ON N'A PAS FINI DE MESURER LES DEGATS causés par la perte de nos repères nationaux et culturels, due à l'acharnement moderne à déraciner les peuples, à tout mettre en œuvre pour qu'ils perdent jusqu'au souvenir de ce qu'ils furent.

L'une des conséquences de cette perte identitaire est la résurgence depuis une trentaine d'années d'un mouvement qu'il est convenu d'appeler la " Nouvelle Droite ", ou droite néo-païenne (ses membres préfèrent parler de pensée de la Tradition, d'autres de " traditionisme "). Écrivain, historien, Dominique Venner est sans doute l'un des plus brillants représentants en France de ce mouvement " traditioniste ", qui a connu son heure de gloire médiatique dans les années quatre-vingt, sous l'influence de personnalités comme Alain de Benoist ou Louis Pauwels avant sa conversion.

La mode est terminée, mais les idées sont restées vivaces parmi certains milieux journalistiques, politiques ou éditoriaux . Histoire et tradition des Européens en présente une synthèse fort intéressante, très étayée intellectuellement et écrite avec style. Nous ne sommes pas ici chez certains " penseurs " nouveaux droitiers — nous aurons la charité de taire leurs noms — dont les propos pontifiants, pseudo-apocalyptiques et parfaitement fumeux sont souvent à la limite du farcesque (et du coup assez distrayants, comme cette inoubliable déclaration proférée il y a peu sur des ondes courtoises, d'un ton sentencieux, avec l'accent roumain en prime : " Aujourrrd'hui, nous arrrivons au derrrrnier stade de la conflagrrration finall' entre l'êtrrre et le non-êtrrre " sic !) Rien de tel avec Dominique Venner, qui écrit clair et pas pour ne rien dire. D'où la présente réaction.

La Nouvelle Droite, quel que soit le nom qu'on lui donne, se veut avant tout un mouvement de défense de l'identité et de la tradition européennes, ainsi qu'une " révolte contre le monde moderne " pour reprendre le titre d'un livre-culte du philosophe italien Julius Evola. Tout n'est pas négatif, dans cette révolte, tant s'en faut : le refus de la médiocrité, de l'égalitarisme à tous crins, du règne de la quantité, de l'obsession de la rentabilité et du profit financier. Le chapitre intitulé " Nihilisme et saccage de la nature " est à cet égard passionnant. Voilà qui est plutôt sympathique, à première vue. Le problème est de savoir à quoi ces maux sont dus. Pour Dominique Venner comme pour tous ses pairs nouveaux droitiers, l'affaire est entendue : l'identité européenne, si elle était encore vivante, nous permettrait de lutter victorieusement contre la modernité et ses effets pervers ; or elle est affaiblie et menacée de mort par le " nihilisme ". Nihilisme dans lequel le christianisme entre pour une part prépondérante.

 

Religion étrangère

 

Ce que reproche l'auteur au christianisme ? un numéro entier de Liberté politique ne suffirait pas à dresser une liste exhaustive de ses griefs... Résumons donc, très brièvement. Le christianisme, pour Venner, est essentiellement une religion orientale, et en tant que telle étrangère au génie européen. Or tout le livre repose sur l'idée d'une spécificité européenne réduite à ses racines païennes. Qu'une certaine spécificité européenne existe, il n'est pas question ici d'en douter, et la synthèse que fait l'auteur de certains de ses éléments constitutifs est l'un des aspects les plus intéressants du livre : des poèmes homériques aux chansons de geste du Moyen Âge en passant par l'organisation trifonctionnelle de la société chère à Dumézil (ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent). Mais de cette spécificité il fait une transcendance et un absolu, ce qui le conduit d'une part à réduire l'héritage européen à son aspect païen, ce qui est pour le moins paradoxal quand il évoque par exemple le Moyen Âge, d'autre part à opposer l'enracinement identitaire et la tension vers l'universel.

Nul besoin d'insister sur le caractère foncièrement chrétien du Moyen Âge : tous les historiens ont souligné qu'elle est l'époque de la chrétienté par excellence, c'est-à-dire, comme l'a souligné Jean Daujat, une civilisation où les mentalités, les coutumes, la vie de l'esprit, les œuvres artistiques et intellectuelles, la culture au sens moderne du mot, sont totalement imprégnées de christianisme. Seuls les ignorants ne savent pas cela. Dans le cas de l'auteur, qui est tout sauf un ignorant, il s'agit d'un aveuglement volontaire qui l'empêche de saisir la nature profonde de cette époque et qui l'incite à évoquer avec complaisance les guerres de religion ou l'ambition effrénée de certains princes de l'Église. Ce qui après tout est de bonne guerre, sans jeu de mots. Et que personne ne songe à nier.

 

Dialectique idéologique

 

Au-delà de cet aspect particulier, l'erreur majeure de la pensée de Venner, et à travers lui celle de la droite néo-païenne, réside dans l'opposition, totalement factice, entre universalité et identité – une opposition, il faut le noter, largement partagée aujourd'hui. De même que les modernes estiment que l'enracinement tue l'universel et de là condamnent toute forme d'enracinement – l'idée sert de philosophie à un Bernard-Henri Lévy —, de même Dominique Venner condamne l'universel comme obstacle à l'enracinement identitaire. Ces deux idéologies, comme toutes les idéologies, contiennent quelque chose de vrai, ou en tout cas de légitime : l'une aspire confusément à l'universel, l'autre veut préserver l'identité d'un peuple. Mais en en tant que telles, elles veulent enfermer la réalité dans une vision réductrice du monde. Partant, les éléments étrangers à cette conception totalisante ne peuvent que s'opposer à elles irréductiblement.

Dans un cas, l'universalisme idéologique des Lumières (qui a donné le " droit-de-l'hommisme " contemporain), érigé en absolu, rend impensable la manifestation de quelque particularité que ce soit. Héritage chrétien, accuse l'auteur. Oui, mais héritage dévoyé : l'universalisme du XVIIIe siècle a été bricolé à partir d'idées chrétiennes devenues folles, pour reprendre l'expression de Chesterton. Dans l'autre cas, c'est le désir de préserver ses racines européennes et le refus d'un certain nomadisme déshumanisé qui se sont raidi au point de faire de l'identité une valeur transcendante et quasi-sacrée, supérieure à toutes les autres, à laquelle toute réalité extérieure est insupportable.

Ces deux postures intellectuelles empêchent de voir qu'universel et identité enracinée sont parfaitement compatibles. Mieux : que l'enracinement est un moyen, il est même le meilleur, pour accéder à l'universel. Elles tirent leur origine d'une double négation : celle de l'existence d'une nature humaine universelle qui existe depuis que l'homme est homme et qui transcende les époques et les civilisations ; le refus, d'autre part, de la vérité en soi.

Aujourd'hui encore, Homère nous parle, dit l'auteur en substance, c'est bien la preuve que lui et nous sommes un seul et même peuple, en un mot que nous sommes des Européens. Voilà une interprétation plus que contestable, en tout cas fort réductrice. Si Homère nous parle en effet, si Platon, Aristote répondent aux questions que nous nous posons, si les classiques en général traversent les siècles, ce n'est pas parce qu'ils sont européens et nous aussi. C'est surtout parce que la nature humaine est partout et toujours la même et qu'ils ont eu le génie d'en rendre compte. Ils ont su le faire mieux que d'autres auteurs dont nous avons oublié les noms et qui eux, justement, n'ont pas su sortir de leur époque pour accéder à une vision plus large : lorsque l'on s'en souvient encore, on dit qu'ils sont " datés ", expression qui dit bien ce qu'elle veut dire. Homère et Corneille, Aristophane et Molière, Virgile et Cervantès sont certes européens, mais ils sont bien plus que cela : ce sont d'admirables peintres de l'humanité souffrante, combattante, glorieuse parfois, drôle quelquefois, tragique souvent, vivante en un mot. La condition humaine est le fond, le contenu même de leurs œuvres, auxquels l'époque et le pays fournissent la forme et le décor. Quelles que soient les latitudes, les époques, les civilisations, l'homme est toujours un homme : épris de pouvoir, de domination, d'amour, victime de ses passions mais aspirant à quelque chose de plus haut que lui. De cela la littérature fournit des exemples surabondants : de l'avarice d'Harpagon à la ruse de Renard, de l'ambition de Rastignac à la vanité de Maître corbeau, de l'ardeur de Rodrigue au courage d'Antigone, les grands classiques ont tout dit, tout compris de l'homme et de ses passions. La philosophie et la théologie aussi : quand je veux me tenir au courant de l'actualité, je lis saint Paul, dit Chesterton. Et que dire des grands historiens ? Un seul exemple : celui de René Grousset, dont le génie synthétique nous permet (dans son livre Figures de proue) de faire des rapprochements saisissants entre Alexandre le Grand, Gengis Khan ou Napoléon.

 

Le terreau de l'universel

 

Dans son encyclique Fides et Ratio , Jean Paul II évoque cette question de façon magistrale :

 

Un simple regard sur l'histoire ancienne montre [...] qu'en diverses parties de la terre, marquées par des cultures différentes, naissent en même temps les questions de fond qui caractérisent le parcours de l'existence humaine : Qui suis-je ? D'où viens-je et où vais-je ? Pourquoi la présence du mal ? Qu'y aura-t-il après cette vie? Ces interrogations sont présentes dans les écrits sacrés d'Israël, mais elles apparaissent également dans les Védas ainsi que dans l'Avesta ; nous les trouvons dans les écrits de Confucius et de Lao Tseu, comme aussi dans la prédication des Tirthankaras et de Bouddha ; ce sont encore elles que l'on peut reconnaître dans les poèmes d'Homère et dans les tragédies d'Euripide et de Sophocle, de même que dans les traités philosophiques de Platon et d'Aristote. Ces questions ont une source commune : la quête de sens qui depuis toujours est pressante dans le cœur de l'homme, car de la réponse à ces questions dépend l'orientation à donner à l'existence (FR, 1).

 

Est-ce à dire qu'il faut mépriser le cadre national et le terreau culturel dans lesquels les œuvres classiques ont vu le jour, comme le croit le premier BHL venu ? Certainement pas, car ce cadre et ce terreau sont des richesses, ce sont eux qui ont permis aux génies de naître, de s'épanouir et de transmettre leurs œuvres jusqu'à nous. C'est en cela que la nation, ou la cité dans l'Antiquité, est un " fait et un bienfait ", selon le mot de Maurras. Venner, en croyant reconnaître dans l'éternité d'une œuvre la marque de son caractère européen, confond tout simplement humain et européen. Ce qui est tout de même fâcheux... On frémit à l'idée de ce que de telles thèses pourraient donner chez des esprits un peu courts, n'ayant ni la culture ni la hauteur de vue de l'auteur.

On comprend mieux, dès lors, l'hostilité constante de l'auteur vis-à-vis du christianisme. Car de l'universalité de la nature humaine, nulle religion n'est plus convaincue. Nulle mieux qu'elle n'a assuré la diffusion de cette idée que certains Grecs avaient déjà développé, notamment Aristote, que l'auteur cite peu. Le christianisme, loin de nier l'identité des peuples et la grandeur de leurs cultures particulières, les englobe, les féconde, fait le tri entre le bon grain et l'ivraie et permet ainsi aux hommes de ne pas voir leur horizon réduit à leur terroir, de ne pas rester prisonnier d'une vision étroitement nationale des choses et de se hisser au-dessus d'eux-mêmes. Lui seul permet de se prémunir contre le despotisme des princes, la tyrannie des croyances superstitieuses, la dictature de l'air du temps — c'est d'ailleurs cela, au fond, qu'on ne lui pardonne pas.

 

" Malheur aux vaincus "

 

En quoi le christianisme libère-t-il l'homme des fers qui l'enchaînent ? En ce qu'il est, fondamentalement, la religion de la vérité, donc de la liberté personnelle ; non pas la vérité qu'on impose par la force, mais celle à laquelle on accède grâce à son intelligence et à ses sens. Or la vérité, pour l'auteur ne compte pas : " Il n'y a pas de réalité en soi, écrit-il dans le sillage du sophiste Protagoras. Il n'y a de réalité qu'à travers l'interprétation qu'en donnent les hommes. " Autrement dit ce qui est vrai pour certains peuples peut être faux pour d'autres, et inversement. Là, de deux choses l'une : soit l'auteur est sincère, et nous n'avons aucune raison de croire qu'il ne l'est pas, et alors comme il n'y a pas de vérité en soi, toutes les civilisations se valent, les principes aussi ; ce à quoi je crois n'est pas meilleur que les croyances de ceux d'en face, mais ce sont celles de mes ancêtres, donc les miennes, et en tant que telles elles ont ma préférence. Cela est la porte ouverte à toutes les dominations, à la loi du plus fort : si deux peuples entrent en conflit, c'est le vainqueur qui aura raison. Le vaincu ? Les pages très admiratives que l'auteur consacre à la Rome antique et païenne ne laissent aucun doute à ce sujet : " Vae victis ! ", malheur au vaincu. Voilà qui est clair et qui, soit dit en passant, n'entre aucunement en contradiction avec la démocratie contemporaine qui repose tout entière sur la logique majoritaire, donc la loi du plus fort.

Deuxième possibilité : le politiquement correct empêche l'auteur d'écrire ce qu'il pense, à savoir que les valeurs de la civilisation indo-européenne sont supérieures à celles des autres cultures. Supériorité qui va de pair avec celle des Indo-Européens eux-mêmes. Auquel cas, en cas de conflit ou de colonisation, ce sont elles qui inévitablement devront dominer. Non parce qu'elles sont vraies, encore une fois, mais parce qu'elles sont celles des peuples dominants par nature. Dans un cas comme dans l'autre, nous avons affaire aux mêmes germes de la tyrannie et de l'arbitraire : la négation de la vérité objective, négation qui ne peut conduire qu'aux seuls rapports de force, donc à l'écrasement du faible par le fort. Contre cette logique liberticide, seule l'affirmation de la vérité en soi permettent à l'homme, quelles que soient les circonstances et le régime politique dans lequel il vit, de conserver sa liberté intellectuelle, base de toutes les libertés. Nous sommes loin, ici, de la " morale d'esclave " chère à Nietzsche et à ses sectateurs néo-païens.

Négation de la nature humaine, refus de la vérité objective indépendante de la perception que l'on en a : les voilà, les véritables origines du " nihilisme " contemporain — nihilisme qui a poussé sur les ruines d'un christianisme rejeté. Pensée séduisante, car elle flatte l'orgueil de ses lecteurs, la nouvelle droite n'est que superficiellement en opposition avec le " monde moderne ". Sa " révolte " n'est qu'apparence. Sur le fond, elle est sans le savoir en plein accord avec lui. Elle n'offre donc, contrairement à la doctrine chrétienne, aucune alternative crédible à la " modernité ", aucun remède sérieux aux dérives tragiques dont elle est porteuse.

 

CH.-H. D'A.