" Ce qui doit arriver arrive. " La réputation de Maurice Allais n'est plus à faire. Le prix Nobel de sciences économiques 1988 s'est fait connaître autant par la rigueur de ses analyses que par la vigueur de ses convictions.
Il n'est pas de ceux qui pratiquent la langue de bois. Un demi-siècle de vie consacré à l'étude des lois et des fluctuations de l'économie, quantité d'articles et d'ouvrages publiés sur les sujets les plus variés : les prises de position de Maurice Allais ne sauraient passer inaperçues. Aussi la parution de son dernier essai mérite-t-elle qu'on s'y intéresse. L'auteur y établit un parallèle étroit entre la crise financière actuelle et la Grande Dépression de 1929. À rebours de la thèse dominante, il affirme qu'aucun " mécanisme de régulation " n'empêchera la tourmente de se transformer en cataclysme. Car les mêmes causes produisent toujours et partout les mêmes effets. La Grande Dépression de 1929-1934 ne peut que se reproduire, puisque les facteurs qui ont présidé à son avènement, comme à celui de toutes les grandes crises du XIXe siècle, sont de nouveau réunis : " Création et destruction irresponsables de moyens de paiement par le mécanisme du crédit ; financement d'investissements à long terme avec des fonds empruntés à court terme ; développement d'un endettement gigantesque ; spéculation massive sur les actions, les obligations et les monnaies ; système financier et monétaire fondamentalement instable . "
Le cancer de l'endettement
Maurice Allais relève même deux circonstances aggravantes dans la situation actuelle : 1/ L'échelle de la crise : ce ne sont plus seulement l'Europe et les États-Unis, c'est le monde entier qui est, à des degrés divers, aujourd'hui concerné ; 2/ Une instabilité sociale préexistante : alors qu'en 1929 le chômage n'est apparu qu'à la faveur de la crise, il est aujourd'hui — au moins en Europe — le terreau sur lequel les turbulences financières et monétaires vont prospérer, en aggravant à leur tour la situation de l'emploi.
Rien n'est jamais joué d'avance. On devrait bannir des manuels d'histoire le mot " inéluctable ". L'auteur reconnaît lui-même que " personne aujourd'hui n'est réellement capable de prédire valablement l'avenir, tant sont nombreuses les incertitudes qui dominent la crise actuelle ". Mais ces incertitudes sont liées à de profonds déséquilibres qui font craindre le pire. Le nouvel ordre mondial qu'on nous avait promis n'est qu'un immense désordre. La " doctrine laissez-fairiste mondialiste " s'est effondrée sous le poids des réalités, au premier rang desquelles la diversité des situations nationales : " Une libéralisation totale des échanges et des mouvements de capitaux n'est possible, elle n'est souhaitable que dans le cadre d'ensembles régionaux groupant des pays économiquement et politiquement associés, et de développement économique et social comparable . "
Les convictions libérales de Maurice Allais ne sont pas en cause. L'économie de marché est selon lui plus que jamais nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des sociétés humaines. Simplement, son développement doit s'inscrire dans un cadre institutionnel approprié. Le vrai libéralisme est à la fois organisé et responsable : " Les profonds désordres constatés ne peuvent en aucune façon être considérés comme le résultat du fonctionnement d'une économie de marchés ; ils ont été, et ils sont généralement, les conséquences des politiques financières et monétaires mises en œuvre dans des cadres institutionnels inappropriés . " Car, pour Maurice Allais, les facteurs les plus importants sont monétaires et financiers. L'expérience des deux derniers siècles met en évidence leur rôle capital pour la bonne marche de l'économie, la stabilité de l'emploi et une distribution équitable des revenus.
Or les institutions financières et monétaires actuelles sont totalement inadaptées. Elles favorisent depuis les années 70 " un développement excessif des promesses de payer et de leur monétisation ". En d'autres termes, une expansion tous azimuts du crédit bancaire sans laquelle nous ne serions pas aujourd'hui exposés à de graves périls. Qui dit création de moyens de paiement ex nihilo, par de simples jeux d'écriture, dit en effet amplification des fluctuations conjoncturelles, instabilité potentielle du système bancaire (par suite du financement d'investissements à long terme par des prêts à court terme), endettement gigantesque et spéculations massives (" acheter sans payer et vendre sans détenir ").
Au total, c'est l'ensemble du système financier et monétaire qui est ainsi fragilisé : " L'économie mondiale tout entière repose aujourd'hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile. Jamais dans le passé une pareille accumulation de promesses de payer ne s'était constatée [...]. Toutes les difficultés rencontrées résultent de la méconnaissance d'un fait fondamental, c'est qu'aucun système décentralisé d'économie de marchés ne peut fonctionner correctement si la création incontrôlée, ex nihilo, de nouveaux moyens de paiement permet d'échapper, au moins pour un temps, aux ajustements nécessaires . "
On ne lutte en effet contre ce cancer de l'endettement qu'en injectant de nouveaux moyens de paiement, afin de permettre à leurs bénéficiaires d'honorer leurs échéances immédiates. C'est un cercle infernal. La bulle financière peut continuer à gonfler. Maurice Allais est malgré tout persuadé, comme Abraham Lincoln, qu'" on peut tromper tout le monde quelque temps ou quelques-uns tout le temps, mais qu'on ne peut tromper tout le monde tout le temps ". Il garde l'espoir que l'évidence finira par s'imposer. Et que les réformes radicales qu'il propose balaieront les " vérités établies " par les puissants lobbies monétaires et financiers.
Revenir à l'économie réelle
En quoi consistent exactement ces réformes ? La première porte bien évidemment sur le système de crédit : il s'agit de rendre impossible toute création de monnaie et de pouvoir d'achat par le système bancaire, ainsi que l'emprunt à court terme pour financer des prêts à long terme. La création monétaire serait confiée à l'État et à lui seul, et les activités bancaires telles qu'elles se pratiquent actuellement seraient redistribuées entre des banques de dépôt, des banques de prêt et des banques d'investissement. Une telle réorganisation permettrait de contrôler l'expansion de la masse monétaire, de réduire les fluctuations conjoncturelles et d'attribuer à la collectivité les gains provenant de la création de monnaie — donc d'alléger en proportion les impôts.
Deuxième volet, la réforme de l'indexation. Pour mettre fin aux variations de pouvoir d'achat de l'unité de compte, Maurice Allais propose d'indexer en valeur réelle tous les engagements sur l'avenir (prêts, emprunts, contrats de salaire à durée déterminée). Un tel système réduirait fortement l'incertitude et rétablirait le principe de l'honnêteté dans l'exécution des contrats. Il répondrait donc à une double exigence d'efficacité et d'équité.
Troisième réforme, celle des marchés boursiers. Devenus de vastes casinos sans lien direct avec l'économie réelle, ils sont organisés dans l'intérêt d'une petite minorité de professionnels. Pourtant le système économique tout entier est exposé à leurs mouvements erratiques, irrationnels, à leurs emballements psychologiques dont les effets peuvent être dévastateurs. Y mettre fin implique de supprimer un certain nombre d'innovations financières : programmes d'achats et de ventes automatisés, cotation continue des cours, etc. — en complément de l'interdiction de toute création monétaire par le système bancaire. Les besoins économiques fondamentaux ne justifient pas en effet les incroyables flux financiers qu'on enregistre chaque jour sur la planète. Et qui — c'est un signe qui ne trompe pas — dépassent de très loin le montant des flux commerciaux. Par leur volume, leur volatilité, leur vocation purement spéculative, ils déstabilisent puissamment les monnaies, les entreprises et in fine les économies. On ne voit donc pas ce qui retient les autorités publiques de les endiguer, voire d'interdire purement et simplement certains produits financiers à très haut risque : les produits dérivés et les hedge funds (fonds d'investissement hyperspéculatifs) par exemple, qui non seulement n'apportent rien à l'économie, mais peuvent à tout moment l'entraîner dans la récession.
La quatrième et dernière réforme concerne le système monétaire international. Il s'agit d'inventer un nouveau Bretton Woods : cela signifie notamment l'abandon du régime des changes flottants au profit de changes fixes mais éventuellement révisables ; un équilibre effectif des balances des paiements grâce à des parités elles-mêmes équilibrées ; l'interdiction de toute dévaluation compétitive ; la fusion au sein d'un même organisme de l'Organisation mondiale du commerce et du Fonds monétaire international ; la fin du règne du dollar comme monnaie de compte, monnaie d'échange et monnaie de réserve sur le plan international ; l'impossibilité pour les grandes banques de spéculer pour leur propre compte ; et enfin l'instauration progressive d'une monnaie commune sur le plan international.
Le hold-up monétaire U.S.
Ce n'est pas ici le lieu de répondre à toutes les objections que soulève inévitablement un tel programme. Maurice Allais s'en charge lui-même dans la dernière partie de son ouvrage. On se contentera de préciser que ces réformes radicales forment un tout cohérent, qu'on ne saurait envisager l'une d'entre elles indépendamment des autres. Ainsi de la réforme du système monétaire international. Elle ne se comprend que dans le cadre d'un système bancaire totalement rénové, interdisant toute création monétaire ex nihilo : privés de cette source de financement artificielle, les États ne pourraient plus se laisser aller à des politiques monétaires laxistes ; de même on ôterait ainsi à la spéculation massive sur les changes son carburant, et les taux de changes s'établiraient rapidement à leurs valeurs d'équilibre, stables et justes.
La justice : voilà précisément ce que vise Maurice Allais, qui affirme vouloir rétablir dans ses droits le principe de l'honnêteté en économie. " On doit proclamer qu'un droit fondamental de l'homme, c'est d'être protégé efficacement contre un fonctionnement inéquitable, sinon malhonnête, de l'économie de marchés permis actuellement, ou même favorisé, par une législation inappropriée . " Ce qui implique d'éliminer tous les revenus indus, ceux qui ne correspondent pas à des prestations ou à des services effectivement rendus.
Les " dévaluations compétitives " en font partie, de même que la situation de débiteur obligé et permanent dans laquelle les États-Unis se complaisent depuis plus de vingt-cinq ans. C'est là qu'intervient la difficulté majeure. Comment faire renoncer la première puissance de la planète à son hold-up monétaire permanent ? Maurice Allais a beau dénoncer le caractère " tout à fait inadmissible " d'un déficit annuel moyen de la balance des paiements américaine de plus de 100 milliards de dollars depuis 1985, reste tout de même à trouver les moyens d'y mettre fin. La solution ne viendra pas des Américains eux-mêmes : ils n'ont aucune raison de se priver de l'avantage que leur confère le statut international du dollar. Il leur permet tout simplement de vivre à crédit aux dépens du reste du monde. Et cela depuis que le 15 août 1971, au mépris de la morale économique la plus élémentaire, les États-Unis ont décrété la suppression de la libre convertibilité de leur monnaie.
Certes, la parité de 35 dollars l'once d'or était devenue intenable. Mais avait-on le droit de favoriser ainsi le flottement généralisé des changes, une ère de spéculations massives et le financement de l'économie américaine par le reste du monde ? La situation des États-Unis peut être comparée en effet à celle d'un particulier vivant au-dessus de ses moyens qui s'endetterait sur le dos de ses voisins, ces derniers n'ayant d'autre choix que d'être ses créanciers perpétuels. Leurs réserves de changes en dollars obligent en effet les pays-tiers à se constituer des liquidités dans cette même monnaie. Un piège inextricable.
Maurice Allais a bien vu le piège. Mais il n'indique pas concrètement les moyens d'en sortir pour pouvoir instaurer un nouveau Bretton Woods. En d'autres termes, comment " abandonner " le dollar comme monnaie de compte, d'échange et de réserve sur le plan international ? Il faudrait pour cela que les banques centrales du monde entier se défassent de leurs dollars, qui entrent pour plus de 57 % dans leurs réserves de change ... Si l'on considère les volumes en jeu, l'opération paraît difficilement réalisable.
Fatal dirigisme monétaire européen
Le salut viendra-t-il de l'euro ? Sa montée en puissance dans les échanges internationaux devrait logiquement entraîner un accroissement de son rôle de monnaie de compte et d'échange. L'euro pourrait ainsi concurrencer le dollar comme monnaie de référence. Seul cependant l'avenir dira si cet espoir a des chances réelles de se concrétiser. Car la question des réserves de change en dollars est, comme on l'a vu, assez délicate. Et surtout l'existence même d'un euro risque de compromettre le bon fonctionnement des économies de l'Union. Son coût économique sera sans doute extrêmement élevé. Au point qu'on est en droit de se demander, une fois de plus, si la création d'une monnaie unique ne tient pas à des raisons politiques plutôt qu'économiques. Et si les tensions qui se manifesteront n'aboutiront pas un jour à la dissolution de l'Union monétaire. C'est ce que pense par exemple l'économiste américain Martin Feldstein . Selon lui, l'Europe aurait mieux fait d'en rester à un marché unique doté d'un système de changes fixes avec de larges bandes de fluctuation. Au lieu de quoi la suppression de toute possibilité d'ajustement entre des économies nationales victimes de décalages conjoncturels et structurels n'aura qu'un résultat : une série de " chocs asymétriques " générateurs de crises économiques, sociales et finalement politiques. Les Européens n'ont pas pris conscience du lourd handicap que représente une monnaie unique appliquée à ce qui n'est pas une " zone monétaire optimale " (homogénéité des marchés, mobilité des travailleurs, flexibilité des prix et des salaires, transferts financiers inter-régionaux). Ils le mesureront lorsque le mal sera déclaré. À en juger par les désaccords sur le rôle et les modalités de gestion de l'euro qui se manifestent déjà sur le vieux continent, la monnaie unique sera alors en grand péril. Le dirigisme qui a inspiré la création de l'euro lui sera probablement fatal.
Si l'euro ne peut rien contre l'hégémonie du dollar, on voit mal d'où pourrait venir la solution. Sinon peut-être de l'effondrement du château de cartes lui-même . L'hypothèse est de plus en plus souvent évoquée : la bulle de Wall Street finira un jour par éclater. " Les arbres ne montent jamais jusqu'au ciel ", dit un adage boursier. L'euphorie spéculative qui règne aujourd'hui aux États-Unis a fini par faire oublier à certains les dures lois de l'économie . Nouvelles technologies ou pas, une croissance fondée sur un endettement record est vulnérable. Un chiffre résume tout : la dette extérieure américaine, nulle il y a quinze ans, frôle aujourd'hui les 2000 milliards de dollars. La prospérité à crédit des Américains touche-t-elle à son terme ? Le FMI ou l'OCDE n'écartent pas la possibilité d'une inversion de tendance, lorsque le formidable appétit de consommation des Américains — pour le moment assouvi par les plus-values boursières — se sera changé en désir d'épargne. L'économie américaine, locomotive de l'économie mondiale, entrerait alors en dépression.
Il ne s'agit pas ici de jouer les Cassandre. Il s'agit seulement de faire observer, à la lumière de la crise actuelle et des réflexions qu'elle suscite, combien les questions d'efficacité et d'éthique peuvent être liées en économie. Faire fi par exemple de l'objectivité monétaire, du lien objectif et mesurable qui doit exister entre une monnaie et ce qui fonde sa valeur, ce n'est pas seulement faire preuve de malhonnêteté vis-à-vis de ses partenaires ou de ses concurrents. C'est aussi et surtout manifester une grande imprudence : en fondant l'économie sur une incertitude et une instabilité permanentes, on lui interdit toute efficacité à long terme.
o. d.