MEME SI L'ON ETAIT EN DROIT DE S'ATTENDRE à de nombreuses manifestations de malhonnêteté de la part de Londres et de Washington, celles-ci ont été particulièrement impudentes durant les huit derniers mois de campagne politique contre l'Irak.
Les documents qui prétendaient que l'Irak avait tenté d'acheter du matériel pour son armement nucléaire s'avèrent avoir été des faux, tandis que le fameux " dossier " du gouvernement britannique s'est révélé être un " copié-collé ", les fautes d'orthographe en prime, titré d'une thèse de doctorat publiée sur l'Internet. Le sommet de la tromperie, cependant, fut atteint quand Londres et Washington affirmèrent que leur décision de rompre le processus des Nations unies et de déclencher la guerre sans résolution du Conseil de sécurité, était, en fait, justifié par les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies !
Les véritables buts de guerre
Lord Goldsmith, l'expert juridique officiel du gouvernement britannique prit l'inhabituelle décision de publier son conseil juridique au gouvernement. Il prétend dans celui-ci que la Résolution 681, qui imposait les termes du cessez-le-feu en 1991, n'était pas respectée parce que l'Irak n'avait pas désarmé. Le recours à la guerre, selon lui, découlait d'une résolution précédente (678), qui autorisait l'usage de " tous les moyens nécessaires " pour libérer le Koweït et pour " restaurer la paix internationale et la sécurité ". Parce que l'Irak ne s'était pas conformé à l'accord de cessez-le-feu, l'autorisation originale était donc toujours valide. La malhonnêteté de ce raisonnement tordu est stupéfiante : non seulement, la plus récente résolution des Nations unies, la 1441, conclut que " le Conseil de sécurité est déterminé à rester saisi du sujet " — c'est-à-dire que c'est au Conseil, et non à l'un ou l'autre de ses membres, de décider s'il y avait ou non conformité —, mais l'affirmation selon laquelle un acte de guerre est une opération " pour restaurer la paix " est un chef d'œuvre de sophisme dont le Parti intérieur du 1984 d'Orwell aurait été fier.
Cette extraordinaire gymnastique juridique ayant été rendue publique, son fondement a été détruit au soir du 17 mars lorsque le président Bush lança un ultimatum à Saddam Hussein lui laissant le choix entre l'exil et la guerre. Dans sa propre allocution (pré-enregistrée) du 21 mars, le Premier ministre britannique a confirmé que le véritable but de guerre n'était pas le désarmement, mais le changement de régime, lorsqu'il déclara : " Ce soir, les troupes britanniques sont engagées en l'air, sur terre et sur mer. Leur mission : chasser Saddam Hussein du pouvoir ! " Cela va sans dire, aucune résolution du Conseil de sécurité des Nations unies n'avait jamais appelé à une destitution du raïs irakien ! De plus, le lancement d'un ultimatum est un acte de guerre bien établi et juridiquement reconnaissable ; il revenait, entre autres, à la IIIe convention de la Haye (1907), où il est stipulé, à l'article 1, qu'un ultimatum est requis par les lois de la guerre avant le début des hostilités. Le seul problème est que cette règle est supplantée par la charte des Nations unies. La Charte, qui crée essentiellement un mécanisme de résolution des conflits, nécessite en effet que tout conflit entre États soit traité par le Conseil de sécurité, sauf en cas d'autodéfense. Donc l'illégalité de la présente guerre, et son incompatibilité avec la charte de l'ONU, a été nettement soulignée lorsque le président Bush délivra son ultimatum, car l'ultimatum illustrait, de façon formelle, que le but de la guerre n'était pas le désarmement de l'Irak, un but dont le gouvernement britannique prétendait que les résolutions du Conseil de sécurité avaient justifié, mais le changement de son régime politique.
Droit international, non supranational
Il y a cependant une considérable incompréhension, spécialement à gauche, du statut du droit international. Les gens parlent comme si les Nations unies étaient une sorte de gouvernement mondial, avec une autorité supérieure à celle des États membres. Ceci est faux. C'est précisément un des attributs reconnus d'un État souverain que d'appartenir à l'ONU. La Charte, d'ailleurs, fut rédigée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après qu'un autre empire, l'empire allemand, ait aussi décidé que la souveraineté nationale était un concept dépassé. Les nazis justifièrent leurs propres actes d'agression contre leurs voisins au nom d'une théorie du droit international, laquelle dévaluait la notion de souveraineté , et arrogeait aux États plus puissants le droit d'en intégrer d'autres dans leur sphère d'influence. Cette vision des relations internationales fut exposée dans de nombreux travaux théoriques par d'influents juristes, dont les nazis reprirent les grandes lignes. Ce fut précisément de manière à institutionnaliser une théorie " anti-fasciste " des relations internationales que la charte des Nations unies fut adoptée. Des auteurs virent justement que les guerres d'agression étaient les plus flagrants exemples de violation de la souveraineté nationale, et, au contraire, que la souveraineté nationale était le premier obstacle juridique contre de telles guerres. Ils en firent le socle de l'ensemble de la Charte.
En faisant cela, ils agissaient en parallèle avec la jurisprudence qui était en train d'évoluer à Nuremberg. En effet, il y a une adéquation juridique explicite entre la charte de Nuremberg et celle de l'ONU, esquissée dans la Déclaration du 11 novembre 1946. Contrairement à une inexacte interprétation générale, les procès de Nuremberg ne poursuivirent pas les nazis pour leurs atteintes aux droits de l'homme, ils n'appliquèrent pas un droit supranational, mais international. Les nazis furent jugés pour crimes de guerre, c'est-à-dire pour des actes commis durant un conflit entre États, et pour avoir déclenché la guerre les premiers. Les violations de droits de l'homme qui furent l'objet d'une inculpation à Nuremberg ne l'étaient que dans la mesure où l'accusation affirmait qu'ils faisaient partie intégrante de l'entreprise criminelle de planification et d'exécution d'une guerre d'agression. Aucun acte antérieur au 1er septembre 1939, date de l'invasion de la Pologne, ne fut poursuivi pénalement. C'est un point essentiel à saisir, car attaquer un autre pays est clairement le moyen le plus grossier de violer sa souveraineté. Tout comme la charte des Nations unies, la charte de Nuremberg est un texte " souverainiste ".
Les nouvelles lois de la guerre
Le délit d'agression est inclus dans les statuts de la Cour pénale internationale (CPI), créée en juillet 2002, et dont les premiers juges viennent de prêter serment. Bien que ce soit le fruit d'un traité, dont la légitimité dérive par conséquent uniquement des États qui l'ont signé, la CPI révolutionne le droit international en le rendant sujet d'une cour criminelle. Tandis que toutes les injonctions émises par le Conseil de sécurité de l'ONU sont adressées aux États, les poursuites pénales menées par la CPI s'appliquent aux individus, qui seront sous le coup de leur responsabilité pénale en fonction de leurs actes. L'organisation juridique de la CPI correspondra donc au droit de l'Union européenne, qui se distingue ainsi de celui des autres traités précisément en ce qu'il s'applique à des individus et non à des États. En ce sens, le droit de l'Union européenne, comme celui de la CPI, pénétrera directement les dispositifs juridiques nationaux avec une application immédiate sur les personnes. En d'autres termes, bien qu'il s'agisse d'un traité d'organisation comme celui des Nations unies, la CPI ressemblera à celle de l'Union européenne de par son caractère supranational.
Pour cette raison, il est hautement symbolique que le statut de Rome (Rome Statute qui pose les fondements de la CPI) déclare spécifiquement que le délit d'agression ne sera plus poursuivi jusqu'à ce que l'on se soit entendu sur sa définition. Puisque la communauté internationale n'a pas été capable d'aboutir à une définition en dépit de cinquante années de tentatives — la première tentative de création d'une cour pénale internationale date de 1948, mais échouera en 1953 puisque personne ne pouvait précisément s'accorder sur une définition de la " guerre d'agression " — il y a peu de chances que la CPI puisse un jour délibérer sur cette matière. La conséquence de la création de la CPI est par conséquent de criminaliser les lois de la guerre, mais aussi de " dé-criminaliser " ce que Nuremberg considérait être la source et l'origine de tout crime de guerre : déclencher un conflit le premier. Pour énoncer cela juridiquement, la CPI, en refusant de dire ce qui constitue un crime d'agression, abolit dans les faits toutes restrictions au jus ad bellum, le droit de faire la guerre, et au lieu de cela se concentre sur le jus in bello, le droit qui s'applique une fois les hostilités commencées.
La pleine expression de cette situation juridique asymétrique nous a été donnée lorsque le secrétaire à la Défense américain, Donald Rumsfeld, menaça les soldats irakiens de poursuite pour " crimes de guerre " s'ils exécutaient certains ordres. Selon Rumsfeld, ce n'est pas un crime de guerre de déclencher une guerre en premier, comme l'ont indéniablement fait les États-Unis et le Royaume-Uni ! En outre, il convient de rappeler que les États-Unis ont refusé de ratifier le traité instaurant la CPI justement pour éviter que leurs soldats finissent un jour par être poursuivis pénalement par une cour de justice étrangère. Les États-Unis refusent aussi de reconnaître les détenus de Guantanamo comme prisonniers de guerre selon les termes de la IIIe convention de Genève (12 août 1949), préférant les qualifier de " combattants illégaux ", alors même que les articles 4 (1) et 4 (3) définissent comme prisonniers de guerre les " membres des forces armées ayant part à un conflit, de même que les membres des milices ou de corps de volontaires composant de telles forces armées " et les " membres de forces armées régulières qui professent allégeance à un gouvernement ou une autorité non reconnus par la puissance qui les détient prisonniers ". La charte se focalise, donc, uniquement sur le jus in bello, cette loi qui s'applique une fois les hostilités commencées. Ce droit est stipulé dans les nombreuses conventions signées sous l'égide de la Croix-Rouge.
Technologie et moralité
Il mérite d'être noté, en passant, qu'une des toutes premières conventions régissant le droit des conflits, l'acte final de la conférence internationale de la paix de La Haye (18 mai 1899), interdisait l'usage du gaz, des balles " dum-dum " (explosives) ainsi que les bombardements aériens. Tandis que les deux premières de la liste ont fait leur chemin durant le siècle — dans le cas des balles " dum-dum ", la rédaction du statut de Rome de 1998 est recopiée strictement de l'acte final de La Haye — l'interdiction des bombardements aériens a été abandonnée. En effet, aux yeux de nos modernes lâcheurs de bombes humanitaires, le bombardement aérien est passé de l'abomination à l'instrument de la plus haute moralité. Durant la guerre du Kosovo, le général Wesley Clark déclare que le président Milosevic devait avoir ressenti qu'il " combattait Dieu " pendant que les bombes de l'OTAN pleuvaient sur lui, tandis que l'historien militaire, et correspondant du Daily Telegraph, Sir John Keegan, écrivait que " la technologie et la moralité internationale march[ai]ent à présent d'un même pas ".
Bien que les cours martiales nationales aient toujours été en mesure de poursuivre leurs propres soldats pour inconduite au combat, on n'a jamais vu un tribunal international (présumé impartial) poursuivre pénalement des crimes selon les lois de la guerre. En conséquence, nous devrons attendre de savoir quelles sont les armes et les pratiques militaires que la CPI déclarera illégales. Il y a peu de raisons de s'enthousiasmer de l'arrivée d'une nouvelle ère de moralité internationale, même lorsque la CPI commencera à prononcer des décisions judiciaires.
Une part de mon objection globale à cet univers du droit humanitaire international et supra-national réside dans le fait qu'il détache la loi de la structure de l'État, et particulièrement du maintien de l'ordre, d'une façon absurde. Cette séparation a deux conséquences : les dispositions juridiques qui vont à l'encontre des États les plus puissants, ceux-là mêmes qui peuvent rendre exécutoires ces dispositions, ne sont pas prises en compte, alors que celles qui vont dans leur intérêt sont immédiatement appliquées, selon le principe de deux poids, deux mesures.
Par conséquent, on peut se demander s'il est même possible d'avoir une discussion sur le jus in bello qui serait une discussion de type légal dans le vrai sens du terme. On peut énoncer ce que l'on veut sur les pratiques de la guerre moderne, mais si le droit n'est pas appliqué, il est difficile de voir en quoi c'est du droit. On peut argumenter sur le fait qu'une prohibition générale des armes non discriminantes pourrait s'appliquer à presque toutes les bombes lancées par voie aérienne, même si elles sont guidées avec précision, leur souffle détruisant bien au-delà de leur cible. Mais en l'absence d'un État mondial (en soi une perspective effrayante, d'autant plus que Donald Rumsfeld fait tout pour la réaliser), il n'est simplement pas possible de débattre de ces questions légalement. En revanche, elles devraient être débattues sur le plan moral.
Rome face à l'empire
Sur les questions morales, quelle meilleure autorité à consulter que le Pape ? La condamnation de la guerre en Irak a été d'une virulence rarement entendue. Jean Paul II a prononcé sa première condamnation de l'imminente décision anglo-américaine d'entrer en guerre, le 16 mars 2003 sur la place Saint-Pierre de Rome : " Les leaders politiques en poste à Bagdad ont l'urgent devoir de collaborer pleinement avec la communauté internationale afin d'éliminer tout motif à une intervention militaire. Mais je veux rappeler aussi aux États membres des Nations unies, et en particulier à ceux du Conseil de sécurité, que l'usage de la force représente le dernier recours, après que toutes les autres solutions pacifiques ont été épuisées, selon les principes de la charte de l'ONU elle-même. " Il déclare donc qu'il était encore temps pour la négociation — ce fût la position-même adoptée par la France, la Russie, la Chine et plusieurs autres membres non permanents du Conseil.
George W. Bush ne tînt pas compte de ce message en lançant son ultimatum du lundi soir ; le Pape donna alors instruction à son chargé de presse de délivrer sèchement la déclaration suivante : " Quiconque décide que tous les moyens de règlement de la paix ont été épuisés assument une grave responsabilité devant Dieu, sa conscience et l'histoire. " Et comme si ce n'était pas suffisant, un autre officiel du Vatican émit une extraordinaire déclaration de condamnation. S'exprimant sur Radio Vatican, le 18 mars, l'archevêque R.R. Martino, président du Conseil pontifical Justice et Paix, dit que " la guerre est un crime contre la paix qui crie vengeance devant Dieu. " Cette dernière expression a un sens théologique précis, et ce n'est pas une hyperbole dont un prélat userait à la légère. Il continua : " Ne réponds pas à un enfant qui demande du pain par une pierre. Ils sont prêts à répondre avec des milliers de bombes à un peuple qui réclame du pain depuis 12 ans. "
Peut-être la remarque la plus digne d'attention est-elle venue du cardinal Roberto Tucci, un confident du souverain pontife qui a organisé la plupart de ses voyages ces dernières années. L'attaque américaine, déclare-t-il, est " une défaite pour la raison et pour l'Évangile. La guerre va au-delà de toute légalité et de toute légitimité internationale ". Washington, poursuivait-il, est une " démocratie impériale " ayant fait d'elle-même " l'arbitre auto-proclamé de toute chose ". Ensuite, le cardinal lança cette constatation accablante : " Lorsque tout sera connu, nous serons capables de voir que cette guerre a été décidée par avance, avant même que ne soit connu le résultat des inspections de l'ONU. C'est grave. " Bien entendu, le cardinal fait référence au fait que la guerre n'a jamais été en lien avec l'inspection des armements, mais a tout à voir avec la destitution de Saddam Hussein. Mais ici encore, sa remarque a une signification morale précise. Car un des critères d'une juste guerre est qu'elle soit menée avec une " droite intention ".
Bien que nous ne puissions savoir si les intentions de l'administration américaine sont [étaient] droites, les termes de l'alternative sont clairs. Si l'intention est réellement de rendre le monde plus sûr, raison que le cardinal semble explicitement écarter, alors une des conditions est remplie pour une guerre juste. Si à l'inverse, l'intention réelle est de sécuriser le monopole américain sur l'approvisionnement énergétique du monde, et de rendre le Moyen-Orient sans danger pour Israël en chassant du pouvoir le dernier dirigeant arabe officiellement antisioniste, alors il s'agit certainement d'une guerre injuste. Sur ceci, vous vous pouvez vous faire votre opinion...
J. L.
© Traduction Jean-David Malnati pour Liberté politique.