DANS UN ENTRETIEN donné au journal Le Monde quelques semaines avant sa mort, le philosophe français Derrida s'interrogeait sur l'avenir du mariage. Et mettait les pieds dans le plat :

 

Si j'étais législateur, je proposerais tout simplement la disparition du mot et du concept de " mariage " dans un Code civil et laïque.

Le " mariage ", valeur religieuse, sacrale, hétérosexuelle — avec vœu de procréation, de fidélité éternelle, etc. — c'est une concession de l'État laïque à l'Église chrétienne — en particulier dans son monogamisme qui n'est ni juif, ni, cela on le sait bien, musulman. En supprimant le mot et le concept de " mariage ", cette équivoque ou cette hypocrisie religieuse et sacrale, qui n'a aucune place dans une constitution laïque, on les remplacerait par une " union civile " contractuelle, une sorte de PaCS généralisé, amélioré, raffiné, souple et ajusté entre les partenaires de sexe ou de nombre non imposés.

Quant à ceux qui veulent, au sens strict, se lier par le " mariage " — pour lequel mon respect est d'ailleurs intact —, ils pourraient le faire devant l'autorité religieuse de leur choix — [...]. Certains pourraient s'unir selon un mode ou l'autre, certains sur les deux modes, d'autres ne s'unir ni selon la loi laïque ni selon la loi religieuse. Fin de la parenthèse conjugale. C'est une utopie, mais je prends date .

 

Le mariage civil, entre mariage gay et mariage sacramentel

 

En liminaire, il faut rappeler que Jacques Derrida est signataire du Manifeste pour l'égalité des droits (mars 2004), texte dans lequel est posée la revendication homosexuelle au mariage et à l'adoption. Finissant par un appel aux maires pour qu'ils célèbrent des mariages entre personnes de même sexe, ce texte est directement à l'origine du geste de désobéissance civile de Noël Mamère à Bègles en juin 2004. Or n'est-il pas paradoxal qu'un signataire d'un appel à l'ouverture du mariage civil aux homosexuels milite finalement pour sa suppression ?

On ne peut pas considérer ce propos de Derrida comme étant partagé par tous ceux qui portent une telle revendication ; néanmoins elle révèle assez bien la fine pointe de ce qui est en jeu. En effet, quels sont les éléments et donc les protagonistes en présence dans le texte de Derrida, et finalement dans ce débat social et politique ? On peut d'emblée en identifier trois : le mariage civil, mesuré par la laïcité républicaine ; le mariage religieux, en l'occurrence sacramentel, si l'on considère qu'historiquement et socialement c'est bien de la religion catholique dont il s'agit, et enfin la cause homosexuelle elle-même.

La position de Derrida consiste à renvoyer le mariage civil au mariage religieux. " C'est une concession de l'État laïque à l'Église chrétienne. " Ainsi d'après lui, la revendication homosexuelle serait l'occasion de rappeler à quel point la laïcité telle qu'elle s'est développée historiquement a été un compromis avec les forces sociales et les mœurs catholiques. Dès lors, il s'agirait de déployer le principe de laïcité dans toute sa logique, ce qui impliquerait de désacraliser le mariage, c'est-à-dire de le transformer en un simple contrat ouvert à tous les individus ayant des droits égaux.

Face à une telle thèse, plusieurs positions sont possibles. Examinons les deux principales : 1/ soit on prétend qu'une telle thèse instrumentalise la laïcité pour imposer une revendication identitaire, subversive pour le corps social ; cette thèse serait une interprétation idéologique de la laïcité, conçue pour soumettre la société à des doléances particulières ; 2/ soit, au contraire, on considère que la revendication homosexuelle a été rendue possible par ces mêmes valeurs laïques et que, finalement, la laïcité ne fait que se révéler à travers l'expression du droit d'une communauté au sein de la collectivité.

Dès lors, de deux choses l'une : a/ ou bien, comme Derrida, on assume la revendication, à des degrés divers, de l'aménagement, progressif ou partiel, à la rupture radicale ; b/ ou bien on rejette la revendication, saisissant l'occasion de reposer la question du fondement de l'ordre politique. C'est vers cette dernière position que nous voudrions nous orienter.

En effet, que révèle la formidable pénétration de la cause gay dans notre société sur la Modernité politique, sinon l'extrême fragilité du principe égalitaire dans ses dimensions anthropologique et morale ? Car finalement, l'ouverture du mariage civil aux personnes de même sexe pourrait déstabiliser bien plus cette même laïcité, ou en tout cas les critiques " républicaines " qui s'étaient déjà déclarées contre le PaCS. Ainsi, l'un des invités surprise du débat pourrait bien être l'Église catholique, l'institution contre laquelle le mariage civil a été inventé. Pour le dire autrement, l'auto-suppression " programmée " du mariage civil et laïque ne met-elle pas en pleine lumière la profondeur anthropologique, morale mais aussi politique de l'Évangile sur le corps sexué et sur le mariage ?

 

(Dé)sacralisation de la sexualité et du mariage

 

Revenons sur l'argumentation de Derrida. On peut la formuler dans le syllogisme suivant :

 

Aucune croyance religieuse ne peut être le fondement d'une législation laïque.

Or une conception sacrée de la sexualité et du mariage repose sur une croyance religieuse.

Donc une conception sacrée de la sexualité et du mariage ne peut fonder une législation laïque.

 

Tout ce propos présuppose un sens bien particulier du mot sacré. Examinons-le. Étymologiquement, le sacré est ce qui est séparé, mis à part ; ce que je n'ai pas sous la main, contrairement au profane. Profaner, c'est réduire le sacré au manipulable. Dès lors, peut-on identifier le sacré au seul champ religieux ? Certes, le religieux implique du sacré mais le sacré est plus large que le religieux. Dire que le mariage et la sexualité humaine relèvent du sacré, c'est dire qu'ils renvoient à un ordre qui précède la liberté individuelle et sociale. Cet ordre, par conséquent universel (au-delà du particulier), n'annule pas la liberté mais lui donne un sens, l'oriente, la finalise. La liberté se réalise alors dans la correspondance avec une inclination commune inscrite dans l'homme et reconnue par sa conscience.

Renvoyer comme le fait Derrida, le mariage et la sexualité humaine dans le sacré pour mieux les disqualifier au nom de la neutralité laïque, c'est présupposer que le mariage n'est qu'une simple convention sociale et politique et que la sexualité n'est qu'une construction conceptuelle dont on peut faire l'histoire .

 

Une telle conception laisse le champ libre aux seules approches historique et sociologique, elles-mêmes comprises comme l'étude de rapports de force. Cela veut dire que tout est politique et que donc rien ne précède ni ne fonde la vie sociale. Tout est soumis au champ de la délibération démocratique ou appelé à en devenir l'objet. Si quelque chose lui est soustrait, on peut soupçonner que c'est arbitrairement et au profit d'un intérêt de domination, bref que l'on est face à une manœuvre idéologique. Selon cette critique d'origine marxienne et nietzschéenne, ce qui est soustrait à la discussion est, en fait, le résultat d'une sacralisation. Le soi-disant sacré n'est que l'effet d'une construction subreptice qu'il faut dénoncer. Seule la désacralisation révélera que le " sacré " n'est qu'une chimère. Seule la déconstruction révélera que tout est construit.

 

La neutralité au service de la promotion de l'indifférencié

 

Cette critique est-elle cohérente ?

Chassez le sacré par la porte, il se réintroduit, déguisé, par la fenêtre. En effet, ce qui prend la place du sacré évacué dans la " sphère privée " , de l'indiscutable, du non-négociable, c'est ce postulat : la souveraineté absolue de la liberté et de l'égalité des individus affranchis de leurs différences (mises en quelque sorte entre parenthèses) ; différence religieuse, mais aussi morale et sexuelle. Ici, la liberté et l'égalité ne s'appliquent qu'à des individus indifférenciés. On voit comment la laïcité, vue comme neutralité, conduit logiquement à la promotion du neutre (ni... ni), c'est-à-dire à l'indifférenciation anthropologique et morale.

 

La force rhétorique d'un tel dispositif n'est pas à démontrer. On en mesure l'effet fulgurant depuis le débat sur le PaCS à la loi instituant la Halde . Nommer sacrée une conception de la sexualité et du mariage, c'est, dans un pays laïque, l'invalider comme incompétente. L'artifice rhétorique est d'autant plus facilement atteint que cette conception sacrée est défendue par les grandes religions. Peu importe pour Derrida si, par exemple, les Romains et les Grecs n'ont pas attendu le christianisme pour reconnaître le mariage comme institution, fondement de la famille et de la cité car un tel raccourci historique sonne juste pour la plupart de nos contemporains. Pour le sens commun en effet, défendre le mariage " traditionnel ", c'est peu ou prou assumer le legs (largement religieux) de l'histoire européenne. C'est soutenir que " le mariage, c'est un homme et une femme " et que " la famille, c'est un père, une mère et leurs enfants ". Dès lors, le soupçon d'homophobie jetée sur lui et sa culpabilisation intensive le rebaptisent en " sens particulier, communautariste, fondamentaliste " etc. Le reste de sens commun peut bien invoquer " l'ordre symbolique " ou, pire encore, " la nature ", à l'aune d'un discours qui a su s'annexer la laïcité, tout cela n'apparaît que comme la confirmation de la posture idéologique du " mariage traditionnel ".

Telle est la force du dispositif nietzschéen : si vous ne dîtes rien, vous semblez consentir à la pertinence du soupçon qui vous est adressé ; mais si vous vous défendez, vous montrez que votre thèse est bien prise dans un rapport de force et ne s'impose qu'arbitrairement. Les promoteurs de la cause gay peuvent alors ironiser : " Si le mariage et la sexualité humaine relèvent à ce point d'un ordre naturel, pourquoi s'évertuer à les défendre ainsi, comme s'ils allaient s'effondrer à ne plus être soutenus à bout de bras par des armées de manifestants et des pétitions récurrentes qui dénoncent la décadence finale de la civilisation ? "

Face à une telle attitude, posons-nous les questions suivantes. Comment exister sans s'opposer ? Comment être lucide et critique sans alimenter pour autant a contrario la revendication ? Bref, comment échapper à la dialectique ?

 

Le mariage civil, instrument de l'idéologie napoléonienne ?

 

Ceux qui critiquent la revendication homosexuelle au mariage et à l'adoption doivent-ils continuer à le faire au nom de la défense du mariage civil ? Cette question n'est pas d'abord tactique. Elle engage une réflexion de fond sur la nature du mariage civil. Ceux qui sont sur cette ligne considèrent, à juste titre, que le mariage est une institution naturelle, fondement de la famille et par là, de la vie sociale et politique.

Formulons une hypothèse historique dont les effets anthropologiques et politiques ne sont pas minces pour aujourd'hui.

Le mariage civil tel qu'il est pensé dans le Code de 1804 n'est-il pas idéologique ? Au premier abord, une telle hypothèse semble cautionner la critique homosexuelle. Au contraire, il nous apparaît de plus en plus qu'elle permet d'en limiter la portée. Décomposons la question. Le Code civil n'instrumentalise-t-il pas " la nature " au service de l'imposition d'un ordre social et politique ? Autrement dit, serait nommé " ordre naturel " le patriarcat, pierre angulaire de l'ordre napoléonien, afin de rendre celui-ci d'autant plus légitime et intouchable . Bonaparte perçoit l'aspiration du peuple français à l'ordre, notamment foncier, et son angoisse devant l'anarchie révolutionnaire. Or un des facteurs saillants de cette anarchie paraît être la réforme du mariage de 1792, inspirée du strict contractualisme, fondé lui-même sur la liberté et l'égalité des individus. La société française ne va-t-elle pas au chaos si le lien familial ne repose plus que sur le seul consentement d'individus livrés à leurs passions ? C'est bien pour éviter une telle débâcle que dès Thermidor, s'exprime une volonté politique de remise en ordre de la famille. C'est celle-ci qu'effectue Bonaparte à l'aide des principaux protagonistes antérieurs, Cambacérès en tête.

Quelle est alors la préoccupation majeure de Bonaparte ? Fonder un ordre politique nouveau mais stable. Mais comment accomplir la Révolution ? C'est-à-dire, comment construire un ordre sans que cet ordre apparaisse comme fragile parce qu'arbitraire et neuf ? Comment construire ce qui doit paraître comme immédiatement ancien, immuable, intouchable afin de terminer la Révolution ?

Ces questions sont celles-là mêmes que se posait Rousseau dans ce chapitre central du Contrat social, intitulé " Du législateur " . Rousseau trouvait la solution à cette quadrature du cercle en fondant le contractualisme sur l'illusion religieuse. Autrement dit, le législateur ne peut réussir à créer un peuple en lui donnant des lois fondamentales qu'en faisant croire qu'il les a reçues des dieux. Le constructivisme politique ne semble fonctionner que s'il se présente comme l'expression d'un ordre (sur)naturel. Le construit ne peut être efficace que s'il est reçu... comme un donné ! C'est ce que Bonaparte va s'empresser de mettre en pratique en faisant reposer son ordre social et politique sur le Code civil et le Concordat. Ces deux œuvres fondamentales qui assoient définitivement la modernité politique en France sont quasi simultanées et ont toutes deux Portalis comme artisan. Que celui-ci ait été sincère dans sa volonté de gommer juridiquement toute solution de continuité avec l'ordre antérieur ne fait que renforcer l'hypothèse. La cause principale (Bonaparte) ne pouvait obtenir son effet qu'avec une cause instrumentale (Portalis) compétente et crédible dans sa mission.

On peut ainsi soutenir que Bonaparte réussit à contenir les effets délétères des droits de l'individu en imposant des limites aux principes révolutionnaires. Mais pour que ces limites soient crédibles, il faut qu'elles apparaissent comme étant déjà présentes. Tel est le rôle joué par la nature dans la famille et par la religion dans la société, les deux se renforçant mutuellement. On voit le signe d'un tel compromis paradoxal dans l'expression bien connue du mariage comme contrat , mais le plus saint des contrats. Ou bien, dans le fait que Napoléon ait décidé de se couronner... en présence du pape !

Ce compromis a tenu longtemps, bien après la chute de Napoléon, car il correspondait en grande partie à l'état social et moral du peuple français. Témoin le propos de Jules Ferry au Sénat en 1882 qui définit la morale laïque comme étant " la bonne vieille morale de nos pères ". C'est la IIIe République naissante qui s'efforce de concurrencer l'Église sur le terrain des mœurs, donc de la famille et de l'école. Dans cette lutte pour le pouvoir spirituel, l'État laïque pris dans une rivalité mimétique avec l'Église formule une conception du mariage et de la famille dont les effets sociaux et moraux semblent encore relativement proches de ceux revendiqués par la doctrine et la pratique catholiques. Dès lors, on a pu croire durablement que sur ces sujets fondamentaux l'Église et l'État laïque étaient presque d'accord ; au moins dans l'expression juridique de cet ordre humain.

Selon cette optique, la revendication gay s'inscrit en rupture avec le compromis. Au contraire, notre hypothèse est que la revendication gay est l'ultime étape de ce familialisme laïque. Pendant un siècle et demi, celui-ci a pu utiliser la référence à la nature ou s'accorder avec ses conséquences, mais il contenait dès son origine le germe du fruit qui vient aujourd'hui à maturité : le constructivisme. Derrida, le professionnel de la déconstruction, aurait alors avec acuité repéré sa proie dans le mariage civil mais pour des raisons inverses à celles que nous percevons, et pour cause. En renvoyant le mariage civil au mariage religieux, il ne reconnaît aucun ordre naturel antérieur au politique. Le religieux relève du surnaturel et donc ne peut être normatif pour la vie sociale. Si le mariage civil est une concession (située historiquement) à un ordre surnaturel, il n'est qu'un compromis bancal qui n'a plus lieu d'être.

Or si la forme actuelle du mariage civil tend à n'être plus qu'une coquille vide, sa suppression n'aurait-elle pas le mérite de clarifier une dimension importante des mœurs : l'usage des mots ? La suppression du mariage civil permettrait également de manifester qu'un ordre politique constructiviste finit par considérer que tout dans le monde humain est construit, et qu'aucune norme ne peut être reçue comme une donnée antérieure à la liberté. Ainsi continuer à dire que le mariage civil dans sa forme actuelle (a fortiori lorsqu'il unira des personnes de même sexe) est une institution au fondement de la vie sociale, n'est-ce pas faire preuve de paresse ou d'aveuglement ?

 

Le mariage gay, stade ultime du familialisme

 

Reste une question : pourquoi la revendication homosexuelle est-elle de plus en plus audible, pourquoi apparaît-elle comme toujours plus évidente à nos contemporains ? Parce qu'elle épouse et par là radicalise des tendances déjà agissantes dans le corps social : la lutte contre le racisme et le sexisme, le progressisme, sans aucun doute. Mais un autre élément, déjà évoqué ci-dessus, nous semble exercer une causalité dispositive très forte : la transformation du familialisme d'État .

Si on considère que celui-ci s'est formulé juridiquement avec le Code civil et qu'il a acquis sa morale autonome avec la IIIe République, il est devenu un dispositif à la fois administratif et scientifique surtout à partir des années trente et définitivement après la Seconde Guerre mondiale. Or c'est ce dispositif qui s'est progressivement adapté à l'évolution des mœurs depuis le début des années soixante ; mais l'a ainsi encouragée. Dans la logique d'un État-providence, la politique familiale, de nationaliste et nataliste qu'elle pouvait être, devient sociale, redistributive. Elle contribue entre autres à garantir la santé et le développement des individus.

L'accroissement du niveau de vie, l'expansion de la mentalité contraceptive, rendent de moins en moins crédible la justification naturaliste de l'ordre conjugal et familial sous-tendant le Code civil. Sous la " nature ", on trouve les libertés individuelles consentantes. Ainsi les politiques " familiales " deviennent l'aménagement juridique, administratif de la révolution sexuelle et de ses fruits. Entre 1965 et 1975, c'est une grande partie du Code civil qui est réécrite dans cette volonté de suivre les changements de la société civile. Pourquoi dès lors, s'arrêter en si bon chemin ? Au nom de quoi interdire à deux individus de se marier ou d'adopter des enfants ? Un tel refus apparaît de plus aux citoyens contemporains comme arbitraire. D'autant plus que la revendication homosexuelle s'exprime dans le langage même du familialisme : droit de l'enfant, stabilité des unions, égalité des contractants, etc.

 

Repli identitaire et réactif ?

 

Certes, soutenir que le mariage gay représente l'accomplissement du familialisme et qu'il entraîne l'auto-dissolution du mariage civil — justifiant la reconnaissance publique du mariage religieux, et par conséquent son autonomie — suscite des objections. Nous aimerions finir en répondant à quelques-unes d'entre elles afin de préciser notre pensée.

La plus massive consisterait à suspecter un repli fidéiste, une position " julienne ", c'est-à-dire anti-démocratique et surtout anti-politique . Le père Jean-Miguel Garrigues op, après Adam Michnik, considère qu'une telle position " se pose[rait] en ultime recours social contre un pouvoir politique qu'elle dénonce comme intrinsèquement pervers ". Cette attitude relèverait d'une politique du pire qui, comme chacun sait, est réputée la pire des politiques. En outre, ne s'agirait-il pas d'une réaction de dépit alimentée par une conception nostalgique d'un ordre social rêvé comme étant mesuré par la vérité chrétienne ? Nous serions alors dans " un jeu de miroir, dans une fascination réciproque " avec ceux-là même que nous combattons, les partisans de la revendication homosexuelle. Notre accord factuel avec Derrida sur la suppression du mariage civil en serait le signe le plus évident.

Tout d'abord, notons que repérer une utilisation idéologique de la nature dans le Code Napoléon, loin de disqualifier l'ordre naturel au seul profit d'un ordre surnaturel rejoint par une conviction religieuse, oblige à travailler à nouveaux frais la question. Il s'agit, en effet, de dénoncer la réduction fixiste de la nature. Chez Aristote, la nature est bien principe de mouvement ; elle se comprend en termes de potentialité, de réalisation d'une inclination, et non comme un programme pré-déterminé où la liberté humaine ne ferait que de la figuration.

Il est assez impressionnant de considérer qu'au moment même où l'Occident s'enfonçait dans la révolution sexuelle, Karol Wojtyla approfondissait de manière significative la compréhension du corps sexué et de la relation conjugale dans Amour et Responsabilité. Cette perspective philosophique sur l'expérience de la sexualité et de l'amour humain n'a pas perdu une ride. Wojtyla fait là une lecture de l'ordre naturel mais d'une nature qui s'exprime dans l'épaisseur du désir humain et du corps sexué. Il anticipe les conclusions d'Humanæ Vitæ mais en leur donnant les fondements anthropologiques requis. Élu pape, il ne cessera de reprendre ce questionnement à partir de l'expérience humaine adéquatement lue à travers le texte biblique. Tout cela pour souligner que la critique du mariage civil que nous avons formulée n'est en rien un refus d'un questionnement humain sur le mariage, et encore moins un abandon philosophique motivé par un repli sur la seule conviction religieuse. Plus que jamais, il demande un travail de la raison sur le corps, la sexualité, l'amour, le mariage. Mais un authentique travail de la raison présuppose que le réel devant lequel elle se trouve a une intelligibilité et que l'ordre du sens n'est pas entièrement construit par l'homme. Il n'en reste pas moins que l'objection d'une promotion de la politique du pire demeure.

 

Des moyens de reconnaître une nature non idéologique

 

Quelle est l'adéquate traduction pratique d'un tel questionnement sur la sexualité, le mariage et la famille? Ne faut-il pas envers et contre tout, c'est-à-dire aussi contre lui-même, défendre le mariage civil ? Ne faut-il pas envers et contre tout défendre la pratique laïque contre sa justification idéologique ? Cette pratique n'est-elle pas l'expression incorrecte de la nature politique de l'être humain ? Bref, ne faut-il pas continuer à voir sous la modernité politique et morale résolument anti-naturelle, la nature humaine qui s'y exprime implicitement ? Autrement dit, ne faisons-nous pas trop cas de la lecture idéologique et réductrice que la modernité fait d'elle même ?

Ces questions demanderaient un long développement ; tentons de donner une réponse concise mais équilibrée. Il est évident que si l'on admet que l'homme a une nature humaine, que celle-ci demeure malgré son actualisation plus ou moins déviée dans une culture, une éducation, une vie sociale, il est tout à fait paradoxal de penser qu'elle a soudainement disparu du réel au moment où elle disparaissait des discours sur le réel ! Il n'en demeure pas moins que puisque cet ordre naturel n'est pas un déterminisme, mais une série d'inclinations vers des finalités qui sollicitent plus ou moins une mise en œuvre volontaire pour s'actualiser, on ne peut alors négliger le conditionnement social, éducatif.

Prenons un exemple. La lutte contre l'homophobie à l'école va-t-elle engendrer plus d'individus se déclarant homosexuel à l'âge adulte ? Si l'on répond oui, les promoteurs de la cause gay vont ironiser sur ce soi-disant ordre naturel, nommé par eux " hétérosexisme ", qui ne survit que par d'incessants conditionnements sociaux et familiaux afin de produire des individus sexuellement corrects. Dès lors, ces mêmes promoteurs disposent d'un boulevard devant eux puisqu'ils font croire qu'ils ne font pas du prosélytisme mais juste de la prévention de l'homophobie. Mais si l'on considère, comme nous le disions à l'instant, que l'ordre naturel tel que nous l'entendons n'est pas un déterminisme mais une inclination comportant une relative indétermination, alors le conditionnement devient une disposition, c'est-à-dire oriente la découverte personnelle que chaque personne va faire de son corps sexué et, de là, sa reprise dans des actes plus ou moins adéquats à sa finalité. Il y a là une complexité réelle entre nature, personne et liberté qui implique d'être intégrée, éduquée. Comment alors penser que l'influence sociale ne modifiera en rien la perception et donc en partie l'expérience psychologique et morale que l'individu fera de lui-même? Ce serait faire preuve non seulement de naïveté pratique, mais aussi d'aveuglement sur ce qu'est la nature humaine et sa fragilité relative.

Si donc on considère que le conditionnement social n'est pas anodin, on ne peut pas non plus indéfiniment et surtout automatiquement penser que les institutions, bien qu'imparfaites, contribuent par le simple fait qu'elles sont des institutions au bien véritable de l'être humain. Se pose certes la question d'estimer en prudence ce qu'il en est, mais on ne peut rejeter a priori une telle possibilité comme irresponsable. Relativement au mariage civil, on peut raisonnablement se demander si le mariage sacramentel ne va pas être amené à assumer tout seul cette vérité de l'ordre naturel qui va du corps sexué à la famille en passant par le mariage monogame, indissoluble, bref adéquat à la dignité des époux .

Est-ce à dire que l'on voue aux gémonies toute autre forme de contrat entre individus ? Certes non, mais il nous semble que la suppression du mariage civil ne ferait qu'entériner une auto-suppression de fait. Cette clarification conceptuelle et nominale pourrait participer à une prise de conscience plus large et non négligeable de ce que la Modernité politique sape de manière de plus en plus radicale ses propres racines anthropologiques et morales. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire, le XXe siècle est là pour nous le rappeler. Mais les moyens techniques et scientifiques actuels et futurs donnent une arrogance, que l'angoisse diffuse qu'ils provoquent simultanément ne recouvre pas toujours.

On peut objecter à tout ceci que dans l'état actuel de la législation le Code civil fait du mariage un contrat à part, notamment en le reconnaissant sans terme (malgré le divorce, qui aujourd'hui ne relève pas du droit commun des résolutions contractuelles). Mais le droit contemporain tend de plus en plus à se percevoir comme une des formes de normativité sociale . Il demeure certes cause, mais aussi bien souvent effet de normes d'une autre nature avec lesquelles il entre en interaction. Il ne possède plus la " transcendance " que le légalisme souverain lui attribuait, ni dès lors la valeur éducative que lui prêtait le républicanisme d'inspiration rousseauiste. Bref, l'État contemporain semble fatigué de jouer ce rôle de substitut de la nature et de l'Église qu'il a joué depuis plusieurs siècles, ce rôle constituant à fabriquer des limites qui pour être efficaces devaient revêtir le manteau d'un ordre intouchable.

Dans cette perspective, l'auto-dissolution du mariage civil rejetterait-il le droit naturel dans la sphère privée ? Non, car cette suppression serait en fait un des signes d'une redéfinition profonde et complète des rapports entre la sphère publique et la sphère privée qui aurait pour conséquence de réintroduire une visibilité sociale aux différentes communautés de croyances et de pratiques. Sans sous-estimer les risques de relativisme contenu dans un tel pluralisme (mais serait-il plus fort qu'aujourd'hui ?), exigence serait faite à ces diverses communautés d'assumer et de faire vivre cet ordre humain. La communauté catholique (c'est-à-dire universelle) serait-elle nécessairement disqualifiée dans cette promotion d'un bien humain véritablement humain ? Au contraire, on peut la penser comme la plus apte à relever ce défi.

 

Un " moment " historique

 

Sommes-nous désespérés ? Non pas. Rappelons-nous le célèbre final de Après la vertu de MacIntyre :

 

Nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communauté où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n'est pas perdu. Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent pas aux frontières ; ils nous gouvernent déjà depuis quelques temps. C'est notre inconscience de ce fait qui explique en partie notre situation. Nous n'attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît .

 

Loin de prendre ces quelques mots comme un appel à un repli identitaire, un appel à constituer une secte de gens purs et à distance d'un monde pourri, nous la percevons comme la formulation d'un moment historique.

Si l'on considère que les crises de la démocratie contemporaine ne sont pas accidentelles mais qu'elles en révèlent une contradiction originelle et constitutive, située dans sa version moderne ; si l'on considère, par ailleurs, qu'un tel constat ne conduit pas à un retour improbable et nostalgique d'un ordre pré-moderne faisant peu de cas de la dimension historique de l'être humain ; force est alors de conclure que c'est seulement la prise en charge lucide et consciente des ressorts anthropologiques et moraux d'une réelle autonomie qui permettra aux hommes d'aujourd'hui et de demain de se gouverner ensemble. Comme nous le rappelle l'enseignement récent du Magistère, il ne s'agit pas seulement et avant tout de sauver la démocratie libérale contre elle-même, mais de continuer à faire vivre ce qui rend possible un ordre humain et politique digne de ce nom.

Peut-être qu'un électrochoc ne serait pas nécessairement imprudent pour contribuer à cette prise de conscience du moment historique où nous nous trouvons. Et peut-être qu'une perpétuelle acclimatation aux institutions et au langage contemporains émousserait-elle la conscience elle-même...

 

TH. C.