LE FILM CONTROVERSE de Mel Gibson, la Passion du Christ, sortie à son tour en DVD, n'est compréhensible que dans le contexte de la nouvelle école de films historiques que l'on pourrait qualifier de " néo-réaliste ", animée d'un souci scrupuleux de reconstitution historique.
Ce souci, qui répond à l'exigence d'un certain public, peut être en partie satisfait aujourd'hui grâce tant au progrès de l'archéologie qu'à celui des moyens techniques. Cette école s'exprime dans un film comme Gladiator (Ridley Scott, 2000) ou encore Troie (Wolfgang Petersen, 2003) : même si ce dernier se rapporte à un récit légendaire, il est archéologiquement vraisemblable. Entièrement réalisé en araméen et en latin sous-titrés, à l'évidence le film de Mel Gibson se situe dans la même mouvance.
Même si beaucoup d'incertitudes demeurent sur la vie et la mort du Christ, les fondements historiques du film sont assurément plus solides que ceux de Troie, qui ne s'appuie que sur l'Iliade. Soucieux de rassembler le maximum de détails, vrais ou faux, c'est une autre question, l'auteur a eu recours à plusieurs sources aisément repérables.
D'abord, bien sûr, les quatre Évangiles. Mel Gibson aurait pu s'en tenir à eux, voire comme Pasolini, à un seul d'entre eux. Ce n'est pas le choix qu'il a fait : il a fait appel à deux sources d'inspiration complémentaires, au moins. La première, ce sont les visions d'Anne-Catherine Emmerich (béatifiée le 3 octobre), cette voyante allemande du début du XIXe siècle dont l'écrivain Brentano a mis en forme les récits. Ce texte, contrairement à ce qui s'est dit, n'est nullement antisémite. Bien au contraire, il a le mérite de montrer que la foule qui acclame le Christ à son entrée à Jérusalem n'est pas la même que celle qui demande quelques jours plus tard qu'on le crucifie, que donc il y a deux partis à Jérusalem et non point une seule masse versatile. Lu à la loupe, il n'est d'ailleurs guère plus qu'une synthèse des quatre Évangiles.
La seconde source complémentaire est constituée de toutes les recherches effectuées sur le Saint-Suaire. Même si des doutes subsistent quant à l'authenticité de cette relique, elle a suscité depuis un siècle et surtout au cours des trente dernières années, une masse considérable de recherches archéologiques dont on trouve la trace évidente dans le film : que la flagellation à la romaine ait été un supplice presque aussi horrible que la crucifixion, ce qui n'apparaît pas du tout dans les Évangiles, résulte ainsi de ces recherches.
Que l'on additionne encore des textes apocryphes, comme les Actes de Pilate ou encore les spéculations des Pères de l'Église sur le rôle du démon dans la Passion, et on rendra compte de la plupart des détails qui figurent dans ce film. Ajoutons à ces sources d'inspiration diverses une réflexion solide sur la société antique, dans laquelle Mel Gibson se sera montré selon nous plus clairvoyant que bien des historiens patentés. C'est dire combien se seront mépris tous les critiques peu informés qui ont traité ce film comme un récit inventé au caractère aussi arbitraire que l'aurait été un roman. Certains de ces critiques, qui n'avaient visiblement jamais lu les Évangiles, n'ont fait que montrer à quel point la culture religieuse est devenue lacunaire en ce début de XXIe siècle.
Un film violent ?
Une fois ce parti pris réaliste admis, les principales critiques faites au film se trouvent affaiblies.
D'abord l'accusation stupide d'être un film violent, comme si faire mourir quelqu'un sur une croix n'était pas un acte extraordinairement violent. Un soir, lors de l'émission Le Masque et la Plume, La Passion du Christ de Mel Gibson se trouve à l'ordre du jour. Déchaînement de tous les critiques présents. Georges Charensol n'est plus là pour battre en brèche la pensée unique cinématographique : le film est lynché. Et que lui reproche-t-on d'abord ? De raconter un lynchage. On ne sera pas étonné que René Girard, le théoricien du lynchage fondateur, ait reconnu dans cette œuvre son enfant. Et c'est bien de cela qu'il s'agit même si un semblant de procès eut lieu et si certains exégètes — que Mel Gibson ne prend pas en compte — considèrent avec de bonnes raisons que le Christ fut détenu deux ou trois jours en prison : quelque chose comme un lynchage.
Que le Christ ait été battu dès le trajet entre le Jardin des Oliviers et le tribunal a paru à certains de la violence gratuite. Qu'Anne-Catherine Emmerich le dise ne saurait suffire à justifier cette présentation. Plus convaincant est l'argument de la vraisemblance. Au moment où on découvre le comportement de l'armée américaine en Irak à l'égard de ses prisonniers, comment s'étonner qu'une bande de soldats de l'Antiquité considère que le prévenu est coupable et mérite d'emblée le châtiment, qu'en tous les cas un premier passage à tabac soit utile pour lui ôter d'emblée toute superbe. Surtout après une échauffourée où soldats et gardes ont frôlé la mort. Pierre a tiré l'épée. D'autres aussi sans doute. Une oreille a été coupée, cela aurait pu être pire.
Ardant du Picq, dans ses belles études sur le combat antique, a rappelé ce qu'avait de terriblement tendu un combat au corps à corps à l'arme blanche, l'excitation (nous dirions la production d'adrénaline) extraordinaire qu'il entraînait. L'histoire n'est pas seulement représentation mais volonté, le récit de terribles chocs de volontés. La première scène de Gladiator, morceau d'anthologie à cet égard, le montre bien. L'IGS et le MRAP n'existaient pas alors, la presse non plus : que le Christ ait reçu ses premières bourrades immédiatement après son arrestation est plus que vraisemblable. En tous les cas l'Écriture ne cache pas qu'on le frappa pendant le procès.
La flagellation à la romaine, c'était cent coups d'un instrument dont on a retrouvé des exemplaires dans les champs de fouilles et qui visait à déchirer les chairs. Un supplicié d'une constitution moyenne n'y survivait généralement pas. Que le corps du Christ se soit trouvé entièrement couvert de sang après un tel supplice est physiologiquement vraisemblable. C'est le fait qu'il se soit relevé qui l'est moins : un des messages discrets du film n'est-il pas que, pour consommer le sacrifice jusqu'au bout, le Fils a, par l'effet d'une grâce particulière, outrepassé les limites ordinaires de la nature ?
On comprendra donc l'indécence de ceux qui dénoncent les excès d'" hémoglobine " déversés pendant cette passion. Quelques fois cette critique émane de prêtres dont le rôle central est pourtant de reproduire chaque jour sur l'autel le sacrifice du sang versé pour le salut des hommes. On voudrait que cela n'ait été que quelques gouttes symboliques !
On déplore aussi que, selon le film, les soldats romains se soient comportés en soudards, voire en brutes sadiques, tout au long du Chemin de croix. On les aurait voulus de marbre comme les statues qui nous en sont restées, ou disciplinés comme nos gendarmes. C'est oublier le climat d'excitation sanguinaire que crée un supplice physique. C'est oublier aussi la situation d'une armée d'occupation toujours sur la défensive. C'est oublier surtout le caractère de la société antique fondée sur l'esclavage d'une moitié de la population et donc une extraordinaire violence. L'esclavage ne pouvait être maintenu que par une contrainte terrible. Les historiens nous rapportent comment certaines révoltes de peuples asservis ou d'esclaves se traduisirent à l'époque même du Christ, par des centaines de crucifixions au bord des routes. Imagine-t-on que ceux qui pratiquaient de manière ordinaire ce genre de supplice étaient des êtres froids, soucieux d'exécuter sobrement les sentences et de minimiser les souffrances des condamnés ? Que le Christ ait été peu ménagé lors de la mise en croix correspond non seulement à certains détails physiques que l'on a cru voir sur le Suaire mais aussi à une ambiance de brutalité plus que vraisemblable.
Que Pierre ait tiré l'épée lors de l'arrestation du Christ, lui qui était le " chef " du parti " galiléen ", laisse supposer que d'autres étaient prêts à le faire, que donc Jérusalem se trouvait à ce moment là au bord de la guerre civile entre Juifs. Dans un tel contexte, l'ordre de non-résistance donné par Jésus à Pierre prend une autre signification : il évite une tuerie généralisée dans Jérusalem. Mais de cela, les Romains ne pouvaient être assurés jusqu'au dernier moment.
... antisémite ?
L'autre critique est celle de l'antisémitisme supposé du film. Nous n'avons pas vu pour notre part en quoi il allait plus loin que les Évangiles sur ce terrain. Ceux-ci disent clairement que les chefs religieux juifs voulaient la mort du Christ. C'est peut-être faux. Mais dans ce cas, c'est le Nouveau Testament qui doit être mis en cause, non le film de Mel Gibson.
Tel auteur nous dit que le film aurait du s'en tenir à la sobriété des Évangiles et ne pas nous montrer des prêtres juifs aussi déchaînés à l'encontre de Celui qu'ils considéraient comme un faux Messie. Ils n'étaient, dit-on, que des juges appliquant froidement la sentence prévue par la Loi. Qui peut le croire au vu du climat de haine qui baigne toute la fin de la vie publique de Jésus ? Admettons qu'en déchirant ses vêtements, Caïphe n'ait accompli qu'un geste rituel. Mais pourquoi les sentiments des juges du Christ eussent-ils été différents de ceux des juges d'Étienne, tels qu'ils sont rapportés par les Actes des apôtres : " À ces mots, leurs cœurs frémissaient de rage et ils grinçaient des dents contre Étienne " (Ac 7, 54).
Au vu de l'ensemble du déroulement du récit, plus qu'antisémite, ce film pourrait plutôt paraître antiromain, tant est souligné le déchaînement sadique de la soldatesque tout au long de la journée. Mais nous avons montré tout ce qu'il y avait de vraisemblable dans ce comportement.
Si les soldats romains sont antipathiques, Pilate, en revanche, lui, ne l'est pas. Cela aussi est conforme à l'Évangile qui nous dit que Pilate, " dès lors, cherchait à sauver Jésus ". Mais Mel Gibson n'a-t-il pas un peu forcé le trait ? On peut le penser. D'autant que le comportement réel du gouverneur fut en vérité fort ambigu. Il ne pouvait ignorer que les grands-prêtres voulaient la mort du Christ et non une punition symbolique. Il connaissait aussi le caractère atroce de la flagellation qu'il décide de son propre chef. Superstitieux comme tous les Romains, ne l'a-t-il pas ordonnée dans le secret espoir qu'elle entraînerait la mort du condamné sans que sa responsabilité plénière soit engagée ? Cela Mel Gibson ne le dit pas.
La scène où la femme de Pilate fait un geste de consolation à l'égard de Marie, quoique issue des apocryphes, est peu vraisemblable et fait dangereusement pencher la balance au bénéfice des Gentils – au détriment donc des Juifs. Le rôle de Joseph d'Arimathie et de Nicodème aurait pu être plus nettement évoqué, comme l'a fait Zefirelli. En revanche, l'auteur rappelle que Simon de Cyrène était juif, tout comme Véronique. Sa bonne volonté ne semble donc pas en cause.
On regrettera que n'ait pas été représentée cette étonnante scène où Pilate maintient sur la croix l'inscription INRI (Jésus de Nazareth, roi des Juifs), contre la volonté des chefs juifs qui la trouvent gênante. On peut interpréter de la manière suivante le message de Pilate : " Que cela vous serve à vous aussi de leçon ; même si c'est à votre demande, c'est vous d'abord, le peuple juif (au travers de celui que je tiens pour son vrai chef) que je crucifie à travers lui. " En se lavant les mains de manière ostensible, Pilate fait des Juifs les premiers coupables de la mort du Christ. Par cette inscription, il en fait au contraire les premières victimes.
Le parti-pris réaliste
Au total, on ne saurait dire que Mel Gibson ait remis sensiblement en cause l'équilibre qui se trouve dans le récit évangélique. Si le parti pris réaliste de Mel Gibson et la nature de ses sources l'exonèrent de beaucoup des critiques qui lui sont faites – ou en tous cas permettent de mieux comprendre sa démarche, à tout le moins peut-on remettre en cause celle-ci dans son principe.
Un tel réalisme occulte, dit-on, la dimension symbolique de la Passion. La Passion, dit-on aussi, est irreprésentable. On redécouvre ainsi l'iconoclasme – à tout le moins l'orthodoxie : ce n'est pas la Passion qui, de ce dernier point de vue, est essentielle, c'est la Résurrection. Curieuses remarques quand on sait l'importance de la tradition réaliste dans la culture chrétienne occidentale : la figure tourmentée du Christ de Mathias Grünenwald, le réalisme cru des retables espagnols, celui des Passions du Moyen-Âge, voire celles de Bach. Le chemin de Croix, exercice spirituel classique de l'Église latine, ne vise t-il pas à nous faire contempler et méditer – comme les mystères douloureux du Rosaire - les souffrances du Christ ?
On objectera que le cinéma a une dimension hyperréaliste que n'ont pas les autres formes artistiques, et a fortiori les exercices spirituels. Que la représentation cinématographique transforme la nature de la représentation n'est pas niable. Cela a conduit certains critiques, auxquels les mots ne font pas peur, à trouver le film " obscène ". On se souvient que le public pourtant habitué aux nus de Bouguereau fut choqué par la femme couchée de Manet parce que celle-ci avait une présence beaucoup plus forte. De même des spectateurs saturés de films violents sont-ils ordinairement révulsés par une violence d'un autre ordre comme celle qui s'exprime dans la Strada de Fellini, quand Gelsomina est battue par Zampano. La violence de la Passion du Christ est-elle de cet ordre ? Ce ne serait plus le Jeu de la Passion mais la Passion. Dire cela, n'est-ce pas faire un trop beau compliment au cinéaste ?
On peut certes tenir la Passion pour irreprésentable à condition de ne pas perdre de vue qu'elle a eu lieu. Est-ce en effet la représentation elle-même qui gêne ou le rappel trop violent que l'événement fut réel ? Ceux qui s'inquiètent qu'on en perde de vue la dimension symbolique font-ils aussi la démarche inverse : prendre garde qu'à trop voir la dimension symbolique de la Croix, on oublie l'événement réel ? Au demeurant, un des ressorts de la spiritualité de la Croix ne fut-il pas l'imagination de ce qu'avaient pu être les événements ? Le comble de l'imagination, n'est-il pas l'image ?
Au travers de la double accusation de violence et d'antisémitisme, n'est-ce pas quelque chose de plus essentiel que l'on reproche en réalité au film ? Le rappel que d'une part la religion chrétienne s'enracine dans un événement réel — tragique mais réel —, que d'autre part son point de départ a été et demeure une déchirure interne au judaïsme.
Des acteurs équilibrés
Le film a d'autres qualités comme le choix des acteurs. Même les spectateurs les plus critiques ont loué le personnage de Marie, incarné par Maria Morgenstein, à la fois sobre et pathétique, figure de mère juive douloureuse mais forte, à l'opposé de toute mièvrerie, comme la Bible en offre maints exemples. Le Christ figuré par James Caviezel, nous paraît lui-même bien représenté : avec son visage carré, il n'a ni l'air d'un personnage un peu déséquilibré comme celui de Pasolini, ni celui d'un hippie dévirilisé que lui a donné Zeffirelli.
S'il fallait émettre des réserves, c'est en référence au parti-pris réaliste lui-même, dont on peut regretter qu'il n'ait pas été poussé encore plus loin : on parle araméen et latin dans le film mais pourquoi pas grec ? N'était-ce pas là pourtant la langue la plus commune dans l'administration romaine et le monde interlope des grandes villes du Proche-Orient ? Le Golgotha tel qu'il est représenté, sous forme d'un escarpement raide, ne correspond pas à la topographie de Jérusalem. Pourquoi le reniement de Pierre est-il évoqué intra muros et non, selon les Évangiles, dans la cour ? Par delà ces erreurs de détail, on trouve dans le film de nombreux reflets esthétisants de la tradition picturale occidentale, pour le bonheur des yeux certes, mais peut-être au détriment de la cohérence de l'œuvre.
Il y a surtout les limites même du genre adopté, celui du peplum de qualité : fondé sur une solide érudition, certes, mais aussi sur une puissante technique. Or cette technique sophistiquée ne se laisse pas aisément oublier. Il y a des films où, selon l'expression de Diderot, l'illusion est parfaite, où on oublie que l'acteur joue un rôle, où on ne voit plus que ce qu'il représente. C'est loin d'être le cas ici. Peut-être déformé par l'abondante polémique qui a accompagné la sortie du film, le spectateur éduqué ne peut s'empêcher de confronter sans cesse le sujet représenté à la technique de représentation. Heureusement d'une certaine manière : voir au premier degré un tel événement serait par trop insupportable.
Le film n'est certes pas parfait. On n'en est pas moins étonné de voir les réserves ou les interdits proférés par beaucoup de pasteurs chrétiens à son égard. On juge l'arbre à ses fruits. Or on ne sache pas que cette œuvre, malgré ses limites, ait eu une mauvaise influence sur ceux qui l'ont vue, au contraire.
R. H.