LIBERTE POLITIQUE n° 40, printemps 2008.

Par Jean-Marie Fèvre. Trois idées forces se dégagent de l'encyclique Laborem exercens : la distinction du travail au sens objectif et subjectif ; le travail comme responsabilité et interdépendance et la notion d' employeur indirect ; le travail comme participation à l'œuvre du Créateur.

L'ENCYCLIQUE Laborem exercens est-elle encore d'actualité ? Faisons un retour en arrière. Printemps 1981 : l'Union Soviétique s'enlise dans une pacification ruineuse en Afghanistan. La course aux armements entre les deux superpuissances bat son plein. Ronald Reagan devient président des États-Unis. Les médias ne le prennent pas vraiment au sérieux. Le micro-ordinateur va être inventé pendant l'été. Le téléphone portable n'existe pas. La Grèce devient le dixième membre de ce qu'on appelle encore la Communauté européenne.
Les séduisantes promesses d'un socialisme étatique idéalisé font beaucoup rêver en France. Des nationalisations doivent amener la prospérité. Une relance keynésienne par la consommation doit stimuler l'économie. On va travailler moins et gagner plus. On va augmenter les effectifs de la fonction publique. La monnaie française est sacrifiée à ce programme délirant. Les importations de produits finis détériorent gravement les comptes. Le chancelier Schmidt montre sa désapprobation, mais il est fragilisé par la gauche de son propre parti, tandis que ses alliés libéraux ne veulent plus continuer dans une direction économique qu'ils réprouvent.
Au Royaume-Uni, les gens se réjouissent pour le Prince de Galles qui va épouser comme dans un conte de fées Lady Di, événement médiatique majeur symbolisant la beauté de l'amour, le bonheur futur de la famille régnante et du peuple britannique.
Pourtant, le syndicat Solidarnosc, fondé l'été dernier à Gdansk, agace de plus en plus Brejnev car il déstabilise le bloc socialiste qui devrait pourtant, d'après le sens de l'Histoire, convertir le monde. Des services spéciaux amis font alors agir le 13 mai 1981 contre l'ennemi terrible qui inspire tant ces trublions polonais et renforce les tenants de la IIIe corbeille des accords d'Helsinki (Charte 77 en Tchécoslovaquie, campagne des droits de l'homme de Brzezinski).
Jean-Paul II voulait publier sa première encyclique sociale précisément à la mi-mai 1981, soit quatre-vingt-dix ans après Rerum Novarum. Échappant de peu à la mort, il ne peut faire paraître l'encyclique Laborem exercens qu'en septembre 1981. Il choisit toutefois la date du 14 car c'est la fête de la Croix Glorieuse. Et maintenant ?

Printemps 2007 : la libération de 1989 a transformé le monde. Il n'y a plus d'URSS ni de bloc socialiste. La devise de la Chine communiste, c'est Enrichissez-vous ! L'UE compte 27 membres dont l'Allemagne réunifiée. L'euro y regroupe 12 pays. Mais un spectre hante le monde : le terrorisme. Les États-Unis s'enlisent en Irak et l'OTAN en Afghanistan.
La mondialisation est un fait. Le micro-ordinateur, le téléphone portable et Internet ont révolutionné l'économie. Les monopoles d'État tombent les uns après les autres. On privatise partout (même en France !). Mais où sont les rêves d'antan ? Il faut, par exemple, se persuader de devoir travailler plus et plus longtemps pour gagner moins après retenues. Combien d'experts, d'intellectuels et de décideurs ont vu leurs théories, leurs certitudes définitives et leurs repères se transformer en chimères ?
Alors Laborem exercens ne peut-elle plus être actuelle tant le monde socio-économique a changé ? Bien au contraire, pour un économiste ce document garde une valeur pérenne comme notre propos va le montrer en rappelant la genèse de cette encyclique et en illustrant trois de ses idées forces : 1/ Le travail au sens objectif et subjectif. 2/ Travail, responsabilité et interdépendance : la notion d' employeur indirect . 3/ Le travail comme participation à l'œuvre du Créateur.
Menez donc maintenant cette œuvre à bien, et qu'ainsi l'exécution selon vos moyens réponde chez vous à l'empressement de la bonne volonté (2 Cor 8, 11).

La genèse d'une encyclique : le cas de Laborem exercens

De par la tradition de l'Église catholique au cours des siècles, la personnalité du pape qui l'écrit revêt une importance capitale. Certes, l'Église possède diverses instances et on parle de collégialité – notamment à la suite du concile Vatican II tenu de 1962 à 1965 – mais c'est le successeur de Pierre qui tranche en dernier ressort. C'est pourquoi il est particulièrement pertinent de considérer dans le cadre de l'évolution des idées dominantes, du temps, de l'Église et de l'humanité au sens large, certaines caractéristiques de la vie et de la personne du pape.
Karol Wojtyla, fils d'un ancien militaire de carrière de l'armée austro-hongroise, perd sa mère fort jeune et veut très tôt devenir prêtre. Victime de l'attaque et de l'occupation de son pays, il doit travailler comme simple ouvrier aux usines Solvay en banlieue de Cracovie tout en étudiant clandestinement. Il se découvre une passion pour le théâtre comme acteur et comme auteur.
Devenu prêtre, il passe un certain temps en Belgique et en France dans la pastorale destinée aux mineurs polonais. Il est longtemps aumônier des étudiants puis professeur d'université avant de devenir très jeune évêque puis archevêque de Cracovie, cardinal et est finalement élu pape en octobre 1978. C'est le premier pape non italien depuis 1522 et il est polonais. Il a vécu deux terribles systèmes totalitaires du XXe siècle : le nazisme et le communisme. Il leur a résisté victorieusement.
Il est aussi vraiment polyglotte et a beaucoup voyagé. Dès son élection, il est très actif et sait bien communiquer. Le futur Jean-Paul II a rédigé sa thèse d'État en 1951 sur Max Scheler. Peu d'autres penseurs ont plus marqué la pensée catholique en Allemagne dans les années 1920 en contribuant à la sortir de son isolement après la Première Guerre Mondiale et à en faire un facteur efficace de la vie intellectuelle allemande, comme l'a fait Max Scheler, malgré ses problèmes ultérieurs.
La phénoménologie marque profondément Karol Wojtyla. On en retrouve fortement la marque dans l'encyclique Laborem exercens . Jean-Paul II connaît bien la société avec son économisme et son matérialisme ambiants. Il a lutté avec succès contre un athéisme dominateur en parvenant par exemple à faire construire une église dans la ville nouvelle de Nowa Huta, planifiée sans édifice religieux.
Il a la sagesse de s'entourer de conseillers dans les domaines qu'il sait ne pas assez maîtriser. Pour les questions socio-économiques, il poursuit et intensifie les relations avec le B.I.T. à Genève où très significativement il se rendra d'ailleurs en visite en juin 1982. Contrairement à l'immense majorité des analystes et décideurs politiques occidentaux, Karol Wojtyla a compris le potentiel vraiment subversif de la IIIe corbeille d'Helsinki. Brejnev pense avoir remporté une bataille décisive avec l'Acte final d'Helsinki en 1975 et assuré la dominance de l'URSS tout en accordant aux Occidentaux la IIIe corbeille sur les droits de l'homme et autres rêveries comme satisfaction accessoire et négligeable.
Il est pourtant frappant de voir la Charte 77 éclore en Tchécoslovaquie, Karol Wojtyla devenir pape en 1978 et James E. Carter, président des États-Unis en 1980. Son conseiller Brzezinski lance une politique de soutien aux droits de l'homme qui va se révéler l'arme idéologique la plus efficace contre le bloc soviétique. Ceux qui sourient ne peuvent pas réaliser combien un véritable faisceau va se constituer entre la soif de libertés, l'échec logistique patent (approvisionnement, production, distribution) touchant les populations, la ruineuse course aux armements, l'enlisement en Afghanistan et la catastrophe de Tchernobyl avec ses retombées . Il faut toutefois noter que certains en URSS et dans les régimes de l'étranger proche tirent le signal d'alarme dès la visite de Jean-Paul II en Pologne en 1979 : cet homme est dangereux. Le 13 mai 1981, c'est l'attentat.
Dans de nombreux pays, après les miracles économiques des Trente Glorieuses et les folles années soixante, les deux crises pétrolières (automne 1973, puis révolution iranienne fin 1979) remettent l'État-providence en question. Un important chômage touche les pays riches tandis que les plus pauvres ne décollent pas vraiment.
Jean-Paul II note que certains sont si possédés par l'idée d'avoir, qu'ils ne peuvent même plus être, tandis que d'autres n'ont pas assez pour pouvoir être dignement . Il publie donc sa première encyclique sociale. Elle concerne l'être humain au travail. Dans Laborem exercens :

1/ L'être humain est le véritable sujet du travail : Le premier fondement de la valeur du travail est l'homme lui-même, son sujet [...]. Le travail est avant tout pour l'homme et non l'homme pour le travail .
2/ Le travail est considéré comme :
• prioritaire sur le capital,
• voie vers un mûrissement personnel,
• valeur fondamentale de la famille,
• élément de la Culture nationale et humaine,
• vecteur d'une dimension spirituelle.
3/ Le but est de dépasser les conceptions matérialistes, sociologiques et économiques par un personnalisme chrétien.


Le travail au sens objectif et subjectif

Pour commencer, une histoire. Je rencontre trois caristes sur un grand chantier. Je leur demande ce qu'ils font. Le premier me répond : Vous le voyez bien, je transporte des blocs de béton armé. Le second : Je dois payer les traites pour la maison et la voiture. Le troisième : Je participe à la construction du Viaduc de Millau ! Objectivement, les trois caristes font le même travail. Mais le troisième le fera mieux, car il le ressent subjectivement de manière positive : il aime son travail.
Dans ses paragraphes 5 et 6, Laborem exercens évoque bien le sens objectif et le sens subjectif du travail : L'être humain est sujet du travail. La personne est la mesure de la dignité du travail. La prise de conscience par l'être humain au travail du sens de son action est essentielle. Même un travail rude, rébarbatif, répétitif doit être assumé comme épanouissant, car utile, nécessaire à la collectivité.
La personne qui va au-delà de l'aspect technique, objectif, se dépasse elle-même. Le troisième cariste de notre histoire illustre ce fait. Pensons aussi à un autre travail ingrat, celui de standardiste dans un centre d'appel. Dans le cas d'une personne aveugle, ce travail revêt une qualité subjective particulière, car cette personne est fière de créer de la valeur, de rendre un service et de ne pas seulement devoir accepter une aide , ce vilain mot que trop de gens et hélas trop de jeunes ont à la bouche en France.
Pour les humbles tâches quotidiennes indispensables, l'approche personnelle est déterminante pour la qualité du travail et pour le sentiment de satisfaction. Dans l'entreprise, dans l'administration tout comme dans le ménage, toutes les tâches comptent : l'interdépendance augmente avec la complexification du travail. Une fonction hiérarchique plus élevée exige de montrer le respect et l'appréciation au sens subjectif du personnel d'exécution.
Donner des objectifs à atteindre est nécessaire. Mais le facteur humain est déterminant : une personne au travail a besoin de se sentir appuyée et non écrasée par les contraintes et des supérieurs-mouettes . Nous savons en effet que les mouettes sont des oiseaux qui ont la particularité d'apparaître tout à coup, de faire beaucoup de bruit, de vous lâcher des fientes sur la figure, puis de disparaître tout aussi rapidement.
À tous les niveaux hiérarchiques, le manque de marques d'estime ou des sanctions uniquement négatives usent et minent les gens, réduisent la productivité, plombent les résultats et la sentence du marché suit. Lire et relire Laborem exercens pour bien saisir l'importance du travail au sens objectif et subjectif est tout aussi instructif aujourd'hui qu'en 1981.

Travail, responsabilité et interdépendance : l'employeur indirect

Généralement, on ne parle d'employeur que dans le cadre d'une personne qui n'est pas à son compte. Si elle est salariée, il va y avoir un contrat individuel ou formalisé définissant les obligations réciproques : l'un fournit sa force de travail, tandis que l'autre paie un salaire. L'employeur a une responsabilité directe quant au caractère éthiquement juste de la relation de travail. Jean-Paul II introduit au paragraphe 17 de l'encyclique Laborem exercens, une notion nouvelle, celle d'employeur indirect. Il est constitué des éléments suivants :

• rappel des principes du système socio-économique ambiant,
• l'État (organisation générale, législation sociale...),
• tous les éléments influençant l'économie (syndicats patronaux et ouvriers, groupes de pression...),
• relations entre les État (échange de biens et de services ; interdépendance – pas d'autarcie, mais danger de dépendances, par exemple, avec les multinationales et entre les pays industrialisés et les pays en voie de développement (PVD). Conséquence, par exemple : l'employeur direct en PVD devra déterminer une rémunération inférieure aux aspirations légitimes de ses employés).

Ce concept d'employeur indirect est nouveau et interpelle car 1/ le concept d'employeur indirect est applicable à toute société ; 2/ il est applicable à tous les éléments influençant en général la vie économique et en particulier à l'État ; 3/ le respect des droits objectifs de chaque employé est l'élément-clé dans tout l'ordre moral social ; 4/ il faut une politique du travail juste du point de vue éthique, c'est-à-dire en accord avec le point 3 ; 5/ il y a ainsi réduction de la marge de manœuvre de l'employé et de l'employeur, mais la responsabilité de l'employeur direct reste directe.
Ce concept est actuel et peut être utile dans le cadre socio-économique en tant que critère d'analyse, de réflexion et d'action. Pensons par exemple aux défis mondiaux majeurs (réchauffement, pollution, énergie, terrorisme) ; aux défis de la mondialisation (flux de populations, développement mais délocalisations, conditions de travail, pénurie et gaspillage, exigences effrénées de consommation au moindre coût, pandémies SIDA [comportement], grippe aviaire...) ; au système de protection sociale hérité de Bismarck et pratiquement plus finançable de cette manière aujourd'hui : émiettement du marché du travail, pression sur les salaires, défi démographique dans les pays développés (chute de la natalité, allongement de l'espérance de vie, médicalisation coûteuse — surtout des personnes très âgées...).
Ce concept d'employeur indirect est exempt de toute référence religieuse. Quiconque découvre cette définition remarque qu'elle peut avoir pour critère de référence la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948. Le chrétien, pour sa part, ne peut que se réjouir de voir ici une notion au service du bien commun. Jean-Paul II développe ainsi un outil essentiellement chrétien mais utilisable pour tout l'homme et pour tous les hommes : son message est universel.
Mais naturellement, Laborem exercens est un document qui mène vers une spiritualité du travail conçu comme participation à l'œuvre du Créateur.


LE TRAVAIL COMME PARTICIPATION À L'ŒUVRE DU CREATEUR

Dans la mesure où l'économie doit être l'art de gérer judicieusement des ressources limitées afin de satisfaire les besoins humains, tout démarre et aboutit à la Création. L'être humain au travail participe donc à l'œuvre du Créateur. Les mécanismes de marché constituent à cet égard un outil indispensable. Mais une démarche économiquement sage ne doit pas confondre fins et moyens (exemple : l'argent), ni meurtrir la Création (le barrage des trois Gorges sur le Fleuve bleu sera-t-il un deuxième Assouan ?) ou les créatures (sort des masses affamées ou victimes de politiques forcées de développement et/ou de limitation des naissances).
L'Ancien Testament montre la voie. Il est d'ailleurs significatif que la tradition judaïque insiste fort sur la valeur du travail envers la Création. Je crois ne pas m'égarer trop loin dans le domaine de la théologie, en disant qu'il est révélateur que précisément Saint Paul, en profond connaisseur de la Loi et des Prophètes, insiste de manière si claire et si déterminée sur la nécessité et la valeur du travail. Le Nouveau Testament accomplit ici aussi l'Écriture.
La notion chrétienne de participatio peut utilement se transposer dans le domaine économique en général et dans celui du travail en particulier. La personne active pour une humble tâche d'exécution participe à l'œuvre commune que le dirigeant avisé, libre et donc responsable mène dans la communauté de travail qu'est l'entreprise dont le but est de produire des biens et des services de qualité dont la valeur finale soit supérieure à la somme de ses composants.
Le travail de tous doit d'abord créer de la valeur ajoutée avant de pouvoir la répartir ensuite par la pratique de la justice distributive et commutative au service du Bien Commun.
Ainsi, le regard de l'économiste rejoint mutatis mutandis celui du croyant. L'être humain au travail participe à une œuvre commune : optimiser l'allocation des ressources en vue d'assurer un bien-être durable. Il faut donc éviter le gaspillage de ce que la Création met à sa disposition : les ressources naturelles et les autres êtres humains avec leurs talents, leurs attentes et surtout leur dignité.

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En dépit de l'adage des esprits soi-disant forts : Sileant theologi in munere alieno , le message social chrétien de Laborem exercens est donc bien actuel. Le connaître, le vivre et le transmettre : voilà un programme utile pour analyser, juger puis agir au mieux là où nous sommes et avec les moyens que nous avons, afin d'être le sel de la terre.

Soyez des gens qui accomplissent la Parole
et ne se bornent pas à l'écouter ;
ce serait là vous illusionner vous-mêmes (Jc, I, 22).

J.-M. F.*

*Maître de Conférences en Sciences de Gestion à l'Université de Metz. Texte de la communication au colloque Humaniser le travail dans une société libre , Paris 10 mars 2007, Association des économistes catholiques, Fondation de Service politique.