La récente béatification par Jean Paul II du pape Pie IX a entraîné diverses réactions négatives dont celle de Jacques Julliard . Leur contenu idéologique fait obstacle à toute juste compréhension de l'histoire de l'Église au xixe siècle.
L'intransigeantisme catholique, dans lequel a grandi le catholicisme social, y est caricaturé. Ce n'est pas sans incidences sur le nécessaire renouvellement de la réflexion autour des fondements philosophiques du politique.
Le propos de Julliard relève-t-il d'une réaction à chaud, ou d'une indignation maîtrisée ? L'indignation est légitime et la polémique peut être utile. Encore faut-il que l'une et l'autre ne s'appuient pas, au risque de la superficialité, sur des omissions ou des contresens.
Illégitime défense ?
D'un historien on est en droit d'attendre un sens historique éprouvé. Celui-ci semble avoir fait cruellement défaut au rédacteur du Nouvel Observateur. On peut assurément estimer que l'attachement de Pie IX à sa souveraineté temporelle fut " obstiné " et stigmatiser son " opposition à l'unité italienne ". Mais le jugement risque d'être faussé si l'on ne prend soin de relier cette obstination du pape à son légitime souci de sauvegarder l'exercice spirituel de sa charge face à des États autrement puissants que les États pontificaux, et qui lui manifestaient leur hostilité. La prise en compte de l'exil à Gaète auquel doit se résoudre Pie IX après l'assassinat de son ministre Rossi, est également requise non moins que la proclamation, en février 1849, de la République romaine et l'engagement de Napoléon III auprès de l'Italie, par la convention du 15 septembre 1864, à retirer des États pontificaux les troupes françaises, laissant du même coup le champ libre à une invasion italienne. De ce point de vue, il serait trop facile — et historiquement dépourvu de sens — de mettre en balance, sans référence au contexte réel, le rayonnement international que confèrent aujourd'hui au magistère pontifical les attributs temporels symboliques du chef de l'État du Vatican et le rayonnement international que Pie IX croyait légitimement préserver en résistant au dépeçage des États pontificaux...
Stigmatiser en outre chez ce pape un antijudaïsme largement répandu dans l'Église et la société de l'époque peut se justifier. Mais il y a quelque mauvaise foi à évoquer au passage " l'enlèvement du jeune Mortara " pour suggérer, d'une manière inutilement provocatrice, que béatifier Pie IX pourrait équivaloir à célébrer les vertus d'" un antisémite au paradis ". Entre l'antijudaïsme chrétien et l'antisémitisme il n'est pas de consécution nécessaire. Mortara, devenu prêtre, ne devait pas être convaincu qu'il y en eût une dans le cas présent, puisqu'il fut l'un des premiers à souhaiter la béatification de Pie IX au lendemain de sa disparition.
Lucidité prophétique
La question de savoir si Jean Paul II, " le pape des droits de l'homme ", " parasite " son " message " en béatifiant le pape du Syllabus est dépourvue de sens en l'absence de toute réflexion sur ce que recouvre objectivement la condamnation par Pie IX, dans l'encyclique Quanta cura, de la liberté de conscience et de culte : un rationalisme et un indifférentisme religieux rejetant toute adhésion à une vérité qui ne procéderait pas de la seule raison mais se réclamerait d'une autorité spirituelle transparente à la révélation de Dieu. De même, le plus élémentaire souci de clarté intellectuelle voudrait que l'enseignement de Jean Paul II sur les droits de l'homme ne fût mis en regard des condamnations du Syllabus qu'une fois prise en considération sa véritable dimension philosophique : " Aujourd'hui encore vaut ce principe : les droits de Dieu et les droits de l'homme sont respectés ensemble ou ils sont violés ensemble . "
Comment pourrait-on se satisfaire de la caricature qui fait de Pie IX le symbole d'un " obscurantisme politique " et d'une " bêtise contre-révolutionnaire " qui auraient caractérisé l'Église du xixe siècle ? Cette période, dans l'Église de France, fut autrement contrastée. J. Julliard prise peu " l'encouragement aux formes piétistes de la dévotion ". Pourtant, remarque Gérard Cholvy, " il semble que la religion populaire ait paru confortée dans un sens plus orthodoxe, sous la pesée du clergé ultramontain ". En tout cas, rejeter avec le Syllabus l'idée que " l'État, étant l'origine et la source de tous les droits, jouit d'un droit qu'aucune limite ne circonscrit " (prop. 39), témoigne d'une lucidité prophétique enviable pour des obscurantistes ! Faudrait-il voir néanmoins " un feu d'artifice de stupidité " là où le même document affirme que le pape ne doit pas " se réconcilier et composer avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne " (prop. 80) ? La volonté de brouiller les pistes, par abstraction du contexte historique et doctrinal, est évidente. " Le pape n'avait pas à se réconcilier avec ce qui était positif dans le progrès, le libéralisme et la civilisation modernes. Il ne pouvait que refuser ce qui était contraire à la foi et aux droits de l'Église . "
Naissance du catholicisme social
On est stupéfait de lire enfin, sous une plume généralement mieux informée, que le Syllabus condamnerait un " rationalisme " que saint Thomas aurait " superbement réconcilié avec la foi ". De fait, l'Aquinate n'a exalté la raison qu'en la soustrayant à toute tentation rationaliste et en l'ouvrant aux confortations de la foi. Il n'a jamais tenu les positions, récusées par le Syllabus (prop. 1 à 14), du rationalisme " absolu " ou même " modéré "... Vatican I ne fut pas seulement, comme le présente Julliard, " le concile de l'infaillibilité pontificale ", il invita aussi l'intelligence, en fidélité au Docteur angélique, à regarder au-delà du fidéisme comme du rationalisme . Quant à trouver dans le Syllabus quelque rejet que ce soit de la " démocratie " ou du " christianisme social ", on s'y efforcerait en vain . La doctrine sociale de l'Église semble même prendre forme dans l'encyclique Quanta cura. Il n'est pas purement anecdotique de le relever, c'est le futur pape Léon XIII — à qui l'on devra en 1891 la première encyclique sociale Rerum novarum — qui avait eu le premier l'idée d'un catalogue des " erreurs modernes " alors qu'il n'était encore que l'évêque de Pérouse. Plus généralement, il n'est pas indifférent de souligner que c'est dans le creuset de l'intransigeantisme contre-révolutionnaire que le courant du " catholicisme social " a pu prendre consistance.
Deux remarques pour conclure. Le pontificat de Pie IX ne saurait être évalué indépendamment du contexte historique (pour comprendre, par exemple, comment l'État confessionnel était alors pour l'Église le modèle théorique unique). Néanmoins, l'enseignement du Syllabus — si l'on consent à en apprécier le fond plus que la forme — dépasse les conditions de son élaboration. Il s'inscrit dans la continuité objective d'un développement magistériel dont la négation systématique relève d'une tentative idéologique pour le moins discutable.
Libéralisme et libéralisme
Ma deuxième remarque se rapporte aux assises de la philosophie politique. Le libéralisme s'est traduit institutionnellement dans une forme tempérée de démocratie sur laquelle semble s'être établi un large et heureux consensus. Celui-ci ne saurait cependant occulter la nécessaire réflexion sur " les fondements philosophiques du libéralisme ". D'une part, cette réflexion ne peut se satisfaire d'une vision réductrice du courant contre-révolutionnaire dont la profondeur métaphysique résiste à l'image obscurantiste. Il alimenta un intransigeantisme catholique dont la fécondité est encore perceptible à qui ne se focalise pas sur des fossilisations intégristes. Son héritage contribue, alors que la crise moderniste n'est pas encore résolue, à l'indispensable discernement philosophique d'aspirations contemporaines largement antinomiques. D'autre part, d'incompressibles différences demeurent entre certains aspects philosophiques du libéralisme politique et l'anthropologie inhérente à la sagesse chrétienne. Pensons par exemple à la question, plus actuelle que jamais, du lien consubstantiel de la liberté et de la vérité, ou à celle du concept de loi naturelle. Pensé par le rationalisme moderne selon une " raison géométrisante " (Maritain), ce concept est ardemment défendu, au contraire, par l'Église catholique dans la dimension sacrée de sa radicalité métaphysique et de sa rationalité théologique pour une intelligence sûre des droits de l'homme individuels, civiques ou sociaux.
Ainsi une confrontation exigeante — bien informée de l'apport du catholicisme intégral et social et de ce que voulut le catholicisme libéral — des assises intellectuelles du libéralisme politique avec les données centrales de la philosophie politique chrétienne pourrait être féconde pour la réhabilitation espérée du politique. En dépendance de " la modification chrétienne " (selon une expression chère à Boutang), il y a là un champ d'étude ouvert à la philosophie politique pour un bénéfice assurément plus large que la seule rationalité chrétienne. Une fois les passions retombées et les conformismes bien-pensants éconduits, ce pourrait être un des fruits de culture de la béatification du " pape du Syllabus ".
y. fl.