L'EVOLUTION DEMOGRAPHIQUE DE LA FRANCE a souvent été à contre-courant de celle des pays comparables : très tôt peuplée (selon F. Braudel), elle connaît avant les autres un ralentissement de sa natalité.

Elle n'échappe pas au baby-boom (qui démarre en 1943) puis au papy-boom. Mais, maintenant encore, elle fait figure d'exception : avec 1,89 enfant, le taux de fécondité des Françaises est l'un des plus forts de l'Union européenne derrière celui des Irlandaises (1,98), mais devant celui des Scandinaves (1,76) et loin devant la moyenne des 25, qui est de 1,48 en 2003. Mieux encore, si l'indice de fécondité – qui est un taux instantané ne tenant pas compte des effets de structure – est remplacé par un indice de " descendance finale des générations ", il s'en faut de peu que le seuil de renouvellement des générations soit atteint .

Quoi qu'il en soit de ces bons résultats, la France manque toujours d'enfants. La baisse de la fécondité ayant été rapide, profonde et durable, quelles en sont les raisons ? Plusieurs explications ont été avancées : société de consommation, chômage de masse et précarité croissante des emplois, peur de l'avenir, dévalorisation de la maternité initiée par Simone de Beauvoir et reprise par les mouvements féministes , développement des méthodes contraceptives et de l'IVG, allongement des études. Tous ces facteurs ont dû jouer dans le même sens mais il existe beaucoup de contre-exemples qui font penser qu'aucune de ces explications n'est complètement convaincante, du moins comme cause unique ou déterminante.

Deux arguments supplémentaires paraissent plus solides : le travail des femmes et la culture familiale de la société.

" L'entrée des femmes sur le marché du travail est considérée unanimement comme un des phénomènes majeurs de ce siècle . " Leur taux d'emploi est de 54% - , ce qui représente environ dix millions de femmes au travail (salarié) et 40% des actifs. Mais la corrélation négative entre le taux d'emploi et la taille de la famille montre que la femme qui souhaite enfanter est souvent contrainte de choisir entre son travail et son enfant .

Le second facteur susceptible d'influencer la fécondité est la culture familiale de la société, cet ensemble de valeurs, d'histoire, de représentation sociale de la femme et de la famille, telles qu'elles existent dans un pays, qu'elles sont véhiculées par les médias et soutenues et aidées par l'État. La dimension culturelle et symbolique de cet ensemble est très forte et son importance — primordiale à nos yeux — peut être illustrée par le cas allemand. Notre voisin (ainsi que l'Autriche) a l'un des taux de fécondité les plus bas du monde, avec 1,4 enfant par femme en âge de procréer ; l'idéal de l'absence d'enfants se développe , particulièrement chez les hommes puisqu'un sur quatre (26% au lieu de 13% en1992) déclare ne pas vouloir d'enfant, tandis que les jeunes femmes sont 15% (contre 10% en 1992) à renoncer à la maternité et que 36% des personnes âgées de 20 à 39 ans affirment ne pas vouloir de descendance. Pour la plupart des experts, le faible taux de natalité et la baisse du désir d'enfant s'expliquent avant tout par l'absence de climat favorable à la famille. La politique familiale suivie en la matière n'en est que le reflet et la traduction dans les faits . Aussi n'est-il pas étonnant que l'État, au nom du principe de subsidiarité, intervienne peu dans les affaires de la famille et incite les mères à s'arrêter de travailler pour garder leurs enfants à la maison , ce qui rend très difficile pour de nombreuses mères — dont la volonté, il est vrai, est de maintenir leur niveau de vie actuel — de concilier travail et maternité.

La problématique de notre article se situe précisément à l'interface de ces deux facteurs influents de la fécondité que sont le travail des femmes et la culture des valeurs familiales dont la politique familiale n'est qu'un aspect.

 

La culture d'abord : malgré sa remise en cause , la famille est toujours le pilier principal des identités. À la question : " Qu'est-ce qui vous permet le mieux de dire qui vous êtes ? ", 86% des personnes interrogées citent leur famille , le métier arrivant loin derrière (40%).

La famille est également considérée comme la base de l'organisation sociale et, à ce titre, sa protection par l'État est garantie par la Constitution de 1946 : " La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. "

Le climat général change cependant dans un sens de moins en moins favorable à la famille, surtout la famille nombreuse, le modèle prévalant étant la famille de deux enfants . La publicité, les médias, l'État lui-même en fonction de sa couleur politique n'y contribuent pas. Il est clair que les gouvernements de gauche ne sont pas favorables à une politique familiale active . Quant aux gouvernements de droite, ils tiennent bien souvent un double langage : ils se disent favorables mais ne se donnent pas les moyens de la politique qu'ils prétendent vouloir conduire . Mais l'État n'est pas seul en cause.

 

Le travail des femmes : l'interaction des sphères professionnelle et familiale met en jeu d'autres acteurs, en particulier les syndicats et les chefs d'entreprise, à tel point que les sociologues attribuent l'avantage compétitif des pays nordiques à la " confiance mutuelle " entre les différents acteurs . Au-delà des normes juridiques et des discours officiels, le rôle des règles, des discours informels et des comportements " au quotidien " est essentiel . Et il n'est pas sûr qu'au quotidien les chefs d'entreprise français soient très favorables à l'aménagement du temps de travail des femmes : " Ce sont les femmes qui payent le plus lourd tribut à la précarité du travail, à travers le temps partiel et les petits boulots de la nouvelle domesticité . " C'est bien entendu le temps partiel subi qui est évoqué ici, synonyme de salaire mensuel de misère, d'horaires hachés, d'insécurité et de stress .

Dans la mesure où le temps partiel renvoie à la question des autres temps de vie et à la sphère domestique, la réflexion sur le temps partiel (et la réduction du temps de travail) doit être abordée dans un cadre plus large, celui de notre mode de vie qui, en trente ans, a davantage changé qu'en trois siècles : le modèle " linéaire " éducation/vie active/retraite étant de plus en plus mis à mal par un modèle dit d'overlapping dans lequel ces différentes phases s'enchaînent (" se chevauchent ") tout au long de la vie.

D'autre part, les mentalités et les idées étant toujours en retard sur les faits, la gestion sociale du travail n'a pas encore pris en compte dans toute sa mesure le décalage entre la féminisation des emplois et le maintien de la répartition traditionnelle des tâches au sein de la cellule familiale qui nuit au parcours professionnel des femmes et à leur désir de maternité. C'est au nom de l'égalité des sexes que des mesures ont été prises dans la plupart des pays développés, les principales en France étant le droit à l'éducation, le droit de vote et d'éligibilité, le droit à l'avortement, l'obtention de droits civils divers (divorce, ouverture d'un compte en banque...), l'accès à des écoles ou à certains métiers autrefois réservés aux hommes . Mais cette " égalité " reste assez formelle, ce qui fait dire à Nicole Ameline, ex-ministre de la Parité et de l'Égalité professionnelle : " Aujourd'hui, en droit, l'égalité des sexes est presque intégralement réalisée, mais entre le droit et le fait, il y a un écart considérable . "

De quelle égalité s'agit-il ? Les mots ne sont-ils pas piégés ? Le combat " féministe " pour l'égalité des sexes a eu ceci de bon de faire tomber des discriminations qui maintenaient la femme dans un statut de " mineure " protégée par son mari et de la faire accéder à un certain degré d'autonomie . Mais, poussé à l'extrême, le principe d'égalité en vient à nier celui de différence et donc à nier toute spécificité féminine et à conduire l'humanité à son extinction . Il est bien clair que, quelle que soit l'évolution inéluctable du système de protection sociale , une nouvelle forme de contrat social entre les sexes est nécessaire, définissant les droits respectifs et les relations entre hommes et femmes dans la société, et ce sur la base de deux principes indissociables :

 

• Principe d'égalité professionnelle : à travail égal, salaire égal ; c'est un des chefs de bataille de M. Chirac . Se pose également un problème de carrière lorsque la femme s'arrête de travailler pour prendre un congé de maternité.

• Principe de différence : il s'agit de mieux prendre en compte les maternités et les responsabilités familiales qui sont encore largement assumées par les femmes .

 

En effet l'étude de l'évolution dans l'usage du temps de la population urbaine française âgée de 18 à 64 ans au cours de la période 1974-1998 montre qu'en moyenne les femmes " travaillent " plus que les hommes :

 

Emplois du temps d'une journée moyenne*

Hommes Femmes

Travail total 7h08 7h36

Dont :

- travail professionnel et scolaire 4h57 3h23

- travail domestique

(incluant bricolage et jardinage) 2h11 4h13

*Mixte de jours ouvrables et de week-ends ; chiffres de 1998 avant les lois Aubry qui les modifient légèrement. Source : Insee, Futuribles, avril 2003.

 

Sans entrer dans le détail, ces enquêtes montrent que si l'on considère les tâches domestiques non rémunérées comme un vrai travail, les femmes en moyenne travaillent plus longtemps que les hommes, le moindre travail professionnel étant plus que compensé par le travail domestique . Au sein de celui-ci, le temps passé par les hommes aux " soins et éducation des enfants " est passé de 8 mn en 1974 à 10 mn en 1998, tandis que pour les femmes ce temps passe de 41 mn à 30 mn : " Soins aux enfants et cuisine sont des activités en déclin et très majoritairement féminines ".

Ainsi, malgré la féminisation croissante du monde du travail et le recul du modèle familial où l'homme est le seul actif du ménage , la division sexuelle des tâches demeure traditionnelle, les femmes consacrant toujours plus de temps (deux fois plus) aux tâches domestiques et parentales que leurs homologues masculins. Aider la femme à ne pas arbitrer le travail contre l'enfant mais à les concilier, tel est l'objet de la réflexion que mène actuellement le gouvernement français. S'il réussit, il fait coup double : en maintenant la femme au travail ou en lui facilitant l'accès, il améliore les comptes de la Sécurité sociale et des caisses de retraite . En favorisant la natalité, il réduit le rythme de vieillissement de la population et donc il améliore le sort des générations futures et favorise la croissance et l'emploi .

Depuis longtemps déjà, la France s'est singularisée par une politique familiale généreuse, nataliste, multiforme : allocations familiales, quotient familial, école gratuite, allocations diverses, système d'accueil des enfants en bas âge diversifiés... Toutes ces mesures sont bonnes, certes, mais pas encore à la hauteur de l'enjeu démographique de nos sociétés vieillissantes. La problématique sur laquelle réfléchit le gouvernement actuel n'est plus celle d'incitation à la natalité mais plutôt d'amélioration des conditions de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle. Le rôle de l'État est alors de supprimer les obstacles juridiques et institutionnels qui empêchent les couples de mener à bien leur projet familial quel qu'il soit ; l'hypothèse sous-jacente étant que si les choix peuvent être pris " en toute liberté ", les femmes auront davantage d'enfants.

Cette nouvelle politique s'exprime clairement dans le rapport public que le gouvernement Raffarin avait commandé à M. Douste-Blazy, ministre des Solidarités, de la santé et de la famille, pour éclairer les choix du gouvernement en matière de politique familiale. Dirigé par Hubert Brin, président de l'UNAF, il s'intitule Enjeux démographiques et accompagnement du désir d'enfants des familles. Le titre est éloquent et montre que les préoccupations sociales prennent le pas sur les préoccupations familiales.

Les hasards du calendrier ont fait qu'au même moment, sont publiés les résultats de l'enquête Famille de 1999, réalisée par l'Institut national des études démographiques et dans laquelle se trouve une étude de Thomas Piketty sur la question qui nous intéresse. Est-ce à dire que le gouvernement a enfin entendu les nombreuses recommandations des économistes et des associations familiales (UNAF , AFC ...) qui, depuis longtemps déjà, ont joué et jouent encore un rôle de premier plan dans les débats concernant la politique familiale ? On peut l'espérer car depuis qu'est connu le fait que la France n'est plus en mesure d'assurer le renouvellement des générations, rien ou presque n'a été fait : ou c'est de l'autisme – et dans ce cas l'on se demande à quoi servent les élites (" conseillers du Prince ") qui réfléchissent – ou c'est de l'idéologie anti-nataliste – et dans ce cas, force est de constater que c'est la culture de mort qui domine les esprits et la société.

C'est bien de cela qu'il s'agit : voulons-nous vivre ou voulons-nous mourir ? Au rythme où vont les choses, la race humaine est menacée d'extinction, au même titre que certaines espèces animales ou végétales. Les idéologies s'érodant sous la pression des faits qui, comme chacun sait, sont têtus, le rapport Brin constitue peut-être un tournant dans la politique familiale de la France car elle pose les bonnes questions : quelles sont les mesures susceptibles d'améliorer la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle (principe d'égalité) et d'encourager la natalité (principe de différence) ? À ce titre, l'Allocation parentale d'éducation (APE) représente un cas d'école (I). Elle a été modifiée par la PAJE (II) qui, elle-même, le sera à la suite des recommandations du rapport Brin (III).

 

 

 

I- UNE MESURE PHARE : L' ALLOCATION PARENTALE D'EDUCATION (APE)

 

Comme on l'a vu plus haut, la France ayant mené traditionnellement une politique familiale et nataliste affirmée, c'est à elle qu'on attribue " l'exception française ", à savoir un fort taux de natalité et d'activité des femmes. Il s'agit en réalité d'une présomption d'influence car les dispositions contenues dans la politique familiale sont tellement nombreuses et enchevêtrées qu'il est impossible d'évaluer séparément l'impact d'une mesure particulière.

En revanche une étude d'impact est possible pour l'APE car, bien qu'introduite de manière progressive entre 1985 et 1987, elle a subi une réforme brutale en 1994, ce qui en fait un " cas d'école ".

Entre 1985 et 1994, l'APE était une allocation versée aux mères de deux enfants décidant de s'arrêter de travailler à la naissance du troisième. Le 1er juillet 1994, la mesure est étendue aux mères à la naissance de leur deuxième enfant et l'allocation est due tant que le benjamin est âgé de moins de trois ans. Une autre condition est exigée : avoir exercé une activité professionnelle d'au moins deux ans dans les cinq ans qui précèdent la naissance. Si l'arrêt de travail est complet, l'allocation se monte à 512,64 € ; s'il est partiel, elle varie entre 338,96 € pour une durée de travail inférieure à 50% et 256,34 € pour une durée de travail comprise entre 50% et 80%.

Une première étude d'impact effectuée par T. Piketty montre qu'entre 100 à 150 000 mères de deux enfants ne se seraient pas arrêtées de travailler à la naissance de leur deuxième enfant en l'absence de la réforme de 1994. Ce qui veut dire que sur 300 000 allocataires de l'APE de rang 2 au 31 décembre 1997, entre le tiers et la moitié ont quitté totalement ou partiellement le marché du travail grâce à l'extension de l'APE au deuxième enfant : l'impact est donc positif sur la décrue du chômage. La limite de cette première étude est qu'elle repose sur des données s'arrêtant en 1997 et donc qu'elle ne peut répondre à deux questions connexes extrêmement importantes : quel est l'impact d'une telle mesure sur la probabilité de reprendre un emploi et sur la fécondité ? C'est l'objet d'une seconde étude de Piketty fondée sur l'exploitation des enquêtes Emploi 1982-2002 et de l'enquête Famille de 1999 .

 

L'impact de l'APE sur l'activité féminine

 

Les principaux résultats sont les suivants :

• Les résultats de l'étude de 1998 sont confirmés et, depuis, le nombre d'APE de rang 2 s'est stabilisé autour de 300 000. En l'espace de trois ans (1994-97), leur taux d'activité est retombé au niveau de celui des années 80 : de 69% en mars 1994 il est passé à 53,5% en 1997. Cela représente de 100 à 150 000 retraits supplémentaires du marché du travail.

• Le fait pour les mères de trois enfants d'être passées par l'APE de rang 2 semble avoir fortement augmenté leurs chances de s'interrompre pour le troisième enfant. Cela représente environ 50 000 retraits supplémentaires.

• Au total donc, entre 150 à 200 000 retraits supplémentaires ont été induits par la réforme de 1994, soit 30 à 40% du total d'APE de rang 2 et 3.

• Il n'y a pas eu d'effet d'apprentissage en ce sens que l'adaptation du comportement des mères à la nouvelle donne a été quasi immédiate.

• Ce sont les mères jeunes et peu qualifiées qui ont eu préférentiellement recours à l'APE après 1994 : le taux d'emploi des mères sans diplôme chute de 46,8%, celui des mères avec le niveau BEPC chute de 36,6%, celui des mères avec baccalauréat et plus de 15,8% . L'explication la plus simple vient de ce que le montant de l'APE étant forfaitaire, le manque à gagner (" coût d'opportunité ") du fait de l'arrêt du travail est d'autant plus important que le revenu – supposé indexé sur le diplôme et l'ancienneté– est plus élevé.

 

L'impact sur la natalité

 

Il est net lorsqu'on observe les courbes de natalité et de fécondité qui se redressent toutes les deux à partir de 1994 , alors qu'elles étaient à la baisse depuis l'année 1965. Mais quelle part des 60 000 naissances annuelles supplémentaires enregistrées entre 1994 et 2001 revient à la nouvelle APE ? Selon Piketty, pas plus de 30% , se répartissant en : 1/ passage d'un à deux enfants : 12 000 naissances par an, soit 20% du total supplémentaire ; 2/ passage de deux à trois enfants : 5000, soit moins de 10%.

Ce résultat est remarquable car il différencie le modèle français de l'expérience suédoise. Dans les années 80, en effet, des mesures ont été prises pour inciter les Suédoises à avoir un deuxième enfant plus vite. L'indice conjoncturel de fécondité a augmenté de façon spectaculaire : de 1,6 en 1984 il est passé à 2,1 en 1990. Mais dès 1996 il est retombé à son niveau de 1984 (avec un ICF de 1,5), ce qui prouve que la hausse était due à un phénomène d'anticipation des naissances de rang 2 et non à une hausse permanente et structurelle .

En France, en revanche, la hausse durable des naissances montre d'une part que le désir d'enfant est là, d'autre part que si les bonnes mesures publiques sont prises pour y répondre, la fécondité peut se redresser durablement. La question s'était posée de savoir ce que recouvre précisément ce " désir d'enfants ". Pour certains démographes , les couples ont les enfants qu'ils désirent et n'ont généralement pas ceux qu'ils ne désirent pas , la conclusion logique étant que l'État doit mener " une politique permettant d'avoir dans de bonnes conditions les enfants qu'ils désirent plutôt que de permettre aux couples d'avoir les enfants qu'ils sont empêchés d'avoir ". Une thèse diamétralement opposée, reposant sur des enquêtes d'opinion qui révèlent un nombre idéal d'enfants désiré dans l'absolu de 2,6, soutient qu'en ce domaine (comme en d'autres, plus matériels) les désirs peuvent outrepasser la réalité, ce qui légitime une politique visant à combler cet écart. Les premières conclusions positives tirées de la réforme de 1994 viennent conforter cette thèse.

 

L'impact sur le retour à l'emploi

 

Une mère qui choisit l'APE pour élever ses enfants pourra-t-elle retrouver facilement une activité ? Celle-ci risque-t-elle d'être moins qualifiée ? Les conditions d'emploi seront-elles moins favorables ? Telles sont les questions qu'elle se pose et qui déterminent en partie son choix.

 

La question du retour à l'emploi et du risque de chômage

 

En principe l'APE garantit à son bénéficiaire le droit de réintégration dans son entreprise ou son administration et l'étude de Piketty vérifie que ce droit est dans l'ensemble bien respecté.

Une étude de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) confirme un important mouvement de retour à l'activité de toutes les femmes l'année suivant les trois ans de l'enfant. Cependant le comportement des mères diffère selon leur niveau de qualification. Pour les peu qualifiées, celles dont les enfants sont nés avant la réforme de 1994 ont eu un retour à l'emploi progressif et plus précoce. Celles qui ont bénéficié de l'APE de rang 2 (donc après 1994) ont vu au contraire leur taux d'activité se maintenir à un niveau faible (autour de 55%) durant les trois années qui suivent la naissance de l'enfant, c'est-à-dire jusqu'à épuisement de leurs droits. Les difficultés de réinsertion sur le marché du travail ont été réelles pour ces mères-là, mais passagères et elles ne sont pas dues à la réforme de 1994, mais à leur faible niveau de qualification et à la conjoncture économique.

En revanche, le comportement des mères qualifiées est similaire avant et après la réforme de 1994 : retour progressif à l'emploi dès la première année de l'enfant.

 

Déqualification

 

C'est une crainte naturelle de penser que " l'on vous oublie " quand on reste longtemps en " congé de maternité ". L'étude la Drees le confirme : un retrait durable (trois ans) du marché du travail semble impliquer, à niveau de diplôme égal, une tendance à la déqualification. Ce résultat a été obtenu en comparant le type d'emploi occupé par les mères ayant repris le travail après deux ans d'arrêt et par celles s'étant arrêté trois ans.

D'autres sources permettent de comprendre le phénomène. Selon G. Vanier , " en matière d'avancement et donc de carrière, là encore un retard apparaît. Dans tous les corps... la proportion des femmes qui atteignent les grades supérieurs est trois fois moindre dans le grade de commissaire divisionnaire et, pour les gradés, sept fois moindre pour l'accès au grade de major ". Bien évidemment la moindre promotion des femmes n'est pas due exclusivement à leur(s) maternité(s), mais elle(s) y contribue(nt) sans aucun doute, comme l'explique A.-C. Jourdren-Vasseur : " Pour les cadres, la carrière se joue entre 25 et 35 ans, généralement à l'âge de la maternité : 90% des hommes ne connaissent pas, au cours de leur vie professionnelle, d'interruption de leur activité supérieure à un mois alors que ce chiffre passe à 66% chez les femmes, la maternité expliquant cette différence. "

À un moment ou à un autre va se poser la question fondamentale : " Pour le bien commun du ménage, laquelle des deux carrières est à préserver en priorité ? Dans la majorité des cas, ce sera celle du mari. Tout simplement parce que la carrière de la femme a déjà commencé à décrocher " et que son revenu est en général plus faible.

 

Conditions d'emploi moins favorables

 

Selon l'étude de la Drees, c'est le cas des mères qui étaient inactives l'année précédant les trois ans de leur deuxième enfant : elles étaient 61% à retrouver un temps partiel (contre 38% pour les mères actives l'année précédente) ; et parmi elles, 20% occupaient un emploi à temps partiel hebdomadaire inférieur ou égal à 20 heures . L'étude confirme que ce temps partiel est majoritairement " subi " car un quart d'entre elles souhaiteraient travailler davantage, soit une proportion quatre fois plus élevée que parmi les femmes qui n'ont pas cessé de travailler ou qui ont profité moins longtemps de l'APE (6%).

Les moins bonnes conditions d'emploi se constatent également dans les types de contrats signés. Toutes choses égales par ailleurs, la probabilité des anciennes inactives, qui ont retrouvé un emploi l'année des trois ans de leur enfant (APE à taux plein et à durée maximale), d'avoir un contrat à durée limitée (CDD, interim, contrat aidé) est multipliée par 6,5 (cf. note 54).

Comme on a pu le constater, la réforme de l'APE en 1994 a eu des effets très positifs sur la natalité ainsi que sur le marché du travail en contribuant à faire baisser le taux d'activité et le taux de chômage, sans parler des effets à long terme bénéfiques en termes de dynamisme économique, d'emplois, de cotisations sociales et de retraite futures. En revanche, les effets semblent moins favorables pour les mères en termes de carrière professionnelle et de conditions de travail, surtout pour les moins qualifiées. Une première réforme est intervenue en 2003, applicable aux familles dont les enfants de moins de trois ans sont nés depuis le 1er janvier 2004.

 

 

 

II - LA PRESTATION D'ACCUEIL DU JEUNE ENFANT (PAJE)

 

La PAJE se compose d'une prime à la naissance, d'une allocation de base, d'un complément de libre choix de mode de garde et — pour le domaine qui nous intéresse — d'un complément de libre choix d'activité qui a vocation à remplacer l'APE. Le montage juridique de la PAJE est un chef d'œuvre de la bureaucratie française ; il sera intéressant de vérifier s'il s'est produit un effet d'apprentissage (contrairement à l'APE).

La nouveauté principale est que le complément de libre choix d'activité, sorte de congé parental rémunéré, est dû dès le premier enfant pendant six mois à compter de la naissance de l'enfant ou de la fin du congé de maternité . Au delà d'un enfant, le complément est versé jusqu'au troisième anniversaire de l'enfant.

L'autre nouveauté est que le versement du complément est soumis à des conditions extrêmement restrictives :

 

• des conditions de ressources : un couple avec un enfant et un revenu ne doit pas gagner plus de deux smic ; et avec deux revenus, pas plus de 1,4 smic.

• des conditions de cotisations : la personne dans le couple qui décide de s'arrêter de travailler doit avoir cotisé au moins huit trimestres (soit 2 ans) dans les deux années qui précèdent la naissance d'un premier enfant (et dans les quatre années qui précèdent la naissance d'un deuxième enfant). Le nouveau dispositif durcit les conditions de cotisations préalables à l'arrêt du travail puisque l'APE prévoyait que la mère ait exercé une activité professionnelle d'au moins deux ans dans les cinq ans qui précèdent la naissance. En raccourcissant les délais, le législateur a la volonté d'inciter les mères à avoir des maternités plus précoces et plus rapprochées mais, ce faisant, il risque de faire capoter le système : cotiser deux ans dans les deux années qui précèdent la naissance d'un premier enfant peut être difficile dans un contexte de chômage élevé et de précarité forte ; avoir deux enfants en quatre ans et trois en cinq ans peut faire figure de parcours du combattant ! Et visiblement rien n'a été prévu pour les femmes qui feraient le choix d'avoir des enfants avant d'entamer une activité professionnelle.

 

En définitive, et au vu des multiples mesures très techniques et compliquées que nous

n'aborderons pas ici, la PAJE pénalise le choix des femmes d'avoir des enfants tôt, alors que c'est une condition favorable pour avoir une famille nombreuse : une fois de plus la " famille nombreuse " n'est pas reconnue en tant que telle, source de richesse immatérielle (car humaine) et de dynamisme économique. Par les conditions de ressources et de cotisations qu'elle impose, la PAJE privilégie certes les bas revenus mais défavorise grandement les classes moyennes qui constituent le gros du bataillon de la population française : sans aucun doute des considérations budgétaires ont conduit le gouvernement à ratiociner, privilégiant le court terme et l'empêchant de mettre en place une vaste réforme du code de la famille dont la France aurait tant besoin. Plus grave, la politique familiale se dénature en devenant une branche de la politique sociale. Faut-il rappeler qu'elles poursuivent deux objectifs différents : la politique sociale, celui d'atténuer la gravité d'une situation considérée comme mauvaise, la politique familiale au contraire, celui de promouvoir ce mode d'organisation de la vie en société et d'aider à son épanouissement.

Est-ce parce que le gouvernement Raffarin était conscient des insuffisances de la PAJE ou est-ce par manie de réformer – art dans lequel excellent les Français – qu'un rapport public a été commandé par le ministère de la Santé et de la famille pour éclairer les choix du gouvernement lors de la Conférence de la famille ? Quoi qu'il en soit, il est bien vrai le dicton de Boileau : " Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage " !

 

 

III - LES PROPOSITIONS DU RAPPORT BRIN

 

Elles tirent pour l'essentiel les leçons de l'expérience passée en matière d'allocation parentale d'éducation. Nous avons vu plus haut que l'APE avait plutôt profité aux femmes les moins qualifiées et qu'elles avaient eu tendance à aller jusqu'à l'épuisement de leurs droits, ce qui fragilise leur réinsertion professionnelle. D'autre part la modestie de l'indemnité forfaitaire de l'allocation (512 € à taux plein, soit un demi-smic) est peu incitatrice pour les ménages aux revenus moyens et pas du tout pour ceux aux revenus élevés.

L'objectif déclaré du rapport Brin n'étant pas ouvertement nataliste , il est logique qu'il contienne principalement des mesures en faveur des femmes peu qualifiées et à revenus modestes ; en résumé, un congé parental plus court et mieux indemnisé :

 

• plus court, pour inciter les femmes à reprendre le travail plus rapidement : un an au lieu de trois ;

• mieux indemnisé, pour inciter les femmes à revenus moyens et élevés à avoir les enfants qu'elles désirent (cf. note 53) : le complément de libre choix serait de 70% du dernier salaire, avec un plancher à 700 € et un plafond à 1000 €, soit quasiment un smic.

 

Ainsi peut-on déceler dans l'approche du rapport Brin un double objectif correspondant à la dualité du monde des femmes qui exercent une activité professionnelle : d'un côté le monde des femmes sans diplôme et à faibles revenus qu'il faut plutôt inciter à ne pas s'installer trop longtemps dans une niche de mères au foyer touchant une sorte de " salaire maternel " somme toute assez confortable, compte tenu de la galère qu'elles supporteraient dans les petits boulots, le temps partiel subi, les CDD, les horaires flexibles ou l'intérim ; de l'autre le monde des femmes diplômées et à revenus moyens ou élevés qui arbitrent trop souvent (aux yeux de l'État) en faveur de leur carrière professionnelle et au détriment de leur maternité car le manque à gagner est trop élevé, celui-ci se composant non seulement du " coût d'opportunité " subi du fait de l'arrêt de travail, mais encore des coûts en temps et en argent de l'éducation des enfants.

 

Quelle appréciation ?

 

Que penser du rapport Brin? Les mesures qui contribuent à " lisser " les dispositions de la réforme nous semblent souhaitables car elles sont dans l'esprit d'une véritable politique familiale :

 

• pourquoi, en effet, indemniser les mères d'un enfant pendant six mois et les mères de deux enfants et plus pendant trois ans ? Celles-ci seraient-elles plus " méritantes " ?

• pourquoi indemniser si peu, et d'autant moins que les revenus de la famille sont plus élevés, alors que les coûts d'éducation et d'entretien d'un enfant sont considérables ? Un récent sondage parmi des femmes ayant des enfants révélait que 59% d'entre elles désireraient avoir davantage d'enfants si leurs revenus étaient plus élevés . Un autre sondage a montré que 78% des parents actifs auraient demandé le congé parental s'il était rémunéré à hauteur de 50% de leur salaire. Ce n'est pas " l'aumône " qui est demandé, mais une juste compensation des pertes de revenus et des charges d'éducation et d'entretien des enfants, source de richesse future pour la collectivité.

 

Le gouvernement vient d'arbitrer : à côté du congé parental de trois ans rémunéré à 512 € et qui continuera d'exister, les femmes pourront choisir à partir de leur troisième enfant un congé parental plus court, d'une durée d'un an et rémunéré à 750 €. Ainsi, en réservant la réforme — dans un premier temps — au troisième enfant pour des raisons soi-disant budgétaires , le projet se vide en partie de sa pertinence et révèle son véritable objectif : faire revenir les mères de trois enfants, aujourd'hui inactives , sur le marché du travail. Le raccourcissement du congé parental va complètement à l'encontre du désir des mères et des besoins des enfants. Il se déguise des plumes vertueuses du paon en postulant que la longueur du congé (trois ans à partir du deuxième enfant) rend le retour à l'activité plus difficile, alors que l'étude de la Deers a bien montré que " le surcroît de difficulté des anciennes bénéficiaires de l'APE lors de leur retour sur le marché du travail est lié à leurs caractéristiques initiales " , c'est-à-dire à leur moindre degré de qualification. C'est donc à une action de formation auprès de ces femmes que le gouvernement doit s'atteler. Une mesure contenue dans le rapport Brin va dans ce sens : " prévoir les modalités du maintien d'un contact entre le salarié et l'entreprise durant le congé, ainsi que les modalités de son retour " ; ce qui revient simplement à rappeler que l'employeur doit aussi faire une part du chemin mais cela ne dédouane pas pour autant le gouvernement de ses responsabilités. Or la question n'est pas abordée.

D'autre part le gouvernement n'a pas retenu pour l'indemnisation du congé parental le mode de calcul préconisé par le rapport Brin, à savoir un pourcentage du revenu antérieur. Fixer un niveau égal pour tous satisfait certes les exigences de l'égalité mais celle-ci n'est-elle pas trompeuse, puisque celui (celle) qui s'arrête de travailler pour avoir un enfant subit un manque à gagner d'autant plus important que le revenu auquel il renonce est élevé ? L'idée du pourcentage, avec un plancher et un plafond, était une bonne idée... sans doute trop chère pour les finances publiques actuelles. Mais, alors, le supplément accordé par la nouvelle loi (750 – 512 = 238 €) sera-t-il suffisant pour modifier le comportement des femmes dont le salaire se situe dans la moyenne du salaire féminin français ? Il semble bien peu en comparaison des deux ans supplémentaires de congé parental que peut acheter le renoncement à ces 238 € par mois. L'avenir nous le dira.

D'autres mesures ont été adoptées lors de la Conférence de la famille, la plus intéressante étant l'aide à la petite enfance, sous forme de doublement du crédit d'impôt pour les frais de garde des enfants de moins de six ans hors du domicile familial. Mesure louable certes, en attendant mieux, c'est-à-dire un accroissement sensible de l'offre de garde. Mais l'impression demeure que les questions de fond n'ont pas été traitées, ni même évoquées. Elles concernent principalement le " monde du travail ".

En effet les femmes qui acceptent aujourd'hui de mettre au monde des enfants ont fait leur part du chemin, et même plus, et il est naturel de leur faciliter les choses, à la fois en matière d'emploi et de carrière professionnelle , et en matière de natalité. D'après le sondage Ipsos sus-mentionné, 62% des parents interrogés estiment ne pas disposer d'assez de temps pour leurs enfants et 67% souhaitent que la durée du congé parental puisse être étendue au delà des trois ans de l'enfant, et même jusqu'à ses six ans pour 48%.

Cette dernière exigence est probablement irréaliste pour le moment en termes de coûts budgétaires mais elle révèle un réel besoin de consacrer davantage de temps à l'éducation des enfants, besoin qui pourrait être bien mieux satisfait ( à moyens constants) par des aménagements adéquats, en l'occurrence davantage de souplesse :

 

• par fractionnement du congé parental : le prendre complètement avant les trois ans de l'enfant est inutilement rigide, les parents ayant besoin d'accompagner leur(s) enfant(s) dans des périodes difficiles (maladie, difficultés et rythmes scolaires, crise d'adolescence...)

• par des aménagements d'horaires de travail ou d'espaces pour les enfants au sein de l'entreprise.

 

En ce qui concerne le premier point, une enquête sur " l'aide aux devoirs apportée par

les parents " montre que c'est en début de scolarité que l'aide est la plus importante : 14 heures par mois et par enfant pour les mères, 5 pour les pères. Au collège, l'aide passe respectivement à 11 heures et 4 heures, au lycée 4 et 2 heures. C'est dire que la charge éducative augmente vite et considérablement avec la taille de la famille et que cette charge pèse deux fois plus sur les mères que sur les pères . D'autre part, si le temps passé aux devoirs diminue avec l'âge des enfants, l'expérience montre en revanche que le temps gratuit passé avec eux augmente. Chaque situation étant unique, il est illusoire de prétendre que le législateur peut s'y adapter et le cadre doit être assez général pour que les familles puissent prendre les congés parentaux au rythme éminemment variable dont leur famille a besoin.

En ce qui concerne le second point, on touche à la question très complexe de l'organisation du monde du travail ; très complexe car entrent en jeu les mentalités, les institutions, l'histoire, le droit, la mondialisation. C'est véritablement la " pierre d'achoppement " de nos sociétés à qui la question est posée : quelle est la place de l'Homme dans l'économie, quelle est la place de la famille dans la société ? C'est-à-dire en fait : quelle place veut-on leur donner ? et quel prix sommes-nous prêts à payer pour cela ?

Pour l'instant, les réticences observées en France chez les entrepreneurs sont nombreuses et tenaces . Un indicateur simple, qui mesure l'importance de l'écart entre la durée de travail pratiquée et la durée désirée, nous est fourni par l'enquête Emploi de l'Insee en 1995 : cela concerne 80 000 salariés à temps partiel désirant travailler 8h45 de moins par semaine et 2 150 000 salariés à temps plein désirant travailler 11 heures de moins. Parmi ces salariés concernés qui aspireraient à une réduction de leur durée de travail, les femmes sont sur-représentées, particulièrement lorsqu'elles ont un enfant de moins de trois ans. Une enquête réalisée par Eurostat en 1994 enfonce le clou : la France est le pays d'Europe (parmi 12) où le pourcentage de femmes salariées à temps partiel désirant passer à temps plein est le plus important (10%) et où le pourcentage de femmes salariées à temps plein désirant travailler à temps partiel est le troisième plus important (20%) après l'Italie (28%) et la Belgique (24%).

Ainsi voit-on que la distribution du travail entre les individus est mal faite, ce qui pose la question de la flexibilité de l'organisation du travail. Mais qu'entend-on par flexibilité ? " Elle prend les visages de Janus : l'un sourit, l'autre pas . " Certes un progrès est réalisé avec la loi des 35 heures qui a permis de dégager des congés de réduction du temps de travail (les fameux RTT) qui permettent à 63% des femmes de passer plus de temps avec leurs enfants , mais cette loi a eu aussi pour effet pervers, en diminuant la durée légale de travail, de la fractionner davantage dans la semaine, ce qui augmente la pénibilité du travail à temps partiel subi.

Si l'on veut réellement améliorer la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, c'est une remise en cause beaucoup plus radicale du mode de production tayloriste-fordiste qui est nécessaire. La littérature économique prend souvent en exemple le modèle scandinave — et le rapport Brin n'échappe pas à cette mode intellectuelle en proposant pour la France " une voie à la suédoise ". L'on a vu ce qu'il en était du modèle suédois, à savoir qu'il ne suffit pas de prendre des mesures redistributives pour améliorer durablement la fécondité. D'autre part, en Finlande, les contrats à durée déterminée (CDD) apportent à l'organisation de la vie une insécurité qui est l'un des problèmes majeurs de la conciliation entre le travail et la famille : les titulaires de CDD se marient deux fois moins et ont moins d'enfants que ceux qui ont un contrat permanent. Aussi, malgré une législation très favorable à la conciliation, " les pressions et la flexibilité du travail s'accentuant, il en découle que dans la recherche d'un compromis en matière d'utilisation des temps, c'est la famille qui doit céder ".

En résumé, le système actuel d'emploi et de protection sociale a perdu, avec la fin des Trente glorieuses, une grande partie de sa légitimité. Les gouvernants commencent à le reconnaître. Ainsi lors de la présentation de ses orientations économiques, le ministre de l'Économie, des finances et de l'industrie Thierry Breton, recouvrant sa liberté de parole après le référendum sur l'Europe, déclarait à la presse : " Le modèle social qui est le nôtre, auquel nous sommes si attachés, nous le finançons à crédit. On a fait croire aux Français que l'on pouvait travailler moins et avoir un système plus protecteur, ce n'est pas vrai . " Enfin une parole de vérité, claire et sans ambages !

Deux leçons peuvent être tirées du modèle social nordique :

 

1/ Ce n'est pas l'emploi qu'il faut garantir mais les droits de la personne ; le système danois associe la " flexibilité " des emplois (avec facilité de licenciement) avec la " sécurité " des travailleurs (à qui l'on assure pendant un temps assez long un revenu de transfert et une formation payés par l'impôt) .

2/ L'État doit pouvoir garantir la possibilité de retrouver un emploi grâce à une série " d'accords négociés " et décentralisés, comportant divers types de congés (parental, de formation...) et une gestion souple du temps de travail tout au long de la vie active pour favoriser la natalité et le soutien à l'enfant à tous les âges de la vie. Cela renvoie au concept de " marchés transitionnels du travail " qui s'inspire du modèle suédois développé dans les années 50-60 par G. Rehn et R. Meidner et qui permet aux travailleurs de changer de statut en cours de carrière.

 

Il ne faudrait pas croire, cependant, que ce sont des remèdes miracles. D'une part les " modèles " sont difficilement exportables : le Danemark fonde sa logique de solidarité sur une logique ethnique qui n'appartient pas à notre tradition ; en Suède, c'est la vigueur de la croissance qui permet une politique de protection sociale généreuse, ce qui n'est pas le cas de la France. Plus encore, la flexibilité du marché du travail ne garantit en rien la croissance et la création d'emplois , elle la favorise sans doute mais ne la provoque pas. Enfin l'évolution (pour ne pas dire la révolution) nécessaire de la gestion du système productif et de la main d'œuvre qu'implique la mondialisation rend de plus en plus difficile l'humanisation des relations de travail et la prise en compte des " groupes à risques " que sont les jeunes, les seniors et les mères de famille.

La famille est sans doute l'institution qui a subi le plus de bouleversements depuis ce dernier quart de siècle : baisse des mariages, hausse des divorces, des unions libres, des PaCS, des cohabitations non résidentielles, des familles mono et homoparentales, des familles recomposées, des enfants hors-mariage ; recul de l'âge du mariage et de l'âge de la première maternité ; participation croissante des femmes sur le marché du travail... On n'en finirait pas d'égrener tous les facteurs qui concourent à l'extinction de l'espèce, aussi sûrement que la pollution croissante de notre planète. Et pourtant, cela tient du miracle, la famille est toujours considérée au niveau individuel comme le pilier principal de notre identité ; le désir d'enfant est intact et, pas entièrement satisfait, demande à être soutenu ; la natalité se maintient à un niveau élevé qui fait de la Française la femme la plus féconde d'Europe après l'Irlandaise.

Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que les mesures prises en 1994 pour mieux satisfaire le désir d'enfant se soient révélées efficaces. Le remplacement de l'APE par la PAJE brouille les cartes, complexifie le dispositif et le restreint en imposant des conditions de ressources qui créent des " trappes à pauvreté ". Les mesures prises récemment par le gouvernement Villepin, sans être mauvaises, sont à la hauteur des finances de l'État, c'est-à-dire bien modestes, et suscitent des réactions mitigées : " sans ambition nationale " déplore le PS, " ne correspondant pas aux attentes réelles des parents " selon la CGT, à l'efficacité douteuse, selon la CFDT. Bref, il est urgent pour l'État :

 

• au plan financier : de revenir à une politique d'inspiration familiale et universelle donnant droit à des allocations qui ne se différencient pas selon le nombre et le rang des enfants et qui ne sont pas soumises à des conditions de ressources ou à une expérience professionnelle préalable.

• au plan non financier : 1/ de modifier le code du travail pour aider les entreprises à inventer un nouveau contrat social non pénalisant pour la carrière professionnelle des mères de famille (temps partiel choisi, horaires flexibles, semaine de travail comprimée volontaire, travail à domicile ...) ; 2/ d'assurer aux mères qui se sont arrêtées de travailler des formations de recyclage pour faciliter leur réinsertion professionnelle ; 3/ d'augmenter les capacités d'accueil des enfants en bas âge (crèches , garderies, assistantes maternelles) ; 4/ d'aider les familles nombreuses à se loger ; 5/ de veiller à ce que le droit de la famille consacre le mariage comme l'union d'un homme et d'une femme, comme fondateur de toute famille et du respect de toute vie, comme cellule de base et ciment de la société : en l'absence de projet parental stable, toute mesure publique d'incitation ou d'assistance à l'enfant est vouée à l'échec.

 

On objectera que toutes ces mesures sont coûteuses pour les finances publiques. Certes, elles n'en restent pas moins incontournables dans notre société vieillissante où le nombre d'actifs sur lesquels repose le financement de la protection sociale diminue d'année en année par rapport aux inactifs. En outre, les développements les plus récents de la science économique montrent que la croissance nécessite un minimum de dynamisme démographique et donc une reproduction assurant le remplacement des générations. En prenant des mesures qui permettent aux couples de mener à bien leur projet familial, l'État répondra à un réel désir d'enfant non satisfait, ce qui contribuera à soutenir la croissance démographique. En facilitant la conciliation de la vie familiale et professionnelle, il permettra à des femmes de plus en plus nombreuses de rejoindre le marché du travail, ce qui contribuera à soutenir la croissance économique et à financer la protection sociale. Enfin, il ne faudrait pas sous-estimer la capacité d'innovation des acteurs économiques en matière sociale, à condition que l'État ne veuille pas se mêler de tout : la mise en place de crèches d'entreprises en est un bon — et récent — exemple.

Le temps est venu de la remise en cause du modèle alternatif : " Ou je mène une vie professionnelle, ou je mène une vie privée ", qui est un jeu à somme nulle. Seul le modèle cumulatif : et/et, soutenu par une politique familiale active et imaginative, est capable de dégager les excédents de croissance nécessaires pour viabiliser notre modèle social et, de façon beaucoup plus fondamentale, pour assurer le développement " durable " de notre pays et ... de l'humanité.

 

N. BR. DE L.