QUARANTE ANS après Gaudium et Spes, " La personne humaine en débat " sera le thème du colloque organisé par la congrégation des frères de Saint Jean à Paray-le-Monial, du 29 septembre au 1er octobre 2006.
Cet événement, qui s'inscrit dans le cadre du trentième anniversaire de la congrégation, commémore l'achèvement du concile de Vatican II, et particulièrement la Constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps : promulguée le 7 décembre 1965, Gaudium et Spes, s'est penchée sur le " mystère de l'homme ", dans une volonté de dialogue avec tous, croyants et non-croyants. Liberté politique s'associe à cet évènement en publiant un entretien du père Denis Borel csj, avec l'un des intervenants du colloque, Jean-Paul Laborde. Le religieux et le magistrat devenu diplomate, font le point sur l'évolution et la place de la notion de personne humaine dans le droit international. L.P.
I- L'HISTOIRE DE LA NOTION DE PERSONNE ET SA FECONDITE DANS LA CITE
DENIS BOREL. — La notion de personne humaine est une notion dont l'histoire est complexe. Certains historiens du droit vont même jusqu'à dénier, dans la conception du droit romain, toute capacité juridique à la personne humaine . Il semble que dans l'histoire européenne du droit, le débat sur la notion de personne n'ait jamais été clos, et ce jusqu'à aujourd'hui. Vous avez à la fois une vision diplomatique, juridique et théorique du droit. Quelle est donc la place de la personne dans le droit international actuel ?
JEAN-PAUL LABORDE. — Situons d'abord la personne par rapport aux différents niveaux du droit. Évidemment, nous n'aborderons pas ici les questions liées à la place qui est faite à la personne dans les législations nationales. Chaque pays légifère, d'une manière différente, par rapport à son degré d'évolution, sur les questions liées à l'euthanasie ou à l'avortement ou à l'égalité des droits entre les hommes, les femmes et les enfants. Certes, il s'agit là de questions très profondes qui interpellent l'humanité dans son ensemble, et auxquelles il faut évidemment réfléchir ; cependant, je voudrais davantage situer ma réponse par rapport aux normes internationales.
Certes, on peut considérer qu'après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle le IIIe Reich a mis en place des concepts et des lois qui ont conduit à la négation de la personne, la protection de celle-ci a fait un grand bond en avant en Europe. C'est ainsi qu'après avoir été négociée, la Convention européenne des droits de l'homme est entrée en vigueur ; elle est maintenant considérée comme une norme commune parfaitement reconnue tant par les États que leurs autorités nationales, y compris les autorités judicaires. Que de chemin parcouru à ce niveau-là, puisqu'aujourd'hui il n'est plus rare de voir un citoyen utiliser les articles de la Convention pour défendre ses droits personnels, en particulier la liberté individuelle, le droit à la vie, etc. Qui plus est, un mécanisme de contrôle a été créé et il fonctionne d'une manière satisfaisante : la Cour européenne des droits de l'homme. Il n'est pas sans intérêt de noter que les institutions de l'Union européenne ont repris à leur compte ces droits et concepts qui avaient été élaborés dans le cadre plus vaste du Conseil de l'Europe pour en faire une partie intégrante des droits fondamentaux de la personne dans le cadre de l'Union européenne. Si le début du XXe siècle en Europe a vu les droits de la personne longtemps bafoués, il faut noter que ceux-ci sont donc de mieux protégés par des institutions indépendantes au niveau international.
Qu'en est-il au niveau mondial ? Avec l'adoption du Pacte relatif aux droits civils et politiques entré en vigueur le 23 mars 1976, et la Déclaration universelle des droits de l'homme, la communauté internationale dispose de deux textes fondamentaux qui, sans se pencher sur la notion de personne elle-même, en expriment bien les droits. Il s'agit en particulier des droits à la vie, à la liberté individuelle, du droit d'association, de prendre part à la direction des affaires publiques. Il s'agit aussi de droits négatifs tels que le fait de ne pas être soumis à la torture, de ne pas être réduit en esclavage, de ne faire l'objet d'aucune discrimination.
Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. En effet, tous ces droits ont été bafoués durant de nombreux conflits qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les plus récents ayant été ceux du Rwanda et de l'ex-Yougoslavie, du Cambodge, de la Sierra Leone..., au cours desquels des crimes particulièrement odieux ont été commis à l'encontre des personnes, mais aussi de groupes sociaux, ethniques ou religieux. Que dire aussi actuellement de la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, qui a lieu pratiquement tous les jours sous nos yeux ?
On situe communément l'émergence du droit pénal international en 1945, date des procès de Nüremberg, pour juger les crimes contre l'humanité. Quelles ont été depuis cette date les avancées significatives en matière de droit pénal international ?
Pour faire face aux atteintes aux droits de la personne, la communauté internationale a élaboré plusieurs types de réponses selon le degré de gravité de l'atteinte aux droits de la personne. Les Conventions de Genève interdisent les crimes de guerre. Le droit coutumier international a créé les crimes contre l'humanité. Une convention de l'ONU a stigmatisé le génocide. Ces grands crimes internationaux ont d'ailleurs fait l'objet, à la suite du procès de Nüremberg, de réactions judiciaires de la communauté internationale à travers tout d'abord des tribunaux ad hoc, et maintenant par la mise en place d'une Cour pénale internationale. Certes, celle-ci n'a pas encore reçu l'adhésion de tous les États qui serait nécessaire à sa pleine efficacité, mais ses mécanismes de saisine, y compris à travers le Conseil de sécurité des Nations-unies, permettent de penser que dans un avenir relativement proche, la Cour pourra avoir sa pleine efficacité.
Il n'en reste pas moins que la criminalité organisée, la corruption ou le terrorisme, qui sont des atteintes très fortes à la personne humaine, font l'objet d'un peu moins d'attention, puisque les Conventions qui les réorientent les ont laissées à l'appréciation des États, avec toutefois un caractère plus contraignant dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
Voyez-vous une contribution explicite ou implicite de la notion chrétienne de personne à la constitution des structures politiques modernes ?
Généralement on fait dater la naissance des droits de l'homme du siècle des Lumières. Certes, les philosophes du XVIIIe siècle ont rassemblé dans leurs écrits de nombreux éléments concernant le droit des personnes.
Croyez-vous cependant qu'ils soient seulement nés au XVIIIe siècle ?
Sûrement pas. Ceux-ci existaient bien plus tôt. Si on laisse de côté l'histoire de l'Église en tant qu'institution simplement humaine, et si l'on revient au concept des Pères de l'Église, voire de l'Évangile, on s'aperçoit que la personne est au centre de la préoccupation chrétienne. Le droit à la vie, le droit à la liberté individuelle, le droit au consentement, en particulier dans le mariage, ne sont que des exemples parmi d'autres qui prouvent bien combien les philosophes chrétiens du Moyen Âge en particulier ont toujours souligné l'importance du respect de la personne. Les philosophes des Lumières n'ont fait finalement que s'inspirer de ces conceptions pour lutter contre l'absolutisme royal ; celui-ci pouvait parfaitement être soutenu par les hommes d'Église d'alors. En réalité, à travers les droits de la personne, tels que les Lumières les comprennent, et qui ont été repris pour constituer les fondements des structures politiques modernes, c'est la notion chrétienne de personne qui est là.
Pouvez-vous situer le rôle stratégique de la lutte contre le terrorisme au sein du jeu politique international au service des personnes ?
La lutte contre le terrorisme se situe exactement au centre du débat de la politique internationale lorsqu'on se réfère à la notion de personne. En effet, l'acte de terrorisme est par nature une négation de la personne, en particulier lorsque, comme en ce début de XXIe siècle, il prend la forme de terrorisme aveugle. Tuer des innocents au hasard ne peut être lié à la défense d'intérêts politiques, aucune cause politique ne pouvant justifier l'atteinte à ce droit fondamental. En outre, pour éviter de pousser des groupes sur la voie de la violence extrême, la communauté internationale doit favoriser toute forme de dialogue inter-civilisation, interracial, interreligieux, etc.
II- LA CONCEPTION DE L'HOMME SOUS-JACENTE AU DROIT PENAL INTERNATIONAL
Y a-t-il une conception nette de la personne individuelle sous-jacente au droit pénal international ?
Oui, car tout le droit pénal, international ou national, est d'abord centré sur les personnes, qu'elles soient victimes ou auteurs. Ce droit est en effet basé sur la faute commise par une personne, un groupe de personnes, voire une personne morale, à l'encontre d'autres personnes ou d'autres groupes. Nous ne sommes pas ici dans le droit des contrats, dans le droit international du simple rapport entre les États, nous sommes dans le droit de la faute. Le droit pénal international édicte des règles qu'il ne faut jamais dépasser parce que, justement, leur transgression est une atteinte à la personne ou à des groupes de personnes.
Otfried Höffe, professeur de philosophie à l'Université de Tübingen, souligne dans plusieurs de ses ouvrages que la nature humaine, malgré ses développements culturels divers, peut se ramener à trois grandes dimensions universellement reconnues : le corps et la vie ; le langage et l'esprit ; la dimension sociale et politique. Cette vision de la personne est-elle adéquate pour enraciner le droit pénal international dans une vision intangible de la dignité de la personne humaine et du respect qui lui est dû ?
Bien sûr, car le droit pénal international protège le corps et la vie de la personne, la liberté individuelle et religieuse, ainsi que les libertés politiques ou à l'existence de groupes sociaux, ethniques ou politiques. Il le fait à travers l'établissement d'infractions précises telles que les crimes contre l'humanité, l'interdiction de l'esclavage, ou encore les conventions contre la criminalité transnationale organisée ou contre le terrorisme. Les crimes internationaux établis et punis par les Conventions de Genève et la Cour pénale internationale constituent la norme la plus élevée de prévention pénale pour la protection de l'intangibilité de la dignité de la personne humaine.
Le droit pénal international vise-t-il à définir une conception de la personne humaine indépendante de ses éléments culturels ? Ne court-il pas ainsi le risque de poser un concept très abstrait de la personne qui soit inutilisable dans des circonstances politiques nationales concrètes et souvent complexes ?
Le droit pénal international vise à définir la personne comme citoyen du monde. Elle reçoit même protection, même traitement en tant qu'auteur ou victime, avec bien sûr des variations dues à l'incorporation des concepts du droit pénal international dans chaque législation nationale. Il n'empêche que pour ses éléments les plus importants, les États ne peuvent échapper à la soumission à la règle, soit parce qu'il s'agit de crimes internationaux contre le droit des gens – qui sont mondialement reconnus comme devant être absolument punis –, soit parce que les États, en devenant partie aux conventions, se font une obligation d'incorporer dans leur droit national les dispositions de droit pénal édictées au niveau international.
Voyez-vous une différence entre la vision de l'homme sur laquelle peut et doit s'appuyer un droit pénal national et celle sur laquelle doit s'appuyer le droit pénal international ?
La différence fondamentale entre le droit pénal national et le droit pénal international réside dans le fait suivant : alors que le droit pénal national va beaucoup plus loin dans la rédaction de normes pénales précises, le droit pénal international reste à un niveau plus général. On peut toutefois indiquer que l'impulsion d'un droit pénal cohérent qui permette aux États de lutter contre les crimes les plus graves doit venir du droit pénal international ; celui-ci peut alors soit sanctionner directement les fautes les plus graves, soit laisser aux États le soin de le faire. En tous cas il a une fonction d'harmonisation et de complémentarité qui permet de recentrer la défense de la personne humaine au niveau international sur les éléments les plus importants.
Vous soulignez dans votre ouvrage État de droit et Crime organisé (Dalloz, 2004) l'" explosion " des instruments développés par l'ONU depuis 1997 (sept conventions et protocoles nouveaux) pour lutter contre le terrorisme et la criminalité transnationale. Cette avancée du droit pénal international se pose, semble-t-il, en contrepoint d'une conception uniquement positiviste du droit, dont la fonction resterait limitée à la collation des valeurs supranationales en présence, sans être elle-même source de droit. Le droit pénal international a-t-il ainsi un rôle " prophétique " à jouer dans l'établissement d'outils juridiques au service des nations ?
Les États s'accordent toujours sur le plus petit dénominateur commun. Or celui-ci réside souvent plus dans une interdiction que dans un accord sur toute une série de valeurs maxima. Dans cette optique, le droit pénal international joue le rôle de plus petit dénominateur commun. On dira souvent dans le langage commun : " On ne peut pas tolérer ce crime. " On dira rarement : " Tous les États sont d'accord pour promouvoir un respect absolu des droits de la personne. " C'est donc à travers le droit pénal international, qui est une conception en creux, un accord sur ce qui ne doit pas être, que l'on va la plupart du temps faire évoluer la conception de la personne. Toutefois, cette promotion en creux peut aussi avoir un effet positif : il s'agit de l'élément " protection " de la personne que ne peuvent avoir dans leur cadre étatique les législations nationales. À l'heure de la mondialisation du crime, il faut savoir protéger les personnes contre la traite, le trafic de migrants, les crimes de génocide ou les crimes contre l'humanité. En faisant cela, on élève le degré de conscience de la valeur de la personne, ce qui sera ensuite répercuté au niveau des États, il faut bien l'avouer quelquefois, que cela leur plaise ou pas.
III- UNITE DES PEUPLES ET ÉGLISE
Dans l'introduction d'État de droit et Crime organisé, vous parlez du " difficile équilibre entre d'un côté les dispositions particulières nécessaires, et de l'autre côté, l'instauration, le maintien ou le rétablissement de l'État de droit qui constitue la synthèse des valeurs universelles pour lesquelles, en définitive, nous nous battons contre le crime organisé ". Comment définissez-vous l'" État de droit " ?
Il s'agit d'un ensemble de valeurs de référence que l'on reconnaît comme étant l'un des fondements les plus solides de la démocratie. Cet ensemble de valeurs comprend entre autres la séparation des pouvoirs, avec en particulier l'indépendance de l'autorité judiciaire, des élections libres, le droit à un procès équitable, en général le respect des droits de la personne humaine et donc de sa dignité, des institutions dont les membres sont guidés par une éthique professionnelle rigoureuse, une presse libre. On peut sûrement ajouter d'autres éléments, mais le concept général de l'État de droit a été parfaitement illustré dans l'œuvre de Montesquieu, non seulement dans L'Esprit des Lois, où il expose les différents éléments constitutifs de l'État, mais aussi dans d'autres œuvres, où sont analysés les régimes politiques dont le manque d'État de droit pourrait entraîner la déliquescence des institutions. C'est le cas de certains passages des Lettres persanes.
Cet État de droit n'est-il pas un rêve politique, la transposition moderne de l'île d'Utopia de Thomas More d'il y a trois siècles et demi ? Nous constatons de fait que les droits de la personne sont battus en brèche dans de nombreuses sociétés modernes.
Il ne s'agit pas d'un rêve politique, puisque l'État de droit a déjà été concrètement mis en place dans de nombreuses démocraties. Il reste toujours le modèle car, comme je l'ai dit plus haut, nombre de ses principes directeurs ont été inscrits dans le pacte des droits civils et politiques ou dans la Déclaration des droits de l'homme. Il s'agit donc bien d'un socle réel sur lequel on peut s'appuyer. Il est surtout intéressant de noter, par rapport à la dignité de la personne humaine et de sa vision chrétienne, que c'est justement sur ces bases que les gouvernements ont décidé de construire cet État de droit servant de référence. Je vous retourne la question : connaissez-vous d'autres bases sur lesquelles les hommes de notre monde peuvent s'accorder pour faire évoluer les sociétés vers le Bien ? Ce n'est pas parce que les droits de l'homme sont souvent battus en brèche qu'ils perdent de leur valeur. Nous n'avons pas tenu suffisamment compte des notions de temps et d'évolution qui seules permettront à terme de mesurer l'impact de ces principes qui finalement sont encore très peu partagés par nombre de gouvernants, plus souvent menés par leur volonté de puissance que par le service du bien commun.
Joseph Ratzinger, devenu depuis Benoît XVI, rappelait dans un petit ouvrage de 1971, l'actualité du thème de l'unité des nations, en reprenant les intuitions d'Origène et d'Augustin sur la théologie politique. Charles Journet osait pour sa part parler en son temps de la " vocation des nations ", en transposant les propriétés du messianisme politique du peuple d'Israël et sa vocation à l'universalité, sur les autres nations du monde. L'" unité des nations " fait-elle encore aujourd'hui preuve d'une actualité politique ?
Le rôle de l'Église par rapport à nos sociétés est d'être toujours un peu en avance sur notre temps et d'avoir une vision à long terme. Cela fait sourire de penser qu'au cinquième siècle de notre ère, saint Augustin avait déjà compris que la lumière du monde résidait dans la volonté de faire converger des valeurs qui pouvaient être au départ séparées et de trouver dans chaque civilisation des éléments fondamentaux comparables. Dieu se cacherait-il donc dans ces principes intangibles ?
La réalisation de ces principes dans notre humanité, tels que les développe le Cardinal Journet, ne se fait pas à travers tel ou tel peuple, tel ou tel état. Elle est portée par l'Église dans sa mise en œuvre concrète dans le plus grand nombre d'états possibles. Et l'État de droit en est la pierre de touche.
Charles Journet écrivait en janvier 1937 : " Il existe deux ordres de sociétés visibles. La société surnaturelle (ou spirituelle) qui est le corps du Christ et qui doit se répandre dans toutes les nations : c'est la part directe de Dieu. Et la société naturelle (ou temporelle) : directement c'est la part de César, mais indirectement, ce doit être encore la part de Dieu à qui rien ne saurait échapper [...]. Ces deux sociétés sont souveraines (c'est-à-dire suprêmes) chacune dans leur ordre. Mais l'ordre de l'une est supérieure à l'ordre de l'autre . " Cette vision politique est-elle compatible avec d'une part le principe de laïcité répandu dans un certains nombre de pays du monde et d'autre part avec le fait de la mondialisation, dans laquelle le christianisme se pose — politiquement parlant — comme une religion au milieu des autres, sans prétention donc à l'hégémonie ?
Il est indéniable que nos sociétés européennes ont une origine chrétienne. Nos esprits se sont abreuvés à cette source. Dans nos sociétés — il faut bien l'avouer terriblement matérialistes —, on ne fait pas assez le lien entre la source et l'action. Il y a une certaine schizophrénie à penser que l'on peut agir dans le monde sans relation entre cette action et nos pensées et convictions profondes. Les membres de l'Église que nous sommes doivent diffuser vers la société les principes à partir desquels nous vivons et qui sont directement liés à notre foi. L'action directe de l'Église en tant qu'institution ne peut se concevoir que comme un rappel aux grands principes lorsque ceux-ci sont bafoués. Les chrétiens en revanche, sont le corps de l'Église et donc, à ce titre, doivent mettre leurs actions en adéquation avec leur foi.
Le Compendium de l'enseignement social de l'Église, rédigé par le Conseil pontifical pour la justice et la paix, et publié à Rome au cours de l'année 2004, fait abondamment droit à la notion de personne humaine. Il souligne en même temps, dans la ligne de Gaudium et Spes 76, l'indépendance et l'autonomie réciproque de l'Église et de la communauté politique (424). Si du point de vue de leurs buts, ces deux communautés sont à distinguer, dans leur fondement elles sont toutes deux constituées pour une part des mêmes hommes. Ce fondement commun réclame-t-il de jure un engagement de l'Église comme Église dans la cité, ou laisse-t-il sa participation à la discrétion des personnes individuelles ?
L'engagement direct de l'Église dans la cité ne peut être qu'exceptionnel, en période de crise politique aiguë, à savoir lorsqu'il s'agit de lutter contre une dictature particulièrement répressive ou contre un système politique qui nie la personne humaine, comme par exemple le national-socialisme. Dans les temps ordinaires, l'Église doit laisser aux responsables politiques chrétiens le soin de faire passer le message de la protection de la personne humaine. Il n'empêche qu'elle peut proposer en son sein des débats, des cercles de réflexion qui permettront aux chrétiens d'avoir des indications précises sur ce que l'Église peut proposer concrètement à la société. C'est d'ailleurs ce que font les Conseils pontificaux, et en particulier le Conseil pontifical Justice et Paix. On peut aussi s'inspirer des encycliques des papes qui nous indiquent le chemin à suivre.
Joseph Ratzinger souligne souvent, dans un regard chrétien qu'il pose sur la politique, que l'émergence de la théologie de la libération au cours des années 1970 a posé à l'Église une question sérieuse, celle de la théologie politique, autrement dit l'engagement de l'Église dans les structures humaines. Il souligne que l'engouement pour cette vision unifiée du monde à la lumière de l'Évangile, même si elle s'est nourrie du terreau marxiste, a pris naissance dans des pays (Brésil, Pérou) dans lesquels les droits de la personne humaine, et en particulier des plus pauvres, ne sont pas toujours respectés. Selon son analyse, la théologie de la libération a mis en lumière une attente du peuple chrétien, et des hommes de bonne volonté, pour que l'Évangile soit davantage présent au monde. Quel chemin voyez-vous que l'Église puisse parcourir en ce sens, se gardant d'un interventionnisme politique qui ne pourrait que nuire aux deux parties ?
La pensée de Joseph Ratzinger sous-tend parfaitement l'engagement du chrétien dans la société. Nous ne devons pas simplement rêver d'un futur au delà de la mort pour les individus. Le message du Christ est un message pour aujourd'hui, pour notre temps. C'est pourquoi, tout en laissant l'Église donner des indications générales et continuer à prôner des principes clairs fondés sur la théologie, il nous revient en tant que chrétiens d'être présents au monde, à notre place, à chaque pas de notre vie professionnelle. C'est en ce sens que nous devons toujours continuer à réfléchir sur les principes qui dirigent nos actions, faute de quoi nous nous trouverions dans une situation dans laquelle nous oublierions qui nous sommes lorsque nous agissons, ou nos fonctions dans la vie lorsque nous prions.
IV- ENJEUX CONTEMPORAINS DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE VIS-A-VIS DE LA PERSONNE
Un thème vous est cher : le passage du " droit de la force " à la " force du droit ". N'est ce pas une utopie de croire que le second prend réellement peu à peu le pas sur le premier, surtout en France, secouée depuis quelques mois par l'affaire du procès d'Outreau, qui manifeste une remise en cause des structures juridiques, à la fois de la part des magistrats et de l'opinion publique ?
Tout dépend si l'on envisage une réponse à court terme ou à long terme. L'État de droit n'a certes pas beaucoup de visibilité devant une crise sociale ou politique à laquelle il faut trouver une réponse immédiate. Nous vivons actuellement dans des sociétés où le temps et l'espace sont tellement contractés, d'une manière artificielle, qu'il faut toujours donner des solutions, claires, précises et immédiates à un problème complexe. La force peut fournir cette réponse immédiate, comme d'ailleurs toute décision autoritaire, ou bien prise à la va-vite, voire les deux. Cependant, une société qui réfléchit doit trouver des réponses mesurées, équilibrées. Le dialogue entre les différents pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, doit être réel pour permettre justement à la personne humaine de prendre sa place au creux de ces solutions. Quelle est cette société qui, sous prétexte de lutter contre le terrorisme ou le crime, va prendre des solutions qui bafouent les droits de la personne ? C'est une société dans laquelle on lutte contre le crime avec des outils qui ne respectent pas les droits de la personne humaine, cause pour laquelle on serait censé se battre ! C'est la raison majeure pour laquelle, afin de ne pas renoncer aux principes chrétiens qui fondent notre société, il faut, même si le chemin est long et difficile, utiliser le plus possible les moyens que nous propose l'État de droit. Même si l'on a l'impression que les forces en présence ne sont pas égales, il faut toujours se souvenir que l'Évangile qui possède une force incroyable, s'est construit en utilisant la faiblesse, celle du Christ et celle de l'homme.
Dans une culture " hautement civilisée " comme celle qui devrait nous caractériser aujourd'hui, le dernier siècle nous rappelle sombrement que la guerre n'appartient pas au passé. Quels sont les mobiles politiques de la guerre qui restent imperméables aux droits fondamentaux de la personne ?
Tout d'abord je ne suis pas certain que notre culture soit hautement civilisée, à voir ce qui s'est passé il y a très peu de temps dans notre vieille Europe, en ex-Yougoslavie. Les vieux démons du génocide, de la torture, des moyens les plus abjects de la guerre, ont resurgi très vite. Cela pose la question de la volonté de puissance et de l'égoïsme de quelques-uns par rapport au bien commun. Cela veut dire que le mal est toujours présent au cœur de nos sociétés. Vous posez la question fondamentale : Y a-t-il des guerres justes ? La défense de droits fondamentaux qui seraient bafoués par des dictatures peut être un motif de prendre les armes, alors que toute guerre d'agression est en soi condamnable. Cela dit, la guerre n'est jamais en soi justifiable, puisque les hommes, étant doués de la capacité de raison, devraient pouvoir trouver des solutions pacifiques.
Le dialogue est une valeur humaine et chrétienne fondamentale, magistralement soulignée par des penseurs tels Martin Buber, ou plus près de nous Emmanuel Lévinas. Quelle est selon vous la fonction sociale du dialogue politique ? Dans des conflits de longue durée, par exemple entre Israël et la Palestine, en Irak ou au Darfour, quels sont les outils de dialogue non belliqueux que l'ONU peut proposer ?
Le dialogue politique trouve son cadre le plus fécond, à mon humble avis, au sein des organisations multilatérales, même si celles-ci sont accablées de tous les maux. Par contraste, la plus décriée, à savoir l'ONU, est celle dans laquelle le dialogue est à la fois le plus important et le plus réel. En effet, c'est en son sein que se retrouvent tous les États du monde. De plus, des institutions comme l'Assemblée générale ou le Conseil de sécurité des Nations-unies fournissent des vrais outils de dialogue politique. De manière un peu cynique, disons que lorsque tous les autres moyens ont été utilisés, y compris l'utilisation de la force, on en revient presque toujours aux solutions préconisées par l'ONU. D'ailleurs, l'organisation a aussi proposé, ce qui me paraît très important, une alliance des civilisations et des religions. D'ailleurs, dans son discours prononcé le 11 mai 2006 à New York, Mgr Célestin Migliore, lors de la séance plénière des consultations informelles de la 60e session de l'Assemblée générale sur la stratégie de l'ONU contre le terrorisme, a particulièrement insisté sur cet aspect du dialogue politique. Il a demandé en outre que l'organisation " encourage les religions à donner à l'organisation une contribution importante [...], c'est-à-dire créer, soutenir et promouvoir la pré-condition de toute rencontre, de tout dialogue et de toute compréhension du pluralisme et du respect des différences culturelles ". Il a ajouté que la pré-condition à toutes ces valeurs est la dignité de la personne humaine .
V- APPROCHES PLURIELLES DE LA PERSONNE
Quelle peut être selon vous la fécondité d'une approche pluridisciplinaire sur la question de la personne ?
La personne est à la fois un individu et le membre d'un corps social. De plus, en tant que chrétiens, nous croyons qu'il vient de quelque part — de Dieu —, et que sa vie a un but ultime — la construction du royaume. Une approche pluridisciplinaire permet de saisir la complexité, mais aussi la richesse de la personne sous tous ses aspects, en considérant à la fois sa spiritualité, sa place en tant qu'individu et son rôle en tant que membre d'un corps social. Philosophie, sociologie, psychologie, théologie, ainsi que les sciences politiques, voire l'anthropologie, sont parmi les sciences humaines celles qui nous permettent de réfléchir sur la personne, mais aussi de lui proposer des pistes qui pourront, à partir de sa propre fécondité, faire germer une société meilleure au niveau de la planète. En effet les sociétés n'ont pas d'existence propre sans la préexistence des personnes qui les composent.
Que peut apporter la réflexion philosophique à l'homme politique ? Que peut apporter l'homme politique au philosophe ? Quel rôle joue le chrétien auprès des deux ?
La réflexion philosophique donne une amplitude et une vision à long terme que l'homme politique ne peut pas avoir, car il a " le nez collé sur le guidon " du fait des impératifs de rapidité de réponse aux problèmes qui lui sont posés et de la pression sociale à laquelle il est soumis. Elle lui permet d'avoir une perspective à moyen et à long terme qu'il ne pourrait pas acquérir sans elle. Elle lui permet de voir la petite lumière au bout du chemin. À l'inverse, l'homme politique permet au philosophe d'expérimenter dans l'action sa pensée et de lui donner corps. Sans l'action politique, la pensée philosophique reste au niveau d'un idéal non réalisé. Le chrétien, au milieu de tout cela, y porte sa petite touche de spiritualité et de charité, qui permet au philosophe de remonter un peu plus loin dans sa pensée, et à l'homme politique de voir un frère dans tout être humain sur lequel il a un quelconque pouvoir.
Sur quels aspects de la personne voudriez-vous centrer votre intervention du 30 septembre 2006 au colloque de Paray-le-Monial sur la personne humaine ?
Je voudrais montrer que la personne humaine est à la fois moteur de l'action et sujet d'attention ; moteur de l'action parce qu'en définitive tout acte social a pour origine une initiative humaine, et qu'il faut donc que la personne humaine qui prend des décisions le fasse toujours en pensant que celles-ci ont des conséquences directes ou indirectes sur d'autres personnes humaines, pour un chrétien : des frères ou des sœurs. Dans cette optique, la communauté internationale, à travers ses organes de décisions, en particulier à l'ONU, a réussi à construire un socle de principes juridiques et politiques qui pourraient être la base d'une société idéale. Malheureusement les hommes, ayant " par nature " un désir de pouvoir effréné, ne prennent pas suffisamment en considération les conséquences de leurs décisions sur les sujets, à savoir les personnes qui vont les mettre en œuvre, les partager ou les subir. L'intérêt social — voire pire, l'intérêt particulier —, qu'il soit à la base celui d'une nation, d'un peuple ou d'un individu, ne doit jamais primer le respect de la personne ou des personnes auxquelles ses décisions vont s'appliquer. C'est là un enjeu du passé, du présent et de l'avenir, bref, l'enjeu de notre monde dans lequel nous, chrétiens, nous devons agir en prenant pour base notre foi, la philosophie qui la sous-tend et la philosophie politique qui en découle.
Sous ces trois angles, l'important est de ne jamais oublier que le sujet de l'action, c'est l'homme, enfant de Dieu.
*Diplomate, ancien juge d'instruction et procureur de la République, Jean-Paul Laborde est chef du Service de prévention du terrorisme de l'Office des Nations-unies contre la drogue et le crime. Maître de conférences associé à la Faculté de droit de Toulouse, Jean-Paul Laborde a contribué directement à l'ONU à l'élaboration de la Convention de Palerme sur la criminalité transnationale organisée (2000).
Les propos tenus par J.-P. Laborde reflètent ses opinions personnelles et n'engagent en aucun cas l'Organisation des Nations-unies.
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Colloque
" LA PERSONNE HUMAINE EN DEBAT "
Paray-le-Monial, 30 septembre-1er octobre 2006
Le colloque des 29, 30 septembre et du 1er octobre 2006, organisé à Paray-le-Monial (Saône-et-Loire), par la Congrégation des frères de Saint Jean, s'inscrit dans la célébration des trente ans de la Congrégation, fondée le 8 décembre 1975, et la commémoration de l'achèvement du Concile Vatican II, et particulièrement la Constitution Gaudium et Spes.
Renseignements
www.colloque2006.stjean.com
Contact : colloque2006@stjean.com