POUR LE MAGISTERE, la doctrine sociale de l'Église n'est pas une troisième voie entre théories contradictoires, qui leur emprunterait les avantages sans en épouser les inconvénients. Corpus pratique, elle joue un rôle critique face aux institutions des hommes et rappelle comment celles-ci peuvent contribuer à faire fleurir l'idéal évangélique.
Elle est en quelque sorte un antimodèle. Aux chrétiens et aux hommes de bonne volonté de s'en inspirer, selon leurs vocations particulières pour agir.
C'est dans cet esprit que deux de nos lecteurs, hommes d'expérience, engagés dans leurs entreprises, ont soumis à notre revue des réflexions qu'ils ont tirées de leur expérience, l'un, sur l'esprit du don, l'autre, sur l'esprit d'entreprise. On pourra critiquer ces contributions, dont la démarche empirique peut paraître incomplète. Nous avons choisi de les publier, non seulement pour illustrer la réactivité et l'engagement de nos lecteurs — aux approches sensiblement différentes mais surtout complémentaires, on le verra — mais parce qu'elles posent de véritables questions, appelant un véritable approfondissement.
L'objet de ce dossier est de manifester en quoi l'enseignement social chrétien appréhende le réel à travers l'expérience humaine, tel que Jean Paul II l'a précisé clairement dans l'encyclique Sollicitudo rei socialis (n. 41) :
La doctrine sociale de l'Église n'est pas une " troisième voie " entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi. Elle n'est pas non plus une idéologie, mais la formulation précise des résultats d'une réflexion attentive sur les réalités complexes de l'existence de l'homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d'interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l'enseignement de l'Evangile sur l'homme et sa vocation à la foi terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d'orienter le comportement chrétien. C'est pourquoi elle n'entre pas dans le domaine de l'idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale.
La doctrine sociale de l'Église est une instance critique, passant à son crible les imparfaites institutions des hommes, les appelant à se réformer et in fine à se convertir à l'appel de l'Évangile. N'attendons donc pas d'elle de solutions prêtes à l'emploi ni de programmes de réformes clef en main. Mais les laïcs engagés dans l'action et prenant parti de ce fait dans le débat temporel, considèrent avec attention les conseils du chef de l'Église : attentifs comme lui aux " réalités complexes de l'existence de l'homme " ils pourront peut-être progresser dans le service du Christ et des hommes en dépassant les habituelles oppositions idéologiques.
Jean Paul II le suggère directement dans Centesimus annus (n. 42), s'interrogeant sur la manière d'interpréter les acceptions du modèle " capitaliste " :
L'Église n'a pas de modèle à proposer. Les modèles véritables et réellement efficaces ne peuvent être conçus que dans le cadre des différentes situations historiques, par l'effort de tous les responsables qui font face aux problèmes concrets sous tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels imbriqués les uns avec les autres. Face à ces responsabilités, l'Église présente sa doctrine sociale comme une orientation intellectuelle indispensable.
Pour des raisons historiques, la doctrine sociale de l'Église est trop souvent réduite aux questions économiques, comme si seule l'économie et le monde de l'entreprise épuisaient la " question sociale " : ceci est une erreur grave, à l'origine de nombreuses confusions. Pour autant, c'est bien sous cet angle que nous voulons manifester en quoi la doctrine sociale de l'Église " examine la conformité des réalités ou leurs divergences avec les orientations de l'enseignement de l'Évangile " : c'est dans cet esprit, que les auteurs de ce dossier ont cherché, chacun à sa façon, l'antimodèle qui contourne les abstractions idéologiques. Hommes d'entreprise et universitaires, ils ne prétendent pas faire le tour de la question mais seulement diffuser la lumière qui éclaire leurs engagements et leurs responsabilités. Ce sont en quelque sorte des observations critiques, ou plutôt des prises de position prospectives, invitant au débat.
Georges Jacovlev, consultant en organisation industrielle, ayant distingué les mécanismes qui structurent à des degrés divers les régimes économiques, souligne les bienfaits de l'économie communautaire, celle qui invite à l'initiative. La présentation de quelques unes de ces expériences alternatives, comme celle des SEL (systèmes d'échanges locaux) ou des Focolari, mériteraient sans doute un développement critique approfondi, mais elle ouvre des pistes. L'auteur propose ainsi un rééquilibrage novateur, respectueux des lois de l'économie, exigence rappelée par Pierre La Roche : l'esprit d'entreprise est la condition de la croissance et de l'emploi. La thèse de cet autre consultant, associé d'un cabinet d'audit international, pose une question dont on pourra débattre : peut-on réduire le cœur de l'économie d'entreprise à l'innovation, même prise au sens large ?
Comment les biens propres peuvent-ils converger vers le bien commun par la vertu de l'échange ? C'est l'interrogation centrale qui est ici posée, et à laquelle répond plus directement Martin Caillou, essayiste, spécialiste du dialogue entre intransigeants et libéraux. Affranchi de la cupidité commerciale par le respect de la justice, l'échange peut être considéré comme une forme de libéralité d'autant plus généreuse qu'elle est stimulée par la concurrence. Ceci met en évidence l'articulation entre les lois éthiques et le fonctionnement des mécanismes économiques, neutres en eux-mêmes : " L'éthique ne peut être la justification ou la légitimation d'un système, mais plutôt la sauvegarde de tout ce qui est humain dans un système " vient de rappeler Jean Paul II. Ce que précise Jean-Yves Naudet à partir des textes du Magistère, manifestant la rationalité de la doctrine sociale de l'Église et son respect des conclusions de la science économique. Sur un mode plus politique, l'économiste Bernard Cherlonneix s'efforce de dépasser l'opposition des visions socialiste et libérale des droits de l'homme, appelant à cultiver le sens de ses obligations, sens qui guide l'action d'une façon plus assurée que la conception de " créancier " qu'elles font toutes deux prévaloir.
A. P.-T.