LIBERTE POLITIQUE n° 40, printemps 2008.
Par Michel Coquillion. Quelle est la place du travail dans la société d'aujourd'hui ? Le dynamisme collectif est davantage dans l'investissement personnel de chacun au travail que dans des solutions macroéconomiques, dirigées parfois contre le travail ou les salariés eux-mêmes.
LE PROPOS de cette intervention est d'abord de voir ce que recouvre la valeur travail , sa définition et ses conséquences. J'interviens en tant que laïc chrétien engagé dans le monde social. La CFTC se réfère aux valeurs sociales chrétiennes et peut donc se reconnaître dans mes propos, mais je ne peux parler au nom du Conseil économique et social dont je suis vice-président, cette institution étant laïque dans une société où la séparation de l'Église et de l'État vaut, pour certains, opposition entre les deux.
Le sens du travail
Le sens du travail dans la création selon la doctrine sociale de l'Église a été évoqué dans les interventions de Mgr Crepaldi et Jean-Yves Naudet. Il trouve sa racine dans la Genèse au chapitre 1, verset 27 : Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa.
L'homme est créé à l'image de Dieu, cela fonde sa dignité avec des conséquences :
• le travailleur est une personne dont la dignité est donnée par la qualité de créature. La dignité dans le travail en découle. Ce texte exclut toute différence de traitement entre Blancs, Noirs, entre hommes et femmes...
• L'égalité, c'est-à-dire également la non-discrimination dans le travail en découle et implique une volonté de justice pour tout homme.
• La vie donnée par Dieu est sacrée. Elle doit donc être respectée. Cela entraîne des exigences concernant la sécurité par exemple dans les conditions de travail.
• Cette dignité peut être niée, mais pas enlevée. Le Père Kolbe à Auschwitz a montré que la dignité d'un homme peut rester intacte, même dans l'enfer nazi, machine à broyer l'homme.
• Vouloir la justice, c'est vouloir ce qu'à voulu Dieu : que tout homme soit aimé et regardé comme une créature à son image, avec toutes les conséquences par rapport à la société, la famille, l'entreprise, mais aussi le handicap...
Un autre verset montre que le travail est un bien donné à l'homme, aimé de Dieu : Dieu les bénit et leur dit : "Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre." (Genèse 1, 28).
• L'homme est appelé à continuer la création, à la soumettre, c'est le sens premier du travail. La taylorisation qui, par la parcellisation des tâches cache le résultat du travail, ou les problèmes liés au salaire et à la relation au métier, rend moins visible le sens du travail.
• Il permet d'agir sur le monde, dans le cadre du bien commun
Il résulte également de ce texte la définition chrétienne du travail qui recouvre toute activité contribuant à la création. C'est donc beaucoup plus que le seul travail salarié. Un père ou une mère travaille quand il aide son enfant à apprendre quelque chose, quand il jardine ou peint un tableau. Le bénévole d'un mouvement travaille également. Cet aspect est trop souvent négligé, puisque non valorisé financièrement : cela conduit par exemple à ne pas assez prendre en compte dans les politiques publiques le rôle éducatif des parents ou la richesse du monde associatif.
Le travail au sens d'emploi reste toutefois au cœur des préoccupations, en particulier par sa place dans la vie. Le débat sur la réduction du temps de travail a mis en évidence le problème de la place du travail par rapport au chômage, aux loisirs, mais aussi par rapport à la famille et aux autres temps de vie.
Dans la Genèse, le récit de chaque journée de la Création se conclut par : Et Dieu vit que cela était bon : la création, comme le travail, sont des biens donnés à l'homme, par amour, et dans la liberté de l'homme. Le travail n'est donc pas un châtiment qui le rendrait inexorablement mauvais. Il a été rendu pénible par le pêché originel.
• Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. La nature du travail n'est pas changée, c'est la façon dont l'homme le vit qui a changé.
• C'est aussi l'actualité du péché originel qui fait que chacun de nous peut contribuer à le rendre pénible par le mal qu'il fait (jalousie, orgueil, médisance, soif d'argent...).
• Les conséquences sont importantes.
• Le syndicalisme qui instrumentalise les difficultés du travail pour le faire détester et se servir de cette dialectique dans sa lutte pose un gros problème par rapport aux valeurs chrétiennes.
• Le travail est bien un lieu où l'homme, par ce qu'il crée, peut également s'accomplir, utiliser ses qualités et se valoriser.
• Le syndicalisme doit aider à créer les conditions de cette réconciliation du salarié avec son travail et à changer le regard qu'il porte dessus.
• Cela ne veut évidemment pas dire qu'il faut l'idéaliser : le travail reste cause de souffrance pour beaucoup ; il doit occuper sa juste place : ni trop, ni pas assez.
Un rôle important du chef d'entreprise ou du syndicaliste est bien de redonner son sens au travail. En cela je suis en accord avec les propos développés ici par François Michelin. L'homme au travail doit voir sa dignité respectée et le travail peut, et doit être, un moyen de vivre sa dignité. Il a besoin de donner un sens à ce qu'il vit et ce qu'il fait, donc à son travail.
Le rôle des syndicats et de leurs interlocuteurs est bien de chercher à créer les conditions pour donner un sens au travail des salariés. Cela suppose par exemple une vraie reconnaissance, pas seulement financière, des efforts et des résultats.
Que ce soit par l'absence d'emploi ou par empiètement sur la vie personnelle, la place du travail dans la vie représente un problème majeur pour notre époque. La vie personnelle et les loisirs prennent une place croissante dans les besoins ressentis. La vie professionnelle, face à l'évolution du travail et de son organisation, a un impact croissant sur la vie de famille. Il n'est pas rare que des salariés ramènent leur ordinateur pour travailler à la maison ou leur téléphone portable pour pouvoir être appelés, ou rappelés au travail. La perméabilité entre temps de travail et vie personnelle s'en trouve accrue. Les 35 heures, la recherche de flexibilité et l'accroissement des charges de travail contribuent à ces dérives. Par exemple, il n'est pas rare de voir des salariés qui ignorent le mercredi s'ils travailleront ou non le samedi ou le dimanche. Il est essentiel de trouver un équilibre entre ces temps de vie.
La place du travail dans l'entreprise
Parler de la place du travail dans l'entreprise, c'est parler de la place de l'homme.
L'entreprise est (ou devrait être) une communauté humaine dont la finalité n'est pas le profit, certes important, mais la création de richesses pour le bien de l'homme et le bien commun.
L'apport de l'homme est son travail. Mais le travail n'est pas de même nature que l'investissement : Malgré cela, le danger de traiter le travail comme une "marchandise sui generis", ou comme une "force" anonyme nécessaire à la production (on parle même de "force-travail"), existe toujours, lorsque la manière d'aborder les problèmes économiques est caractérisée par les principes de l'économisme matérialiste (Laborem exercens, n. 7). Le matérialisme, et particulièrement le matérialisme marxiste ont contribué à la marchandisation du travail.
La place de l'homme dans l'entreprise se lit également à la lumière du bien commun, de la subsidiarité, ou de l'option préférentielle pour les pauvres. En effet, le bien commun veut que chacun trouve sa place et puisse grandir et de subsidiarité qui permet à chaque salarié, même le plus petit, d'assumer la responsabilité qu'il est capable de prendre.
Pour la CFTC, il est essentiel de rompre avec le marxisme qui instrumentalise le divorce entre salarié et entreprise. Mais la systématisation du rapport de force qui en résulte ne doit pas être reprise par des organisations d'employeurs parce que le rapport de force leur serait maintenant favorable.
Le rapport du travail au profit
Le profit est nécessaire. C'est à la fois un fruit du travail et une condition de survie de l'entreprise. Mais il ne peut conduire à une menace pour l'homme. Il n'est ni juste, ni humain, d'exiger de l'homme un travail tel qu'il s'abrutisse l'esprit et s'affaiblisse le corps par suite d'une fatigue excessive écrivait Léon XIII dans Rerum novarum. Le profit ne peut se faire légitimement contre l'homme et doit être réparti dans le sens de la justice. Jean-Paul II affirmait, reprenant Rerum novarum (n. 34), que le salaire doit suffire à faire vivre l'ouvrier et sa famille. Si le travailleur, "contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d'un mal plus grand, accepte des conditions très dures, que d'ailleurs il ne peut refuser parce qu'elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l'offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste" (Centesimus annus, n. 8).
Le profit se regarde donc par rapport au bien commun et à la destination universelle des biens, mais aussi par la reconnaissance de la dignité de l'homme. Un travail digne doit être payé convenablement et permettre au salarié et à sa famille de vivre dignement.
La place du travail par rapport au capital
Cette question se pose fortement, voire douloureusement, en période de forte évolution du contour, voir de l'existence de grandes et petites entreprises par le biais des fusions ou acquisition ou autre OPA.
Rerum novarum réaffirme la légitimité de la propriété privée, y compris des moyens de production. Comme Jean Paul II, il ne renvoie pas socialisme et capitalisme dos à dos. S'il condamne le premier, il réaffirme au second des exigences fortes. En effet, par sa nature, le travail ne peut être considéré comme un investissement comme un autre.
Le travail doit trouver sa juste place par rapport à l'actionnariat dans un contexte mondial de concurrence forte. Les intérêts entre l'apporteur de capital et le salarié sont divergents, L'un recherche un retour sur son investissement, l'autre vise plutôt à gagner de quoi vivre dignement mais ils se retrouvent sur une nécessité commune : sans un minimum de profit, l'entreprise ne peut plus assurer un revenu. Il est donc nécessaire, si possible par la négociation, de chercher à concilier ces exigences.
La participation aux décisions de l'entreprise, est une orientation forte de la CFTC pour que le pouvoir du capital puisse prendre en compte l'intérêt et la volonté des salariés lors des décisions stratégiques qui engagent l'entreprise.
Par rapport à l'État, il convient d'en rester à l'approche subsidiaire. L'État ne peut pas tout faire, il ne peut pas non plus tout laisser faire. Là aussi, un juste équilibre est nécessaire entre le rôle de maintien de l'ordre public social de l'État et la nécessité de renforcer le rôle des corps intermédiaires comme les syndicats dans la régulation sociale.
La place du travail dans la société
C'est le lieu d'un autre combat. Beaucoup en manquent, d'autres en on trop. Le chômage est un cancer qui ronge depuis longtemps notre société. Il montre la nécessité économique du travail, mais aussi son importance dans la vie de la personne et son aspect structurant.
Le besoin de travailler peut conduire à l'acceptation, voire à l'obligation, d'emplois sous-qualifiés ou sous-rémunérés. Se pose alors la question de la dignité de la personne.
Le travail est également un lieu d'insertion très important pour nombre de personnes fragilisées par un handicap ou les blessures de la vie. Mais il faut être conscient que l'entreprise ne peut pas tout faire. Elle peut même devenir lieu d'exclusion en particulier par les performances qu'elle exige dans un contexte de concurrence et de recherche de profit excessif. L'amélioration de l'emploi est également indispensable pour avancer sur des solutions par exemple dans certains secteurs géographiques, telles les banlieues en difficultés. Le travail doit être mieux valorisé par notre société. La médiatisation forte des gains démesurés d'artistes ou de joueurs tend à dévaloriser l'argent gagné par le véritable effort.
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À une période où le travail est en question sur bien des plans, il est vital de lui redonner tout son sens. C'est bien par l'emploi et par la qualité du travail que passe le redressement économique du pays. Le dynamisme collectif nécessaire se trouvera beaucoup plus dans un investissement de chacun au travail que par des solutions macroéconomiques, dirigées parfois contre le travail ou les salariés.
Il est donc essentiel que le travail retrouve sa juste place à tous les niveaux de la société et de l'entreprise, et dans l'esprit des politiques, des dirigeants d'entreprise et des Français. Il faut redonner toute sa dignité au travail et à travers lui au travailleur.
M. C.*
*Vice-président de la CFTC. Texte de la communication au colloque Humaniser le travail dans une société libre , Paris 10 mars 2007, Association des économistes catholiques, Fondation de Service politique.