LA LAICITE SE PENSE aujourd'hui comme la liberté moderne. Elle se veut comme une exception dans l'histoire de l'humanité. Cela implique chez elle la conscience de sa haute valeur mais aussi la conscience de sa vulnérabilité : ce n'est pas si facile d'être une exception ! Dieu sait si aujourd'hui la liberté des Modernes se sent menacée, par toutes sortes d'ennemis potentiels ou déclarés.
Tout d'abord les " sectes ", qui se multiplient au moment même où l'on se croyait émancipé totalement de la religion (Xavier Walter). Cette dernière assènerait encore ses oukases depuis Rome ; mais qui a lu la Note doctrinale sur l'engagement des chrétiens en politique ou bien la Note sur la légitimation des unions homosexuelles publiés cet été par la Congrégation pour la doctrine de la foi ? Contrairement à l'époque du Syllabus (Roland Hureaux), l'Église catholique ne représente plus un danger réel pour la Modernité, son " exculturation " étant devenue quasi parfaite. Seul Rome ne s'en rendrait pas compte. Certes, relayée par quelques pays encore fortement " inculturés " tels l'Espagne, l'Italie ou la Pologne, le Saint-Siège tente d'obtenir l'inscription de l'héritage chrétien dans le socle des valeurs communes identifiant la communauté européenne dans le préambule de son futur traité fondateur (Joël-Benoît d'Onorio), mais cette bataille symbolique est l'arbre qui cache la forêt, la forêt de la laïcisation, de la sécularisation, de la sortie de la religion, forêt vaillamment défendue par le royaume de Belgique et la République française sur le front de la VIe Conférence intergouvernementale.
Bref, devenue pleinement autonome et laïque, la société " moderne " découvre en elle des résidus d'aliénation, les intégrismes, dont les " sectes " constituent l'ultime expression. Celles-ci fleurissent au sein d'un plus large mouvement " de dérégulation du croire " où se dessine un grand marché émergeant des croyances, des pratiques et des identités. Est-ce la rançon de la mort des idéologies et des religions établies ? Les sectes crispent encore les esprits lorsqu'elles alimentent la rubrique des faits divers, parfois de manière sordide, mais il ne faut pas sous-estimer leur intégration dans le grand marché de la liberté moderne, forme actuelle de la laïcité républicaine : le pluralisme de droit.
La liberté sans l'homme
Ce pluralisme est pris comme un principe (relativiste) indépassable du monde humain, mais aussi comme un pluralisme que seules des règles juridiques peuvent animer puisque son langage commun est celui des droits de l'homme. La liberté moderne se pense comme ayant pour mission de représenter et de faire coexister cette multitude d'identités en devenir . On comprend que l'Église pour laquelle la nature de l'homme est universelle et immuable quant à son contenu (d'où le caractère stable de ses principes moraux) soit pour le moins exculturée. La liberté moderne est celle des hommes qui ont cessé de s'interroger sur ce qu'est l'homme pour faire reconnaître que toutes leurs pratiques singulières sont dignes de respect parce qu'humaines. Le coût à payer ? L'indétermination des sociétés actuelles à penser le type humain qui est à leur fondement. Un tel dispositif engendre une paralysie relative de la liberté proprement politique, au sens où celle-ci consiste pour un peuple à se gouverner soi-même, ce qui requiert une certaine réflexivité, une maîtrise de soi et une volonté d'agir en fonction d'objectifs que l'on pense bons pour soi. C'est ainsi que, prisonnière de son relativisme, la société moderne se dépêtre à l'aveuglette dans le sempiternel débat sur l'école, sur son organisation, ses finalités, sur la manière de régler la question du voile islamique, etc. Ce n'est pas d'abord par une commission, voire une loi d'interdiction que la société française pourra affronter la difficile question du statut de l'islam en son sein (Pierre-Patrick Kaltenbach). On voit comment l'invocation des principes laïques sert de substitut et d'opium pour éviter de se poser la réelle question de l'identité culturelle, historique et politique du peuple français.
Comment fonctionne donc la démocratie pluraliste et laïque? Celle-ci a perfectionné les instruments de reconnaissance des identités particulières et a mis au point des procédures juridiques de discussion permettant à celles-ci de " vivre-ensemble ". C'est ce modèle procédural qui est utilisé dans et par la construction européenne, quintessence de la liberté moderne. Qu'est-ce que l'Europe ? L'ensemble des procédures qui ont pour but de construire la discussion qu'est l'Europe. Mais qu'est-ce que la liberté politique réelle ? Le gouvernement de soi d'un peuple en vue de ce qu'il estime être son bien propre. Or pour cela, il faut qu'un peuple soit un peuple, c'est-à-dire que ses membres partagent une certaine communauté de principes et de sentiments. Le refus de la référence chrétienne dans le préambule du futur traité européen et la possible porte ouverte à la Turquie laissent bien entendre que l'Europe procédurale ne sachant pas vraiment qui elle est, ne sait pas non plus ce qu'elle veut comme son propre bien.
La démocratie contre elle-même
La liberté moderne récuse le réel anthropologique et politique parce que le réel a la tête dure et qu'il implique par lui-même des limites à découvrir et à prendre en compte (Dom Philippe Jobert). Elle se réfugie alors la plupart du temps dans le discours, mais dans un discours qui, bien que victorieux et omniprésent, est de plus en plus fragile car sa substance est de moins en moins commune. Pour qu'elle le soit, il faudrait accepter de définir, de délimiter, de différencier, bref d'exclure et d'inclure ! Tout cela implique la reconnaissance d'une hiérarchie, d'un bien et d'un mal, d'un juste et d'un injuste, d'une vision de l'homme, des hommes et de leur propre pays.
Le commun à l'homme se conquiert dans la recherche de ce qui lui est propre (en différence avec l'animal) ; de même le commun à un pays se découvre lorsqu'il saisit également ce qui lui est propre (son histoire, sa géographie, ses traditions, sa culture, etc.). Ce n'est qu'à ce prix que le droit règle l'exercice d'une liberté orientée vers ce qu'elle juge être son bien. La liberté moderne refusant par principe cette orientation anthropologique et politique milite pour que le règne du droit arrive, mais cette militance implique des ennemis à combattre et une conception de l'homme à promouvoir ; bref, la liberté moderne et laïque ne peut se passer de ce qu'elle aimerait oublier ! Alors menacée ? Surtout par elle-même.
TH. C.