TOCQUEVILLE ET LA DEMOCRATIE, c'est l'horreur de l'égalitarisme. C'est aussi la prévision – nous serions presque tentés de parler de prophétie, tant le discours du Normand sur la démocratie est empreint de rhétorique religieuse – de l'étouffement progressif du deuxième membre du triptyque révolutionnaire " Liberté, Égalité, Fraternité " sur le premier (pour lequel il ne cache pas sa prédilection).
On se souvient de ses mots admirables, rappelant que l'Ancien Régime finissant avait, par le centralisme administratif, préparé la Révolution et l'Empire : " Chacun d'eux [les hommes de l'Ancien Régime] ne tenait à sa condition particulière que parce que d'autres se particularisaient par la condition ; mais ils étaient tout prêts à se confondre dans la même masse, pourvu que personne n'eût rien à part et n'y dépassât le niveau commun . " Le roi, ne désirant plus avoir face à lui qu'une seule " nation " et non plus une société d'ordres (et, en particulier, naturellement, plus d'ordres privilégiés ), se serait sans nul doute complu dans une société où il n'y aurait plus rien entre l'État et les individus. Bien sûr, il faut se garder de tout anachronisme : Louis XIV anticipe sur la Révolution, mais il n'aurait pas pu même imaginer une société post-révolutionnaire. Il n'empêche que l'État capétien, surtout après les traumatismes des guerres de religion et de la Fronde, a tendu inexorablement vers l'absolutisme et la suppression de la société d'ordres qui l'avait vu naître au Moyen Âge. Il a ainsi préparé – au moins " tendanciellement " – l'œuvre de la Révolution.
En lisant ces lignes de Tocqueville, on ne peut s'empêcher de penser au contrat social de Jean-Jacques Rousseau, l'un des pères des totalitarismes modernes et, en un sens, l'anti-Tocqueville, disposé à éteindre toute liberté pour éviter que quelque inégalité ne subsiste dans la société de ses rêves :
Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. [...] Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout .
En tout cas, cette société post-révolutionnaire se caractérise, entre autres, par le refus conscient et explicite de toute souveraineté limitée, en dehors de la souveraineté de l'État et du droit (supposé absolu) que les individus possèdent sur eux-mêmes . Faute de ces libertés foisonnantes, qui étaient la marque propre de la société médiévale (et qui étaient bien plus vastes que les libertés individuelles que la droite, de nos jours, persiste à revendiquer), la passion pour l'égalité n'eut aucun mal à devenir la principale " vertu " politique du nouveau régime. Avec pour conséquence la massification des peuples et, pour finir, le totalitarisme. Il va de soi que le totalitarisme a d'autres origines que la passion de l'égalité, en particulier la prétention exorbitante – sur laquelle nous allons revenir – du peuple souverain à définir ce qui est bien et ce qui est vrai, en dehors de toute norme morale extérieure à sa propre souveraineté (et notamment de toute loi naturelle), mais il reste que, politiquement, c'est l'égalitarisme qui permet au totalitarisme de s'exercer. En tout état de cause, Tocqueville évoque opportunément les risques que fait peser, aujourd'hui encore, l'égalité démocratique sur les libertés.
Les corps intermédiaires, remparts face au totalitarisme
Tocqueville ne se contente pas d'établir un diagnostic : il suggère un antidote avec une société que l'on pourrait qualifier d'organique, si le mot n'était pas frappé aujourd'hui de proscription antifasciste (ce qui est proprement aberrant, le fascisme étant essentiellement un collectivisme hostile par principe à toute société organique). Gardons à l'esprit la réalité d'une société où les corps intermédiaires sont pleinement pris en compte par l'État, qui admet ainsi la possibilité de souverainetés limitées, ou de souverainetés subsidiaires – en premier lieu, l'autorité du chef de famille, mais également l'autorité de puissances économiques, politiques ou sociales infra-étatiques.
Ce lien entre corps intermédiaires et démocratie est fondamental, mais reste, en général, très mal compris par les hommes politiques contemporains. La démocratie, en effet, trouve sa principale justification dans l'aspiration de tout homme au self-government. Aspiration naturelle et éminemment légitime, comme le rappelle saint Thomas d'Aquin : " Établir la loi convient soit à la multitude, soit à la personne qui représente la multitude . " Sans faire du dominicain un précurseur de la démocratie représentative, il est bien évident que, pour lui comme pour toute la tradition politique chrétienne, l'autorité n'a de sens qu'en vue du bien commun et que, par conséquent, les peuples ont naturellement leur mot à dire dans la politique que leur proposent leurs chefs. Ainsi les peuples se trouvent-ils être les premiers sujets de la politique, au double sens : soumis aux autorités légitimes et acteurs (même indirects) de cette politique.
La démocratie se justifie donc profondément, y compris dans la pensée politique chrétienne, par l'aspiration au self-government. Mais, précisément, cette aspiration ne trouve jamais meilleur lieu d'expression qu'au sein des corps intermédiaires, c'est-à-dire dans le cadre de souverainetés " à taille humaine ". A contrario, prétendre que le citoyen est, du fait même qu'il est citoyen, un " homme libre ", alors que l'on conteste aux parents le droit de choisir l'éducation de leurs enfants est une pure hypocrisie. Pour que la liberté ait un sens, elle doit nécessairement s'incarner dans des libertés concrètes, qui ne peuvent, dans le cas général, s'exercer que dans le cadre des corps intermédiaires. Pierre Manent, l'un des plus fins commentateurs contemporains de Tocqueville n'hésite pas à écrire que " c'est dans la famille que la démocratie plaide le plus éloquemment sa cause, qu'elle révèle son heureuse conformité à la nature de l'homme. [...] C'est aussi dans la famille que la démocratie, en Amérique, trouve un principe modérateur ".
L'essentiel de La Démocratie en Amérique est ainsi consacré à cette découverte, stupéfiante pour un Européen, d'une société où l'État fédéral n'était pas la pièce maîtresse de la société, mais où les associations de tous genres, les familles, les États, les corps intermédiaires en un mot, foisonnaient et menaient une vie exubérante, sans trop se préoccuper de la politique de Washington. Cette vie de la " société civile " est, en effet, la donnée la plus frappante aux États-Unis – bien d'autres commentateurs l'ont remarqué . Si la société américaine ne peut être considérée comme idéale, il reste que cette vie sociale infra-étatique est pleinement conforme à la subsidiarité chère à la pensée politique catholique et particulièrement précieuse pour les libertés .
Relativisme et totalitarisme
Pour Tocqueville, il apparaît clairement que la vie du corps social, indépendamment de l'État, et même prioritairement à ce dernier, constitue le meilleur frein au développement de la tyrannie égalitaire. À ce frein politique, il faut ajouter un frein idéologique sur lequel les pontifes romains n'ont cessé d'insister depuis deux siècles : la démocratie est admissible en tant que mode de désignation du détenteur de l'autorité. Elle devient totalitaire si elle prétend se transformer en " souveraineté populaire ", créatrice de droit. La démocratie n'est donc possible qu'à la condition de respecter une loi " pré-politique " (Benoît XVI) supérieure à elle-même. Or, si l'on peut sans trop de difficultés imaginer une réanimation du tissu associatif, de la politique familiale ou des libertés économiques, il est de fait que la Révolution de 1789, puis celle de 1917, exercent une telle attraction réductrice sur les régimes contemporains qu'on peine de plus en plus à trouver une démocratie – et même un régime politique, en général – qui n'articulent leurs " valeurs " sur le principe selon lequel toutes les opinions se valent et qui n'imposent de norme juridique que sur la base d'une négociation contractuelle. Il n'échappe à personne que l'adoption politique de cette " éthique procédurale ", pour reprendre le mot de Jürgen Habermas, rend la dignité de la personne humaine difficilement défendable par le législateur.
Cette potentialité totalitaire du relativisme, si fortement exprimée par les papes, Tocqueville, lui aussi, l'a clairement pressentie. C'est la raison pour laquelle il insiste aussi lourdement sur l'importance du rôle de la religion dans les régimes démocratiques :
Quand la religion est détruite chez un peuple, le doute s'empare des portions les plus hautes de l'intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. Chacun s'habitue à n'avoir que des notions confuses et changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables et lui-même ; on défend mal ses opinions ou on les abandonne, et, comme on désespère de pouvoir, à soi seul, résoudre les plus grands problèmes que la destinée humaine présente, on se réduit lâchement à n'y point songer.
Un tel état ne peut manquer d'énerver les âmes ; il détend les ressorts de la volonté et il prépare les citoyens à la servitude .
Cet enchaînement implacable de l'indifférentisme religieux à l'apolitisme, puis à la servitude, chacun a l'occasion de le constater dans la vie quotidienne. Progressivement, la passion de l'égalité et le relativisme ont étouffé les libertés publiques et certaines libertés individuelles, en raison de la loi et des conditionnements sociaux. Tocqueville, subtil observateur de ce profond changement politique en Occident, avait indiqué où trouver les contre-poisons et comment éviter que la démocratie ne dégénère en totalitarisme : il y faut une réelle application du principe de subsidiarité, c'est-à-dire une vie sociale en dehors des instances étatiques, et de fortes convictions religieuses. Deux choses que la politique française contemporaine n'apprécie guère...