L'Islam est un défi, " un défi redoutable " estimait même le cardinal Poupard, président du Conseil pontifical de la Culture , au moment où le Synode des évêques pour l'Europe, qui se déroulait au Vatican (1-23 octobre 1999), se faisait l'écho de quelques inquiétudes sur la volonté conquérante des musulmans et sur les tendances indifférentistes qui se répandent dans les milieux catholiques.
En quelques décennies, l'Islam s'est imposé sur la scène européenne, créant une situation inédite, que les États et les Églises n'ont ni prévue ni vraiment voulue et à laquelle peu de chrétiens sont préparés. L'islam fait peur. On y voit souvent un danger. Pourtant, soit dit en passant, le bouddhisme et le Nouvel Age, dont la progression rapide commence à inquiéter nos évêques, représente un danger plus grand pour la foi que l'islam, notamment parce qu'il portent en eux de réels germes de dilution et de syncrétisme. Je dis bien pour la foi. Il me semble que si danger il y a du côté islamique, il est plutôt de nature socio-politique que spirituelle, encore qu'il soit difficile d'opérer une nette distinction puisque la religion islamique comporte en elle-même une dimension temporelle. Cela dit, après un engouement certain, on voit de moins en moins de baptisés embrasser l'islam.
Mais, quoi qu'il en soit, il ne faut pas avoir peur. La peur est mauvaise conseillère : elle peut conduire au repli sur soi ou au rejet de l'autre, voire à la violence contre lui. Il ne nous est pourtant pas demandé d'être faussement iréniques. La lucidité, qui ne nie pas les difficultés, est nécessaire mais elle doit s'accompagner de la sérénité. Nous avons donc à réfléchir en tant que chrétiens à cette réalité nouvelle pour en faire, si possible, un défi positif. Face à l'Islam, il ne faut pas développer une mentalité de citadelle assiégée, il faut diffuser l'Amour et la Vérité du Christ. Il nous faut apprendre à vivre, non avec l'Islam mais avec les musulmans. Et nous verrons que nous pouvons leur apporter beaucoup et que nous avons aussi à recevoir d'eux.
Les musulmans en Europe
Voyons d'abord comment les choses se présentent. Le nombre des musulmans en Europe, Russie comprise, est actuellement évalué à environ 24 millions. Pour l'Europe occidentale, l'estimation est de 12 millions. La France vient en tête avec au moins 5 millions. Il est difficile de donner des indications précises, car la plupart des États européens n'incluent pas les données confessionnelles dans leurs recensements. Quoi qu'il en soit, dans toute cette Europe, l'islam est devenu la deuxième religion par le nombre.
Les musulmans d'Europe proviennent d'horizons très divers. Beaucoup, notamment ceux qui vivent dans les pays d'Europe méditerranéenne, sont originaires du Maghreb. D'autres viennent de Turquie : ce sont les plus nombreux en Allemagne. Les musulmans venus d'Extrême-Orient (Inde, Pakistan, Indonésie) se sont, eux, surtout installés en Grande-Bretagne. Ce pays et d'autres encore, comme la France, accueille aussi des musulmans d'Afrique noire (Mali, Côte d'Ivoire, etc.). À tous ces fidèles de l'Islam venus d'autres continents s'ajoutent les musulmans européens de souche, je veux parler de ceux des Balkans, dont l'identité, qui avait été étouffée par les régimes communistes, se réveille aujourd'hui. La Turquie apportera-t-elle à l'Europe ses 62 millions de musulmans ? Ce n'est plus à exclure puisqu'elle vient d'être autorisée à poser sa candidature à l'adhésion à la Communauté européenne. Enfin, il faut préciser qu'environ la moitié des musulmans de France ne sont plus des immigrés mais des citoyens français et que, parmi eux, 40 000 seraient des baptisés devenus musulmans.
Par ailleurs, contrairement à ce que l'on croit trop souvent, tous les Arabes que nous rencontrons ne sont pas forcément musulmans. Il y a des chrétiens parmi eux. Ils proviennent le plus souvent du Proche-Orient, où les Églises apostoliques ont survécu aux vicissitudes de l'histoire, mais aussi, quoique en beaucoup moins grand nombre, du Maghreb où pourtant l'Église locale a disparu depuis la conquête arabo-islamique du viie siècle. Il ne faut donc pas confondre arabité et islamité. Parmi les Orientaux, nous accueillons aussi des chrétiens de Turquie, d'Iran, d'Inde et du Pakistan. De même, si la majorité des musulmans en Europe sont employés dans l'industrie et l'agriculture, on aurait tort de croire qu'ils ne constituent qu'une classe déshéritée et pauvre. Un nombre croissant de musulmans, grâce à leurs études, accèdent à des professions libérales ou travaillent dans le secteur tertiaire. Et puis, il y a les grosses fortunes arabes venues du Proche-Orient, les intellectuels iraniens ayant fui leur pays au moment de la révolution de Khomeyni, etc. Ces derniers, contrairement aux autres, n'appartiennent pas à l'islam sunnite, qui est majoritaire, mais à l'islam chiite. On ne peut donc pas réduire l'Islam à celui des banlieues, même si celui-ci occupe souvent le devant de la scène.
Il y a là autant de diversités d'origines et de situations dont il faut tenir compte lorsqu'on parle du monde musulman. Cette variété entraîne, bien sûr, une grande diversité culturelle. Si l'islam comme religion est un, on ne peut pas ignorer qu'il y a des islams, que tous les musulmans ne vivent pas leur religion de la même façon. Certains d'entre eux (ou leurs parents) ont vécu dans des pays où seule la charia était source du droit, d'autres dans des pays régis par une laïcité souvent héritée de l'époque coloniale. On ne peut omettre non plus de mentionner les divisions et les rivalités politiques qui agitent l'ensemble musulman. Ce qui, soit dit en passant pour ceux qui ont peur, affaiblit la force globale de l'Islam. Ces divisions se traduisent par l'existence de courants, eux aussi, variés. À côté d'un Islam tranquille, il y a un Islam militant qui rêve d'islamiser l'Europe, pas nécessairement par la guerre et le terrorisme d'ailleurs. Car il faut compter avec une forme d'islamisme doux qui, s'il se présente sous des traits moins inquiétants, n'en est pas moins résolu et actif. Lequel de ces courants l'emportera ? Il est impossible de répondre et je crois que l'avenir dépend aussi de nous, chrétiens.
Un Islam ambivalent
L'Islam d'aujourd'hui vit une situation paradoxale. D'un côté, dans son ensemble, il est dynamique, optimiste, comme le montre son élan nataliste, comparé à la chute démographique qui affecte gravement les sociétés " chrétiennes ". La croissance démographique est sans doute l'atout majeur des musulmans, mais il convient d'en relativiser les effets car le " modèle " occidental séduit les musulmanes. Ainsi, une étude récente montre que chez les femmes algériennes ou d'origine algérienne le taux de fécondité est passé de 9 enfants en 1968 à 3,2 enfants en 1997 . Cela dit, pourquoi ne miserions-nous pas, nous aussi, sur la vie comme nous le recommande l'enseignement de l'Église, rappelé par deux encycliques récentes, Humanae vitae de Paul vi (1968) et Evangelium vitae de Jean Paul ii (1995) ?
D'un autre côté, l'Islam vit en état de crise profonde. Confronté à une modernité à laquelle il a du mal à s'adapter, frustré de son incapacité à faire face aux problèmes de développement, il se bat contre lui-même, à la recherche d'une nouvelle identité. Telle est souvent la raison d'être des mouvements islamistes qui, dans le monde musulman, luttent d'abord contre les pouvoirs en place, qualifiés d'impies, avant de songer à exporter leurs idéologies.
Dans ce difficile processus, l'Europe pourrait jouer un rôle positif en faveur d'une évolution de l'Islam. Il faut d'abord éviter de ne voir nos concitoyens ou nos voisins musulmans qu'à travers ce que les médias nous renvoient de leurs pays d'origine. Ceci afin de ne pas les figer dans un système immuable qui ne serait fait que de violence, par exemple. Dire aux musulmans que l'islam n'est vrai que lorsqu'il est islamiste, ou ne présenter leur religion que comme telle dans les grands médias auxquels ils ont accès, c'est les priver de tout autre choix. Évitons de caricaturer l'Islam. Bien sûr, je n'ignore pas que le sentiment d'appartenance à la oumma, la communauté des croyants, favorise entre musulmans une extraordinaire solidarité transfrontières qui peut aussi se manifester par un soutien, au moins tacite, à des actions répréhensibles. Ainsi, cet automne, Mgr Jean-Louis Tauran, secrétaire des relations du Saint-Siège avec les États, a pu exprimer sa perplexité en constatant qu'aucune voix musulmane autorisée dans le monde ne se soit élevée pour dénoncer les violences commises contre les catholiques du Timor-Oriental par l'armée indonésienne qui est musulmane. Mais, par ailleurs, en Algérie, de nombreux musulmans, influents ou anonymes, ont publiquement condamné le meurtre de prêtres, religieux et religieuses catholiques commis ces dernières années au nom de l'islam. Vous le voyez, il convient toujours de nuancer nos jugements.
Puisque j'ai évoqué la forte solidarité qui unit les musulmans entre eux, comment ne pas voir le contraste avec ce que nous vivons ? Nous qui sommes devenus tellement individualistes, n'avons-nous pas à recevoir quelque chose de l'exemple musulman ? Cela dit, il me paraît important de ne pas favoriser le communautarisme, même si l'on ne peut empêcher l'expression communautaire de la foi, bien entendu. En Islam, la communauté prime sur la personne. Quand je parle de communautarisme, je pense à des dispositions constitutionnelles et législatives qui permettraient aux musulmans d'avoir leur propre statut personnel, dérogatoire du droit commun. Les chrétiens ont à témoigner de la valeur, de la liberté et de la dignité de la personne humaine comme seul l'Évangile l'enseigne en plénitude. Il y a là, me semble-t-il, une voie toute évangélique pour favoriser l'intégration des musulmans.
Il est vrai que, comme je l'ai déjà signalé, l'islam est une religion totalisante et qu'il lui est difficile de distinguer les pouvoirs temporel et spirituel. Il a des exigences cultuelles mais aussi sociales. Il faut discerner, dans leurs demandes, ce qu'il y a de compatible avec nos valeurs et répondre avec prudence. La prudence est une vertu chrétienne. Prenons l'exemple de l'école. Ainsi, des musulmans demandent aujourd'hui à l'État français l'autorisation d'ouvrir des écoles privées islamiques, sur le modèle des écoles catholiques. On peut les comprendre mais il faut réfléchir aux conséquences : si l'école catholique accueille des enfants de toutes confessions, sans distinction, en irait-il ainsi des écoles musulmanes ? On voit mal des petits chrétiens fréquenter ces établissements, surtout si un enseignement coranique y est donné. Mais pourrait-on alors interdire ce type d'enseignement ? Les chrétiens ont aussi à accompagner les musulmans de bonne volonté dans leur recherche d'un modus vivendi avec la laïcité. Mais ils doivent leur faire comprendre que la laïcité n'est pas le rejet de Dieu, comme les musulmans le croient trop souvent. Les chrétiens pourraient profiter de cette nouvelle situation pour réviser leur façon de vivre la laïcité. N'ont-ils pas, sous la pression d'une idéologie laïciste, privatisé leur foi au point de l'effacer de l'espace public, de l'élaboration des lois et du fonctionnement de la société ?
La division des musulmans favorise l'islamisme
Ces musulmans de bonne volonté existent. Le problème est celui de leur représentativité. Les diversités ethniques, culturelles, politiques que j'ai évoquées expliquent pourquoi les musulmans d'Europe ont tant de mal à constituer des instances représentatives qui seraient reconnues comme telles par les États et qui seraient en mesure de parler au nom de tous les musulmans citoyens ou résidents, c'est à dire de les engager. En France, toutes les tentatives en ce sens se sont jusqu'à présent heurtées à l'échec. La Belgique a tenté de trouver une solution en organisant l'élection d'un comité pluraliste, mais précisément sa composition pluraliste, parce qu'elle incarne des aspirations divergentes, risque d'être un facteur paralysant.
L'incapacité des musulmans à se faire représenter par une instance unique s'explique aussi par des considérations inhérentes à leur religion. En effet, l'islam, qui n'admet pas de médiation entre Dieu et l'homme, n'a ni Magistère ni structure hiérarchique reconnus de tous. Il n'y a pas de pape en Islam, pas d'autorité qui soit en mesure de dire ce qui est conforme ou non à l'enseignement du Coran. Je pense ici à des questions graves comme le recours à la violence, le statut de la femme, la liberté religieuse. Chacun est, en principe, libre d'interpréter le Coran à sa façon. Or le Coran contient de nombreuses contradictions : à côté d'invitations à l'amitié envers les non-musulmans, il y a des passages polémiques, et même agressifs, contre eux. Tout dépendra donc du contexte dans lequel le musulman concerné vit, de l'idéologie à laquelle il adhère et de ses dispositions personnelles. Dieu merci, il y a des âmes droites en Islam. Il y a aussi des intellectuels qui élèvent courageusement leur voix pour promouvoir une nouvelle lecture du Coran et une adaptation de la pratique législative et sociale. Ils le font en tant que musulmans attachés à l'islam. Il faut espérer qu'ils entraîneront un consensus, qui est normatif en Islam. Nous avons, nous chrétiens, à encourager ces voix libres.
En attendant, l'absence d'organisme représentatif permet aux plus radicaux d'agir en toute bonne conscience, " au nom de l'islam ". Et cela pose un vrai problème. À ce propos, on oublie trop de rappeler aux immigrés — et à tout le monde d'ailleurs — qu'à côté des droits légitimes, ils ont aussi des devoirs. La notion d'État de droit est en train de disparaître. Pourtant, les musulmans respectent le droit lorsqu'ils le savent fondé sur la justice et ils comprennent très bien que la loi s'applique à tous. C'est ainsi qu'on ne devrait pas accepter la présence de foyers polygames dans notre pays. Or il en existe près de 10000, clandestins certes, mais tolérés ! Mais comme notre législation autorise — encourage même — maintenant des formes d'union et des modèles familiaux très éloignés des références qui ont longtemps servi de fondement à notre droit, on ne voit pas au nom de quelles valeurs on pourrait encore interdire aux musulmans de pratiquer leur propre système de valeurs. On ne le dira jamais assez : l'Islam est toujours fort de notre faiblesse, et avant tout de notre faiblesse spirituelle et morale, qui conditionne tout le reste.
Exigente liberté religieuse
C'est ici que se pose la question du témoignage chrétien. Quelle image du christianisme donnons-nous aux musulmans que nous accueillons ? Eux qui restent religieux (les véritables athées ou agnostiques sont rarissimes chez les musulmans) et analysent tout selon des critères religieux, sont enclins à penser que notre décadence, qui se manifeste de multiples façons (immoralité, matérialisme, perte du sens de la famille, etc.), est la conséquence inéluctable du christianisme. " Voilà où mène votre religion ", disent-ils. Ils ont beau jeu alors de proposer l'islam comme remède. Pour beaucoup de musulmans, plus ou moins consciemment, le temps de l'Islam est venu, il est appelé à remplacer le temps de l'Église.
Ils ont d'ailleurs pu en être convaincus par la facilité avec laquelle, à une époque, des églises ou locaux paroissiaux leur ont été donnés, vendus ou prêtés pour servir à leur propre culte. Quelle ne fut pas ma tristesse de découvrir, voici quelques années, dans le centre de Clermont-Ferrand, une église repeinte en vert et blanc et transformée en mosquée ! Heureusement, un changement est intervenu à cet égard. Les évêques d'Afrique ont plus d'une fois mis en garde leurs confrères de France contre une excessive générosité dans ce domaine et exprimé la gêne qu'ils en ressentent dans leur apostolat. De plus, céder une église, lieu consacré, n'est-ce pas donner l'impression que l'on considère l'islam comme l'équivalent du christianisme ? Aujourd'hui, sans qu'il y ait de directive précise, les évêques sont d'accord pour ne plus se séparer d'églises dont ils savent par ailleurs qu'ils ne pourront pas les récupérer une fois qu'elles auront servi au culte islamique.
Cela dit, l'Église, qui revendique la liberté religieuse pour elle-même, entend la faire respecter pour tous, y compris pour les musulmans. Aussi, non seulement les chrétiens ne peuvent pas s'opposer à la construction de mosquées mais ils sont invités à soutenir le droit des musulmans à avoir des lieux de culte décents. C'est une question de cohérence. En disant ceci, je veux répondre à ceux qui croient qu'en agissant de la sorte, l'Église favorise la propagation d'une religion dont la doctrine nie ce qui constitue l'essentiel de la foi chrétienne : la Sainte Trinité et la divinité de Jésus. Or, accorder une mosquée répond à un droit de nature civile, et non pas morale, c'est un droit subjectif et non pas objectif, comme l'enseigne la déclaration Dignitatis humanae du concile Vatican ii, sur la liberté religieuse, pour peu qu'on veuille bien la comprendre . La décision finale appartient d'ailleurs aux pouvoirs publics qui doivent fonder leur réponse sur des critères de sécurité et de paix civile, en veillant à ce que la mosquée projetée ou établie ne soit pas un lieu de propagande anti-française, voire anti-chrétienne. En effet, comme le souligne aussi Dignitatis humanae, le libre exercice de la religion doit être compatible avec l'ordre public (n° 3). Là aussi, la prudence doit donc intervenir.
Bien sûr, se pose le problème de la réciprocité. Celle-ci est nécessaire pour le développement d'un dialogue harmonieux et constructif entre chrétiens et musulmans. Or, on sait que l'islam met de sérieuses entraves au droit à la liberté religieuse lorsqu'il ne la refuse pas tout simplement. Il s'agit là d'un principe général qu'il faudrait nuancer en passant en revue la diversité des situations selon les pays. Faut-il refuser aux musulmans d'Europe de construire des mosquées sous prétexte que les pays d'où ils viennent n'accordent pas ce droit aux chrétiens ? L'Église ne le pense pas. Tout en rappelant sans cesse — et le pape ne s'en prive pas — que ce droit légitime qui doit être accordé à ses fidèles en pays musulman et en manifestant visiblement sa solidarité avec les Églises souffrantes, elle refuse d'entrer dans une attitude de marchandage ou de donnant-donnant. Vivre selon l'Évangile implique la gratuité. Et celle-ci ne pourra pas, à la longue, ne pas porter de fruits. Certains apparaissent déjà à travers le dialogue islamo-chrétien car celui-ci crée les conditions de la confiance réciproque. Que quarante-deux musulmans (sur deux cents participants) aient répondu à l'invitation du Saint-Siège à prendre part à la rencontre interreligieuse qui s'est tenue à Rome du 24 au 28 octobre est un grand progrès, même par rapport à la réunion d'Assise, en 1986, où l'Islam était très peu représenté. Il faut voir là un état d'esprit nouveau qui est en train de naître. Ces fruits doivent entretenir l'espérance des chrétiens.
J'ai déjà évoqué quelques points sur lesquels la présence de l'Islam chez nous pourrait nous faire réfléchir et nous amener à modifier nos comportements en leur redonnant toute leur expression chrétienne. Il en existe d'autres. L'islam a le mérite de remettre Dieu et ses exigences au cœur de la cité, de nous rappeler la transcendance de Dieu que nous avons trop oubliée. À partir du sens du sacré que les musulmans ont conservé, nous pourrions méditer sur la désacralisation de nos liturgies et de toute notre vie. Les musulmans prient sans complexe, y compris dans la rue. Beaucoup d'entre eux sont persuadés que les chrétiens ne prient pas et ne jeûnent pas. La déchristianisation de nos sociétés et notre impiété nous attirent leur mépris. Ce mépris est l'une des raisons qui en poussent certains à la délinquance. Nous ne sommes plus dignes de respect ou d'admiration, nous qui ne respectons plus ni Dieu ni la
vie.
Nouvelle évangélisation
Dans le dialogue, les musulmans respectent les chrétiens qui n'ont pas honte de leur foi et de leur identité. J'en ai eu de multiples témoignages dans le monde arabe et en France même. Cela dit, être fier de sa foi ne signifie pas être arrogant. Nous avons à être humbles devant ce don gratuit mais nous devons aussi avoir le désir d'en faire profiter les autres. C'est pourquoi il est urgent de redécouvrir la Vérité, la spécificité et la richesse chrétiennes, trop mises à mal par les confusions doctrinales, le syncrétisme et l'indifférentisme religieux, par une compréhension erronée de la tolérance et du respect. Ainsi, on a trop voulu inscrire l'islam dans la Révélation biblique par ces formules ambiguës : les trois religions monothéistes (le Dieu du Coran n'est pas le Dieu trinitaire qui nous révèlent les Évangiles), les trois religions abrahamiques (l'Abraham du Coran est amputé d'une dimension essentielle, celle de l'alliance et de la promesse), les trois religions du Livre (quel est notre Livre commun avec les musulmans ?), à propos desquelles un effort de clarté doit être fait .
Je pense très profondément que l'Islam est une interpellation peut-être providentielle, une invitation à redécouvrir nos racines et notre foi chrétiennes. Cette redécouverte est une condition indispensable pour mener à bien la nouvelle évangélisation. Une nouvelle évangélisation qui ne devrait pas hésiter à annoncer l'Évangile aussi aux musulmans. Dans une lettre de Carême adressée à ses diocésains en 1993, Mgr Raffin, évêque de Metz, s'étonnait de voir tant de chrétiens penser que les musulmans seraient systématiquement imperméables à l'Évangile. Il est bon, je pense, de savoir qu'une bonne centaine de musulmans sont baptisés chaque année. D'autres s'évangélisent malgré eux et sans le savoir au contact d'authentiques témoins du Christ qui leur font découvrir que Dieu est Amour.
Pour conclure, je dirai que la seule réponse valable à donner à l'Islam est spirituelle. Les musulmans sont persuadés, parce que le Coran le leur enseigne, que les chrétiens ont falsifié leurs Écritures, que les Évangiles sont faux parce qu'ils sont pluriels, parce qu'ils présentent Jésus comme Fils de Dieu et n'annoncent pas la venue de Mahomet. En face de ce blocage, il n'y a, à mon avis, qu'une attitude à adopter : être nous-mêmes, par toute notre vie, un cinquième évangile en chair et en os. L'idéal serait que vous et moi puissions dire en toute vérité, comme saint Paul : " Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi " (Ga 2, 30). Et n'oublions pas qu'au-delà d'un Islam qui nous inquiète peut-être, il y a des hommes et des femmes qui sont, comme nous, des enfants de Dieu, que notre Père du Ciel les aime comme nous et que Jésus nous demande de les aimer comme nos frères, en leur transmettant ce que nous avons de meilleur. Entraînons-les avec nous dans l'édification de la civilisation de l'amour, comme le pape Jean Paul ii vient de le demander en conclusion de la dernière rencontre interreligieuse.
a. l.
. Par convention, le mot Islam s'écrit avec une minuscule lorsqu'il désigne la religion, avec une majuscule lorsqu'il désigne la civilisation, la communauté et la religion compris en un même vocable.
. Le Figaro du 30 décembre 1999.
. Cf. A Laurent, " Islam en France ou Islam français ? ", in Famille chrétienne, n° 1046, 29 janvier 1998.
. Cf. Annie Laurent, " Au cœur du dialogue interreligieux ", Cahier d'Edifa n° 6, printemps 1999, p. 32-34.
. Cf. Annie Laurent, " L'islam s'inscrit-il dans la Révélation biblique ? ", Permanences, n° 350, avril 1998, p. 26-35 ; et Cahier d'Edifa, n° 6, op. cit., p. 36-38.