LIBERTE POLITIQUE n° 42, automne 2008.
Par Dominique Vermersch. La nature, instance morale ? Sans cesser d'être objet d'émerveillement et de contemplation, la nature suggère en elle-même une "économie" renouvelée de la création mais aussi une connaissance plus fine de ce qu'est l'homme lui-même et sa liberté.
NOUS AVONS TOUS FEUILLETE l'une page ou l'autre de La Terre vue du ciel, ouvrage photos à succès de Yann Arthus-Bertrand . Ces photos tapissent désormais les couloirs aseptisés des administrations, des salles d'attente, des écrans de veille de nos ordinateurs. Un tel affichage en dit long, souvent très long, dans des lieux où la technique semble parfois tout régir. Des rizières vietnamiennes aux marchés colorés mexicains, en passant par les mangroves kenyanes, c'est la nature tout à la fois puissante et fragile qui nous saisit de sa beauté majestueuse et de sa complicité souvent docile avec l'industrie humaine.
Mais la connivence n'est pas toujours de mise : l'industrie humaine peut aussi gâcher la photo ; une industrie dont nous sommes rendus toujours plus responsables de ses méfaits. Recherchant l'effet conjuratoire, l'exposition photo devient alors prise de conscience nostalgique. Nostalgie éthique, d'une éthique qui s'affiche... à défaut de la pratiquer. LaTerre vue du ciel, ce sont aussi en effet les friches industrielles, les bidonvilles, les montagnes de déchets sur lesquelles s'agglutinent et survivent les laissés pour compte d'un développement économique anarchique.
La Terre vue du ciel
Mettre en vis-à-vis les atteintes à l'intégrité de la nature et celles relatives à la dignité humaine n'est pas nouveau, le début du livre de la Genèse en fait déjà écho. Mais tout se passe comme si ces atteintes respectives étaient victimes solidaires de maux qui, aujourd'hui, nous submergent. Comme si encore la nature et le vivre ensemble implorent d'être conjugués à nouveaux frais. Au vu en effet des méfaits désormais globaux portés à l'environnement naturel, la nature s'en remettrait donc en ultime appel à un sursaut de sagesse humaine. D'une nature qui nous abritait depuis les origines, la voici remise à la garde de l'homme . Cela nous apparaît comme une nécessité bien effrayante : le devenir même de la nature dépendrait d'une conversion de l'agir humain vers plus de sobriété et de justice.
Il s'agit pourtant d'un fait commun de ces dernières décennies : l'amplification des questions environnementales semble se poursuivre inexorablement. De la contribution des gaz à effet de serre à des modifications climatiques perceptibles, aux phénomènes de pollutions atmosphériques et aquatiques, en passant par l'extinction d'espèces animales et végétales, la problématique environnementale se déploie aujourd'hui du local au global, rappelant s'il en est besoin la permanente vulnérabilité de la condition humaine. Ceci nous donne l'occasion de réexaminer les rapports immémoriaux que l'homme et les sociétés humaines entretiennent avec la nature. Nos méditations environnementales nous rappellent ainsi que celle-ci demeure un tiers, sujet ou objet de nos rapports éthiques à autrui : inspiratrice de nos conduites morales, mais également lieu et enjeu de conflits aujourd'hui des plus virulents. Précisons cela tout d'abord d'un peu plus près.
Qu'est-ce que la Nature ?
Peut-on s'entendre au préalable sur l'acception du mot "nature" ? Le concept demeure en effet l'objet récurrent d'enjeux philosophiques et théologiques, et ce, depuis les traditions les plus anciennes. Le sens, en effet, s'en avère très large : la nature peut évoquer Dieu dans son essence ; le monde visible et matériel qui constitue l'extériorité de l'homme. Mais aussi l'homme lui-même dans ses plus hautes facultés, la liberté, la raison, la volonté : on évoquera alors la nature humaine. Dans l'intrication des notions de nature, d'homme, de Dieu, d'ethos et de religion, on ne peut nier ici l'apport du christianisme qui, au sein même du concept englobant de nature, distingue tout en les reliant la physique et la métaphysique. L'évanouissement progressif et moderne de cette distinction contribuera cependant à l'ambiguïté que l'on peut repérer aujourd'hui dans les discours, une ambiguïté proportionnelle à la largeur du concept et à une diffraction des signifiants. C'est ce qu'on observe par exemple lorsque la théorie scientifique de l'évolution joue le rôle de philosophie première, c'est-à-dire encore d'une physique qui se fait métaphysique.
De fait, les définitions contemporaines s'en tiennent à une polysémie du concept qui ne fait plus appel à l'articulation entre physique et métaphysique. Dans celle donnée par C. Larrère , la nature est tout à la fois du côté du vivant et du changeant : qui naît, se développe et meurt ; mais également du côté de l'ordre, du permanent, de l'être. Le développement scientifique a renforcé cette polysémie, nourrissant la cacophonie actuelle qui permet aujourd'hui d'afficher et de se rallier la nature dans les discours les plus divers. Bref, un concept de nature suffisamment flexible pour être rallié à des convictions antinomiques. Tout cela n'a pu que jeter un fort soupçon, celui développé notamment par la Modernité, sur l'idée d'une signification morale dont pourrait être revêtue la nature. Cette dernière appréciée comme instance morale est pourtant une histoire vieille comme le monde... ou presque.
Dans un passionnant ouvrage sur l'histoire de l'expérience humaine de l'univers , Rémi Brague rappelle en effet que la nature est une idée grecque qu'il définit comme l'ensemble des choses sur lesquelles l'action humaine n'a pas de prise... Les arbres poussent, le soleil se lève, la pluie tombe... Tout ce que nous pouvons faire c'est regarder les choses se passer . Surplombant la technique et la politique, il existe manifestement des choses sur lesquelles nous n'avons pas de prise. À vue contemporaine, cette idée semble a priori discutable, précisément du fait que les crises environnementales actuelles témoignent d'une emprise humaine réelle et inquiétante sur la nature dans sa globalité et son intégrité. Mais à l'échelle du cosmos, cette idée continue à tenir la route ou plutôt l'espace-temps ! Retenons donc de celle-ci l'existence de choses possédant leur mouvement propre, dotées de lois propres et qui, apparemment, se suffisent à elles-mêmes pour exister. Bref, un ensemble de choses qui sera justement dénommé cosmos, pour en signifier aussi la beauté et l'ordonnancement.
Brague retrace ainsi l'histoire du rapport entre la nature, la compréhension que nous en avons, c'est-à-dire la cosmologie et l'éthique. Ce détour est incontournable : si la nature constitue aujourd'hui l'objet englobant de notre sollicitude éthique, cela fait suite à deux millénaires au moins d'histoire durant lesquels la nature, à l'abri de laquelle nous étions, était d'abord perçue comme la principale source d'inspiration éthique. Certes, les premières traces d'écriture (ancien Orient, Égypte, Mésopotamie) rapportent une situation plutôt inverse à première vue, qui faisait dépendre l'ordre cosmique du juste agir humain, des bonnes pratiques humaines. Mais c'est à partir de l'antiquité grecque, contexte d'arrière-plan de la modernité, que la nature allait être considérée comme bonne ; ou du moins suffisamment indicatrice pour nous révéler ce qui était bon ; en précisant d'emblée qu'il ne s'agit pas ici de réduire ce modèle de l'éthique à un naturalisme moral. De ce modèle, de cette sagesse du monde pour reprendre l'expression de Brague, nous sommes doublement sortis : nous en sommes issus et la modernité nous l'a fait quitter... enfin presque. Précisons maintenant les grandes étapes de cette double sortie .
De la sagesse du monde à la sagesse humaine
Dès lors que la nature est perçue comme un cosmos, ensemble beau et ordonné, source de rationalité et témoin d'une sagesse , l'homme est invité à la contempler et à l'imiter. Il est appelé à régler toutes ses pratiques selon cette perception de la nature, à déduire de la sagesse du monde une sagesse humaine. Ce modèle éthique est représenté emblématiquement par le Timée de Platon qui décrit un monde sous forme de cercles concentriques et fabriqué en grande partie par un artisan divin. Le ciel et les astres sont fabriqués de sa propre main et avec perfection tandis qu'il délègue la fabrication de ce qui se trouve sur la terre à des ouvriers moins qualifiés, bien que ces derniers aient été fabriqués par l'artisan divin lui même. De cette sous-traitance, il résulte du désordre, de la dysharmonie. La matière terrestre elle-même n'a pas la même perfection que la matière céleste, elle qui n'est qu'ordre et beauté et qui tourne rond grâce à une âme parfaite. De celle-ci, nous n'avons sur terre qu'un produit dérivé , une âme secondaire qui nous met en mouvement et qui devra s'efforcer d'imiter l'âme céleste parfaite, notamment par le mouvement de la connaissance. Dans ce petit ciel qu'est notre crâne, il faut que cela tourne aussi rond que dans les sphères célestes, ceci afin de transcrire cette sagesse du monde en sagesse humaine. C'est ici l'astronomie qui nous ouvre en fin de compte à l'éducation morale.
Ce modèle d'imitation morale de la nature a tenu tête pendant plus de deux millénaires en récusant deux autres modèles et en composant avec un troisième. Le premier modèle écarté est celui d'Épicure qui nous invite à étudier la nature : pour ne plus en avoir peur et pour se convaincre qu'elle n'a rien à nous apprendre sur le plan moral. Cette approche amorale de la nature se retrouve aujourd'hui dans le matérialisme et le scientisme. L'autre modèle rejeté est l'approche gnostique dans laquelle la nature est toujours l'œuvre d'un artisan mais un artisan incompétent voire méchant : le monde aussi beau soit-il est une prison qui nous empêche d'atteindre le véritable Dieu bon. Enfin, le modèle commun au judaïsme, au christianisme et à l'islam, que Brague dénomme encore modèle abrahamique : le monde ici est l'œuvre d'un Dieu bon ; il est beau et bon mais son utilité morale est moins nécessaire que chez Platon puisque la connaissance de Dieu et de sa loi morale emprunte la voie de la révélation par ses prophètes, par sa Parole...
Plus encore, pour le chrétien, Dieu a envoyé son fils unique : le modèle éthique est incarné. La nature est Création de Dieu, elle reflète les intentions du Créateur. Dieu s'y révèle également, ayant comme planté la loi morale dans la Création. C'est en ce sens que pour le christianisme, le monde créé est doté d'un ordre à la fois naturel et moral symbolisé par les plantations du jardin d'Éden. La nature est donnée à l'homme pour l'accompagner dans son apprentissage de la liberté et de la responsabilité. Précisons enfin que cette vision synthétique du rapport homme-nature s'est déployée au Moyen Âge en prenant appui notamment sur Aristote, pour qui le bien à imiter dans la nature s'exprime sous la forme de fins inscrites dans celle-ci. La source de normativité éthique que procure la nature s'identifie ainsi à la finalité, c'est-à-dire encore à des formes en devenir inscrites dans la nature, et dont le déploiement nécessitera la collaboration de l'homme, ce qui, en retour, lui permettra de s'accomplir. C'est ainsi que Platon, revu et corrigé par Abraham et la révélation chrétienne, la nature comme source de moralité, tout cela a tenu bon pendant toute l'ère médiévale, aussi bien dans le monde juif, chrétien que musulman.
Le monde perdu
Les choses commencèrent à se gâter à la fin du XVIe siècle...
D. V.*
Bio : * Professeur Agrocampus Ouest. Auteur de l'Éthique en friche (Quae, 2007) .
[Fin de l'extrait. Pour lire l'article en entier, avec les notes, se reporter à la version papier. Nous vous remercions de votre compréhension.]