats ou en tout cas de juristes sur des décisions de cette nature ; car nous sommes vraiment dans la confusion totale tant au niveau intellectuel que jurdique.
Ces contradictions juridiques vont se multiplier, avec les lois qui se multiplient et ce subjectivisme juridique qui se traduit aussi au niveau des magistrats par la prédétermination des conclusions auxquelles on veut aboutir, et la sélection en conséquence des règles juridiques à utiliser pour atteindre l'objectif prédéterminé.
Le politique a l'occasion de saisir cette épreuve du bioéthique, de susciter un sursaut de sagesse s'il le veut bien. Le fera-t-il ?
Le coût de la santé parfaite
Il faudrait pour cela prendre conscience de la mystification dont nous sommes victimes. Lorsque nous parlons de prodiges, il faut en analyser la nature réelle et en chiffrer les contreparties. J'évoque simplement au passage les épreuves dans les coulisses, pour ceux qui se soumettent aux nouvelles techniques : épreuves physiques et psychologiques difficilement imaginables. Quelles perspectives réelles de vie pourra en outre offrir demain à l'être humain une santé de plus en plus exclusivement conçue en termes de correction génétique. Est-ce suffisant si dans le même temps la spécificité humaine de la vie se désintègre sous l'effet d'une déculturation galopante ? Pourquoi prolonger et rêver d'immortalité terrestre pour une vie sans horizon surnaturel ? C'est une question que je pose, qui sera posée un jour, et qui est d'ores et déjà posée par les suicides, et par un certain nombre de désespoirs et de réalités occultées.
Le coût de cette santé parfaite est prohibitif au regard d'autres carences. Le professeur Lejeune, de vénérée mémoire, rappelait les difficultés qu'il avait à obtenir des crédits publics pour la recherche fondamentale dans un domaine qui pouvait apporter des progrès à la connaissance tout à fait décisifs pour vraiment soigner, alors que tous les services qui pratiquaient la médecine artificielle n'avaient aucune difficulté à obtenir ces financements. Le coût prohibitif de la " santé parfaite ", le coût des procréations médicalement assistées (PMA), souvent passé sous silence... mais finalement, tout ce qui est derrière les biotechnologies, n'est-ce pas le camouflage d'une inégalité élargie, et finalement une médecine non généralisable ? On connaît la question du déséquilibre de consommation énergétique à la surface de notre terre. La transposition et l'extrapolation des coûts des biotechnologies appliquées à l'humain conduisent à des impasses. Les progrès théoriquement enregistrés sont sans commune mesure avec les ségrégations inhumaines et finalement les régressions générales enregistrées. Cherchons-nous à faire progresser la médecine ou à satisfaire la curiosité scientifique d'équipes de chercheurs fascinés par le mystère de la vie qu'ils voudraient arriver à percer, et la frénésie de médias en quête de sensationnel ? La disproportion des crédits affectés aux différents axes de recherche est frappante et mériterait d'être expliquée aux contribuables qui financent ces recherches. Mais il est vrai que les répercussions économiques gigantesques peuvent fournir la clef du problème.
Et les blessés de l'amour
Il y a enfin les blessés de l'amour, c'est à dire les victimes de toutes les exploitations humaines ou du simple mépris quotidien. C'est un thème qui n'est jamais évoqué au niveau des choix d'affectation des crédits. L'honneur, la liberté et la sécurité peuvent être plus essentiels pour vivre que la santé physique et devenir désormais des biens plus rares. On connaît les efforts collectivement consentis dans des situations existentielles très graves et assez nombreuses hélas aujourd'hui. Je pense notamment aux attentats récents ou aux catastrophes naturelles. Je suis étonné de voir dans ces drames l'impressionnante mobilisation de moyens pour neutraliser les effets psychologiques. On envoie des équipes de psychologues, et il faut incontestablement le faire, mais n'oublions pas que l'humanité a fait face au cours de son histoire à beaucoup de chocs, sans avoir les moyens de mobiliser des armées de psychologues et de psychotropes pour soigner les blessés. Et pourtant on a parfois le sentiment que nos prédécesseurs disposaient d'un arsenal individuel et collectif plus puissant pour se défendre dans ces situations extrêmes. Il s'agissait de leur structure spirituelle. Le sens de la vie, le sens de l'âme, la perspective surnaturelle leur étaient sans aucun doute plus présents qu'ils ne le sont à nos mentalités d'aujourd'hui. Et ce sont pourtant ces réalités là qui peuvent le mieux procéder à la véritable hiérarchisation des progrès et éviter les plus grossières mystifications.
Je crois qu'il faut mobiliser notre réflexion sur ces questions et dénoncer les impostures des abus de qualification en matière de progrès. Cette situation résulte souvent de rapports de force médiatiquement ou politiquement établis. On ne peut en sortir de manière satisfaisante en restant au niveau des rapports de force, fût-ce en les inversant. Il faut conduire à la vérité, par une pédagogie de conversion de l'esprit qui regarde les différents niveaux de la réalité sous l'ensemble de ses aspects et composantes. Un discernement aussi est nécessaire par rapport à des réactions qui peuvent être séduisantes mais n'être que partielles. Je pense à l'écologie, qui semble constituer une bonne réaction. Je me souviens par exemple du livre Amère pilule qui mettait en cause la pilule sur le plan de la santé des femmes . Mais l'écologie peut constituer une autre utopie. Elle peut conduire à l'utopie naturaliste, qui est la dérive symétrique de l'utopie scientiste des biotechnologies.
Méfions-nous aussi des excès d'émotion. L'émotion est à utiliser avec modération, surtout dans ce genre de problèmes, parce que c'est facile d'émouvoir à propos des personnes souffrantes, mourantes ou tuées, qu'il s'agisse de fœtus avortés, mais aussi comme dans cet article de Bernard Debré déjà cité : " Toutes ces femmes, tous ces hommes, insuffisants rénaux, pulmonaires, cardiaques, en attente d'organes disponibles, constituent des cohortes aux portes de la mort... quelle solution pouvons-nous leur proposer ? "
L'émotion n'est qu'un moyen pour obtenir un résultat. Elle ne peut remplacer la démarche de la pensée vers la vérité. C'est pourquoi je sais de manière sûre parce que fondée en raison et en expérience, que pour le politique, la voie ultime de la vérité est celle de la conscience. C'est une vérité fondamentale, modeste, mais à laquelle je crois beaucoup. Car elle est notre patrimoine, elle est la seule voix de libération possible par rapport à l'engrenage totalitaire, c'est la voix de la conscience, petite voix, la voix de la loi naturelle. Au fond, chaque être humain a une petite lumière au fond de lui-même, s'il veut bien ne pas l'étouffer mais au contraire la cultiver, c'est celle de sa conscience. Elle le met mal à l'aise dans certaines situations s'il veut bien entendre avec un cœur pur cette petite alerte qui le touche au fond de lui-même.
La source du droit
L'impuissance même de la loi naturelle constitue le gage de la vérité. On a souvent dit que la loi naturelle était impuissante à provoquer du droit positif : mais c'est justement là sa valeur. Que serait le droit s'il n'était fondé que sur la contrainte ? Heureusement qu'il y a une loi naturelle, car c'est la source profonde du droit. S'il n'y avait pas de loi naturelle, s'il n'y avait pas la conscience du bien et du mal au fond de soi, de chacun d'entre nous, plus ou moins éveillée, plus ou moins éduquée — car c'est bien là que s'enracine finalement le consentement à obéir — nous cesserions d'obéir. S'il n'y avait que la contrainte pour nous faire marcher droit les résultats seraient médiocres voire catastrophiques.
Donc ces biotechnologies constituent certes une épreuve pour le politique, mais aussi une chance de retour au réel. Les prémices d'un nouveau totalitarisme peuvent nous réveiller. L'utopie d'un bien-être mental et physique grâce à la chimie et aux technologies est un sophisme, je le dis clairement. L'asservissement en fait est au rendez-vous. La mobilisation sera progressivement générale derrière cette dynamique séduisante pour notre paresse et pour l'hédonisme. J'évoquais plus haut la logique " zéro défaut " de la production, à l'opposition de la procréation. Attendons-nous à ce que la mobilisation se généralise progressivement autour de cet objectif réductionniste du bien de l'homme. C'est en effet la tentation de la facilité apparente. Mais la prévention ne pouvant qu'être systématique pour être efficace, il faudra tout prévenir, et toujours plus tout prévenir. Nous sommes déjà bien engagés sur ce chemin dans une forme de rapport totalitaire à la médecine.
Son extension géographique sera indispensable. Je serais tenté de parler de l'opération " Hygiène sans limite " par allusion à l'opération militaire " Liberté sans limite " déclenchée en Afghanistan (mais je ne veux pas médire, loin de là, de l'œuvre Médecins sans Frontières qui est une belle opération humanitaire et authentiquement médicale).
On voit bien déjà que l'on ne peut pas se préserver quelque part dans le monde d'une maladie si l'on n'est pas en mesure d'intervenir à tout endroit du globe. J'ai visité des laboratoires américains, il y a quelques années, et j'ai été frappé de voir combien pour le CDC-Center of Desease Control, les frontières n'existaient pas. Ce célèbre laboratoire s'était déjà donné les moyens d'intervenir en quelques heures en n'importe quel endroit d'Afrique pour traquer les virus hémorragiques tels que le virus ebola. Il y a bien inéluctablement derrière la logique de la santé parfaite celle du " toujours plus " qu'a jadis décrite François de Closets. On n'échappe pas facilement et collectivement à des conduites systématiques de ce type, sauf par l'objection de conscience, car elles sont endogènes.
Non au totalitarisme sanitaire
C'est le propre en effet de ces démarches que de conduire l'homme où il ne veut pas aller, parce que la force qui les meut est constitutive de leur propre justification et s'appuie sur une légitime aspiration de base : la santé en l'occurrence. Mais comme pour toutes les utopies qui naissent d'un excès qu'on ne sait pas juguler, j'affirme que son effondrement est d'ores et déjà prévisible. C'est un projet non viable, pas plus que toutes les autres utopies, même si elles peuvent procurer quelque bien ici ou là. Mais, fondamentalement, c'est une démarche qui n'est pas en phase et en harmonie avec la seule démarche du progrès humain qui est la conquête de soi-même par soi-même, c'est-à-dire un progrès moral. Il y a un certain nombre de questions refoulées, qui sont recueillies ou étouffées au fond des consciences, qui sont les véritables données de l'enjeu exceptionnel auquel nous sommes confrontés à travers ce problème des biotechnologies.
C'est une chance par certains aspects que nous soyons confrontés à cet enjeu, pour nous réveiller, pour nous faire réfléchir.
Citons en vrac quelques questions essentielles qui se nouent derrière ces questions : le visible et l'invisible, le corps et l'âme, la survie ou la résurrection, le corps glorieux ou le corps à refaire, la création ou la recréation par l'homme. Saurons-nous trouver le chemin étroit entre la thérapie génique et la purification génétique ? Nous avons connu les conséquences monstrueuses de deux prétentions de purification : purification raciale, avec le nazisme et la Shoah, purification sociale avec le communisme et la lutte des classes. Lutte des races, lutte des classes, attention aux dialectiques toujours simplificatrices et abusives. Le chemin est étroit pour cultiver le bien sans chercher à séparer de manière manichéenne le bon grain et l'ivraie : là aussi nous avons été avertis, il y a bien longtemps, que c'était impossible, que cela conduisait à des catastrophes.
Le politique est appelé, pour être à la hauteur de ses responsabilités, à faire prévaloir la sagesse. Qu'il ne sépare pas ce qui ne doit pas l'être, mais distingue ce qui ne doit pas être confondu. Tout ne se vaut pas. Le politique saura-t-il dire non quand il le faut, malgré les pressions scientifiques, économiques et sociales, surtout quand le danger se présente sous les aspects du bien, et de la séduction ? Où trouvera-t-il le fondement d'une nouvelle confiance dans sa mission propre, pour protéger ceux qui se confient à son autorité pour atteindre la paix et promouvoir le bien commun ? Les choix courageux des politiques n'éviteront ni le totalitarisme sanitaire en marche ni son effondrement. Nous connaîtrons les deux. Ils pourront toutefois en limiter les dégâts, en raccourcir les épreuves. Pour cela il faut un sursaut de lucidité intellectuelle, morale et spirituelle, donc de conscience.
B. S.