Par PAUL AIRIAU,
historien. A publié Cent ans de laïcité française 1905-2005 (Presses de la renaissance).
OU FAUT-IL COMMENCER ? Jusqu'où remonter, pour comprendre cette laïcité positive (expression lancée dans le monde catholique à la fin des années 1980, et qui mériterait à elle seule une enquête) que le voyage de Benoît XVI a remise sur le tapis ? La question n'est pas sans importance pour l'historien, qui a besoin de situer les faits dans le temps. À la longue durée, on préférera un temps court, voire très court, afin de bien saisir ce qui ne s'est pas passé récemment. Car, brûlons d'emblée nos vaisseaux, il ne s'est rien passé en ce qui concerne la laïcité, du moins pour le moment, hormis des paroles. Et que sont des mots, si ce n'est la vanité des vanités ?

Soit donc une chronologie resserrée en trois temps. Mai 2007 : l'élection de Nicolas Sarkozy comme président de la République, candidat qui avait présenté sa vision de la laïcité dans un ouvrage d'entretien, La République, les Religions, l'Espérance (Cerf, 2004). Décembre 2007-janvier 2008 : la succession de trois discours, le premier le 17 décembre 2007 dans la salle de la signature du palais du Latran lorsque le nouveau président est installé comme chanoine d'honneur de la cathédrale Saint Jean du Latran ; le second le 14 janvier 2008, adressé au Conseil consultatif d'Arabie Saoudite ; le troisième le 17 janvier, prononcé au palais de l'Élysée lors de la cérémonie des vœux aux Forces de la Nation. Enfin, le 12 septembre 2008, dans le même palais, l'allocution du président accueillant Benoît XVI lors de sa visite apostolique en France à l'occasion du cent cinquantième anniversaire des apparitions de Lourdes, et le discours du pape .

Le président, le sage et tous les autres
Partons de l'initiateur de la large mise en circulation de la laïcité positive . Le président de la République a de nombreuses originalités, dont la moindre n'est pas de parler très souvent à la première personne du singulier, même lorsqu'il exerce sa fonction, ou plutôt, qui s'affirme comme individu en étant président. À cet égard, on comprend peut-être mieux cet étonnant rapprochement, voire cette identification, de la vocation sacerdotale et religieuse et de la profession politique dans le discours au Latran : la réalisation d'une identité individuelle par l'acquiescement à une force irrépressible qui [vient] de l'intérieur . On dépasse largement ce qu'avait pu faire François Mitterrand, qui, alors qu'il était chef de l'État, s'était interrogé sur les questions religieuses, sans s'exprimer comme président. On avait alors assisté à cette situation paradoxale d'un président en exercice qui devenait un sage, et dont les paroles n'avaient de poids que parce qu'il était président, bien qu'il ne les eût pas prononcé comme président . Ici est l'originalité de N. Sarkozy : ce que ses prédécesseurs faisaient comme individus alors qu'ils étaient présidents, et savaient donc que leurs positions personnelles ne resteraient pas sans suite, il le fait en tant que président assumant l'individu.

La mutation est sans doute alors davantage du côté de la fonction présidentielle que du côté de la laïcité, en raison de la personnalité de l'individu président, qui sans arrêt se met en scène. Cette présence de l'individu dans la fonction est sans doute le premier point à relever des discours présidentiels sur la laïcité, d'autant plus que l'individu s'efface en partie dans l'allocution du 12 septembre. Il était encore plus absent à Riyad, au profit de l'assertion de vérités litaniques ( L'homme n'est pas sur Terre pour détruire la vie mais pour la donner. L'homme n'est pas sur Terre pour haïr mais pour aimer. L'Homme n'est pas sur Terre pour transmettre à ses enfants moins qu'il n'a reçu mais davantage ), le président virant au Sage.

Cet exercice sapientiel de la fonction présidentielle s'accentue lorsque l'on découvre que c'est en fait toute une anthropologie religieuse qui est développée, spécialement au Latran : l'homme a des questions fondamentales [...] sur le sens de la vie et sur le mystère de la mort qui ne peuvent être comblées par les engagements humains temporels. Ainsi, le fait spirituel, c'est la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher un transcendance. Le fait religieux, c'est la réponse des religieux à cette aspiration fondamentale qui existe depuis que l'homme a conscience de sa destinée. Banale anthropologie, banales distinctions, certes, renouvelée à Riyad ( La vie de l'Homme n'a pas qu'une dimension matérielle. Il ne suffit pas à l'Homme de consommer pour être heureux ). Moins banales sont les réflexions théologiques et spirituelles du sage président : les croyants des religions du livre adorent le même Dieu unique , Dieu transcendant qui est dans la pensée et dans le cœur de chaque homme. Dieu qui n'asservit pas l'homme mais le libère (Riyad), même si les autres croyances et les spiritualités humanistes ne sont pas oubliées. L'anthropologue deviendrait-il croyant, dépasserait-il la posture du sage ? Peut-être. Et on revient alors à l'individu-président se mettant en scène.

Tout aussi originale est la prise en compte de la situation des croyants dans le monde moderne : [...] la frontière entre la foi et la non-croyance [...] traverse en vérité chacun de nous . Le travail de la modernité au cœur de l'adhésion religieuse est ainsi pris en compte, en même temps qu'est assumée la situation historique qui a vu disparaître les espérances millénaristes portées par la démocratie libérale appuyée sur le capitalisme et par le marxisme soviétisé, titisé, castrisé, africanisé ou asiatisé ( Aucune de ces différentes perspectives [progrès technique, démocratie, améliorations de conditions de vie, communisme, nazisme] n'a été en mesure de combler le besoin profond des hommes et de femmes de trouver un sens à l'existence ). C'est donc une forme de désillusion qui se manifeste, atteignant la laïcité comme projet émancipateur et spirituel : Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il est important qu'il s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance (Latran).

Le constat sociologique se fonde sur une anthropologie qui ignore ce que fut le passé anciens et ne prend en compte que le présent. Loin est en effet le temps où Napoléon pouvait établir les enseignants de l'Université dans le célibat – sans véritable succès d'ailleurs – afin qu'ils formassent une communauté éducative dévouée aux élèves. Loin est aussi le temps où les communautés rurales préféraient des religieuses enseignantes aux institutrices laïques, en raison du célibat consacré des premières garantissant leur disponibilité entière et leur non participation à la compétition matrimoniale villageoise – au point que le modèle de l'institutrice célibataire a longtemps été prégnant . Loin est encore le temps des hussards noirs de la République .

Des inflexions relatives
Indéniablement, N. Sarkozy valorise les religions, plus que la pensée humaniste ou l'incroyance. Il faut croire que cette dernière souffre, à ses yeux, de l'insuffisance de traiter correctement la question de la mort. Faut-il penser qu'il lui manque surtout l'affirmation de l'immortalité de l'âme ? Peut-être, l'insistance sur le sens de la vie et la signification de la mort, ce que l'on peut mettre derrière le mot espérance qui revient si souvent, irait bien dans ce sens. À cet égard, il y a bien une inflexion par rapport aux positions antérieures, visible aussi lorsque le président affirme que la religion est le fondement de toute civilisation. Ce faisant, il se situe dans une perspective classique lisant l'histoire comme la sortie de la religion, qui laisse cependant sa marque dans les mondes sécularisés. Cette affirmation de l'antériorité de la religion est originale en ce que la sortie hors de la religion n'est pas présentée comme une nécessaire libération ou un exode tragique, mais comme le fruit d'une histoire dont il faut savoir assumer la dimension dramatique. À la lecture de l'émancipation de l'esprit humain luttant contre l'obscurantisme religieux, d'un progrès fondé sur la rupture, il substitue celle d'une évolution particulière qui ne saurait faire table rase de ce qui fut parce que cela demeure. La métaphore de la racine (Latran) est ici parlante.

Cependant, cette interprétation socio-historique, qui n'investit pas les transformations qui se sont produites d'une quelconque valeur, n'en oublie pas pour autant l'instrumentalisation du religieux par le politique. S'il relit l'histoire, N. Sarkozy ne renie en rien la primauté du politique qui s'est instaurée. L'intérêt de la République, c'est qu'il y ait beaucoup d'hommes et de femmes qui espèrent (Latran). Les religions, ce sont des patrimoines, des patrimoines vivants de réflexion et de pensée, pas seulement sur Dieu, mais aussi sur l'homme, sur la société, et même sur cette préoccupation aujourd'hui centrale qu'est la nature et la défense de l'environnement. Ce serait une folie de nous en priver (allocution du 12 septembre). Utilité de la religion comme réservoir de réflexions, dans lequel il est possible de puiser pour traiter des problèmes sociaux ou sociétaux très concrets, comme source d'engagements au maintien et à l'amélioration du lien social, voilà une logique que les républicains d'après la Première Guerre mondiale n'auraient pas reniée. Le religieux peut et doit servir à la paix de la société française et au rayonnement de la France. Cette lecture politique est ancienne, non seulement en régime concordataire, mais aussi en régime de Séparation. Elle était par exemple clairement présente dans les négociations sur la reprise des relations diplomatiques franco-vaticanes en 1920 (conserver à la France sa mission traditionnelle de protection des chrétiens d'Orient), puis dans les tentatives de pression sur les nominations épiscopales des années 1920 (obtenir des évêques orientant le clergé vers l'accord avec la République et les œuvres sociales).

 

 

[Fin de l'extrait. Pour lire la totalité de l'article avec l'appareil de notes, se reporter à la version papier. Nous vous remercions de votre compréhension.]