Quand a commencé, le 24 mars 1999, le bombardement de la Yougoslavie par l'Otan, beaucoup ont eu le sentiment qu'une rupture fondamentale s'était produite dans l'ordre international. Que l'on pense ou non que l'intervention était moralement justifiée, le fait que les principales puissances occidentales soient intervenues sans fondement juridique à l'intérieur des frontières d'un État souverain lequel, quelles que soient ses pratiques intérieures, n'avait envahi ou menacé aucun de ses voisins, semble marquer la fin du dogme de la souveraineté de l'État, qui constituait depuis près de quatre siècles la base du droit international .

 

 

La fin de la souveraineté

 

Le principe de la compétence exclusive des États dans les limites de leur territoire, à l'égard de leurs ressortissants, se trouve au fondement de la vie internationale depuis les traités de Westphalie (1648). Loin d'abolir ce principe, l'émergence au xxe siècle des organisations internationales comme la Société des Nations, puis l'Organisation des Nations unies, l'a consacré : " Aucune disposition de la présente charte n'autorise les Nations unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un État " (article 2, alinéa 7 de la charte de San Francisco). Le recours à la force dans les relations internationales est interdit depuis le pacte Briand-Kellog (1928), repris dans la Charte des Nations unies, sauf en deux cas : la légitime défense d'un État agressé ou la décision du Conseil de sécurité prise selon la procédure décrite au chapitre vii de la Charte, en cas de " menace contre la paix ou de rupture de la paix ". L'intervention de l'Otan n'entrait dans aucun de ces deux cas de figure.

Le principe de souveraineté de l'État ne signifiait nullement que les gouvernements avaient le droit de tout faire et en particulier de violer les droits de l'homme. Il signifiait simplement que les États étaient le garant ultime de ceux-ci, et que s'ils ne les respectaient pas, c'était tant pis : il n'y avait pas de voie de recours supranationale. Implicitement on considérait que si les États étaient faillibles, un Super-État pouvait l'être aussi et surtout que le principe de non-ingérence, quels qu'en soient les risques pour les particuliers, était une règle de sagesse, nécessaire à la préservation de la paix, le moyen de circonscrire le risque de la guerre de tous contre tous, évoquée par René Girard, qui plane toujours sur l'espèce humaine.

Le principe de souveraineté ne veut pas non plus dire qu'il n'y a pas d'ordre international : bien au contraire, c'est parce qu'ils sont souverains que les États contractent des engagements internationaux qui les obligent. La notion d'" immédiateté normative ", qui se trouve au fondement du droit international classique, signifie que les États sont soumis à l'ordre international sans la médiation ou le contrôle d'une autorité supranationale. Est-il nécessaire de rappeler que le principe de souveraineté de l'État dans l'ordre international n'a aucune implication quant à la nature interne de cet État, qui peut être centralisé ou décentralisé, despotique ou libéral ? Il n'a en particulier pas de rapport avec l'" idolâtrie de l'État " dénoncée par le magistère de l'Église dans le cas des États totalitaires.

Sous le régime de la compétence exclusive des États, on pouvait considérer que loin d'être un, le monde se trouvait cloisonné en cellules juridiquement indépendantes les unes des autres, les frontières constituant une espèce de sas relativement imperméable, une sorte de pare-feu .

Bien entendu beaucoup de guerres ont eu lieu au cours des derniers siècles. La souveraineté des États a été maintes et maintes fois violée. Mais les plus grossières de ces violations étaient sanctionnées par la communauté internationale chaque fois qu'elle en avait les moyens : par exemple l'invasion de l'Éthiopie par l'Italie, les agressions de l'Allemagne nazie (dont les responsables furent punis par le tribunal de Nüremberg au titre des " crimes contre la paix "), ou plus récemment l'agression du Koweït par l'Irak. Même si aucune sanction ne pouvait être prise, ce genre d'agression se trouvait néanmoins en butte à la réprobation morale de la partie la plus éclairée de la communauté internationale : ainsi l'invasion de la Tchécoslovaquie par l'Urss en 1968. Prises une à une les interventions des puissances au cours des cinquante dernières années ont toujours eu un alibi plus ou moins fondé mais qui laissait sauf le principe de non ingérence : légitime défense, appel à l'aide d'un gouvernement légal contre une tentative de subversion intérieure (les États-Unis au Viêt Nam), menace sur des intérêts économiques (expédition franco-anglaise à Suez), sur des ressortissants étrangers (la France et la Belgique au Zaïre), décomposition de l'État (la Somalie).

Dans l'affaire de la Yougoslavie, au contraire, non seulement ce sont les puissances représentent la partie la partie la plus " éclairée " de la planète qui sont intervenues mais encore celles-ci n'ont eu nullement cure, comme c'était jusque là l'usage, de sauver les apparences de la légalité. En fait, c'était la première fois qu'était mis en œuvre de manière ouverte le " droit d'ingérence humanitaire ", qui se trouvait certes à l'ordre du jour dans les débats publics depuis quelques années mais qui n'avait jamais été officiellement reconnu . On aurait pu imaginer qu'avant d'être mis en œuvre, ce principe fasse l'objet d'une codification internationale, sous la forme par exemple d'un amendement à la Charte des Nations unies. Mais cela n'a pas été le cas. Il a été invoqué directement par les pays de l'Otan, sur une base plus morale que juridique. Il s'apparente un peu, dans l'esprit de ceux qui s'en réclament, à ce qu'est en droit civil l'" assistance en personne en danger ", les Kosovars étant en l'occurrence considérés comme gravement menacés.

Ce faisant, l'Otan a accompli un acte décisif : pour la première fois, elle a rompu les cloisons que l'ancien ordre étatique maintenait entre les États. Quels qu'aient été les effets de son action sur le terrain, elle a accompli une authentique révolution juridique, ouvrant la porte à une sorte de mondialisation d'un espace politique jusque là cloisonné.

 

Vers un nouvel ordre mondial

 

Cette guerre n'est pas un acte isolé. D'autres événements vont dans le même sens. Il y eut d'abord, en Europe, l'institution d'une Cour européenne des droits de l'homme (1959) qui, au fur et à mesure que les différents États en reconnaissent la juridiction obligatoire (la France le fit en 1974), tend à se comporter en instance d'appel ultime des juridictions nationales.

Il y a eu plus récemment la création d'une justice pénale internationale permanente (le seul précédent, le tribunal de Nüremberg, institué par les Alliés en 1945 n'avait été que temporaire). Une justice encore spécialisée : il s'agit du Tribunal pénal international pour juger des crimes commis dans l'ex-Yougoslavie (1993), et de celui du Rwanda (1994). Plus récemment a été conclue à Rome en juillet 1998 une convention, non encore ratifiée, tendant à instaurer une Cour pénale internationale universellement compétente (au moins pour les États ayant accepté sa juridiction : tout en promouvant cette institution, les États-Unis ont décidé de ne pas en reconnaître la juridiction pour eux-mêmes).

Même sans faire référence à ce genre de cour, le fait que le général Pinochet ait pu être retenu en Angleterre à la demande d'un juge espagnol montre comment une certaine forme de justice s'est déjà internationalisée. La notion de crimes contre l'humanité, interprétée largement, se trouve au fondement de cette brèche. Dans le droit classique, un État ne pouvait juger que les actes commis sur son sol ou ceux commis par ou à l'encontre de ses ressortissants sur un sol étranger mais pas les actes commis par des étrangers sur des étrangers en dehors de son sol . Cela n'est possible qu'en cas de crime contre l'humanité. Le procès Eichmann eut lieu à Jérusalem en 1960 sur ce fondement .

Dans les milieux dirigeants américains, on dit de plus en plus ouvertement que la lutte contre la " barbarie " passe par l'abolition du caractère sacro-saint de la souveraineté des États . L'Onu, qui garantissait celle-ci, est elle-même remise en cause. Dans la guerre de Yougoslavie, on n'a fait appel à elle que pour justifier après coup l'opération, mais le fait que la Russie et la Chine, très attachées — comme d'ailleurs les trois quart de la planète — au principe de non-ingérence, disposent d'un droit de veto au Conseil de Sécurité, est ressenti par Washington comme une contrainte surannée.

Certes, nul n'ignore que les interventions justifiées par le " droit d'ingérence humanitaire " sont à géométrie variable. Le désir d'autonomie du Kurdistan n'est pas en soi moins estimable que celui du Kosovo ; il n'a pas fait l'objet d'une intervention analogue. Bien au contraire la communauté internationale s'est liguée pour livrer au gouvernement turc le leader autonomiste kurde, Abdullah Ocalan. Le fait que la Turquie soit un partenaire stratégique de premier plan des États-Unis n'y est sans doute pas étranger. On ne sait encore si le nombre de chrétiens massacrés au Timor oriental est dix ou cent fois supérieur à celui des Albanais musulmans au Kosovo : l'incertitude des données est une constante en ce genre de matière . Mais les troupes dépêchées par l'Onu, dans la légalité cette fois, au Timor oriental, y sont arrivées après le bataille et avec l'autorisation du gouvernement indonésien (lequel, pourtant, occupe illégalement Timor, alors que la présence yougoslave au Kosovo était reconnue par le droit international). On n'imagine pas non plus qu'aucun tribunal européen ose jamais interpeller un ancien dirigeant chinois de passage, alors même que le " palmarès " de la Chine en matière de violation des droits de l'homme n'a aucune commune mesure avec celui du Chili. Mais le fait que le nouveau pouvoir mondial qui s'esquisse par-delà les barrières étatiques soit arbitraire n'ôte rien à la nouveauté du principe dont il se réclame. Que tout pouvoir humain ait une part d'arbitraire ne suffit pas, en soi, à lui ôter sa légitimité, ni en tout cas sa réalité. On peut aussi soutenir qu'il vaut mieux deux poids et deux mesures que pas de mesure du tout.

 

La leçon de Franciso de Vitoria

 

Le droit d'" ingérence humanitaire " n'est pas entièrement nouveau dans l'histoire européenne. Si l'on se reporte à la période antérieure à l'émergence des États modernes, on en trouve maintes traces dans l'histoire chrétienne. La justification des croisades ne fut pas, on le sait, le souci de convertir les infidèles, mais celui de protéger les allées et venues des pèlerins se rendant aux Lieux Saints, le droit de faire des pèlerinages étant tenu à cette époque pour un droit fondamental de l'homme.

Nul n'a sans doute mieux formulé la théorie du droit d'ingérence que Francisco de Vitoria, professeur de théologie à Salamanque (1492-1546), un des fondateurs du droit international. S'interrogeant dans sa Leçon sur les Indiens sur la légitimité de la conquête de l'Amérique par les Espagnols, Vitoria écarte toute une série de raisons qu'il estime non fondées : l'évangélisation des Indiens — on n'évangélise pas par la force —, le pouvoir universel de l'Empereur — qu'il récuse —, la bulle du pape Alexandre vi (1493) qui partage l'Amérique entre l'Espagne et le Portugal — le pape n'a aucune autorité en la matière, dit-il —, l'illégitimité des royaumes indiens — même non chrétiens, ces royaumes sont légitimes par droit naturel —, la supériorité de la civilisation européenne — qui n'est pas non plus un motif suffisant. Au terme de son raisonnement, Vitoria ne retient que deux bonnes raisons d'intervenir : 1/ la protection des innocents contre les atrocités des Indiens (sacrifices humains ou anthropophagie) et 2/ la protection de la liberté du commerce et d'établissement qui, selon lui, constitue un droit universel que les royaumes indiens devaient respecter et, à défaut, les Espagnols faire respecter. Droits de l'homme et liberté du commerce fondent seuls la légitimité de la conquête de l'Amérique. Comment ne pas admirer la modernité du dominicain espagnol !

Si l'universalisme juridique avait quelques précédents dans la pensée chrétienne, la théorie de Vitoria devait être rapidement mise en veilleuse au fur et à mesure que s'affirmaient les États modernes. Un autre homme d'Église, le cardinal de Richelieu, aussi imprégné de pensée scolastique que Vitoria, fut le plus brillant praticien — et à l'occasion théoricien — de la souveraineté absolue des États dans l'ordre naturel .

 

Universalisme et projet impérial

 

Le fait que la démonstration de Vitoria, dont la valeur éminente ne saurait être sous-estimée, aboutisse néanmoins à justifier la conquête de l'Amérique, montre que l'universalisme juridique est difficilement dissociable d'un projet impérial. Par universalisme juridique, on n'entend point seulement l'existence d'un ordre international ou de droits universels mais celle d'un " gendarme " international garant de cet ordre. Même si la théorie de l'ingérence, inséparable de celle d'urgence, s'applique en principe de manière occasionnelle et au bénéfice d'une autorité de fait, celle du mieux placé pour intervenir, l'expérience de la genèse historique des États montre que les autorités de fait se transforment généralement au fil du temps en autorités de droit et donc en empire.

Par empire, on entend l'idée d'un État englobant non point une nation — ou une nation à titre principal — mais plusieurs. Le fondement de l'État-nation est clair : l'homogénéité culturelle qui le caractérise justifie, de manière implicite ou explicite, qu'il constitue une unité politique dont la mission principale est de défendre les intérêts de cette communauté à l'exclusion de toute autre. Le fondement de l'empire est moins évident. Si les peuples qui le composent ne ressentent pas d'intérêt commun viscéral, charnel, quelle peut être sa justification, sinon, au moins pour partie, une justification idéologique ? Ce fut le christianisme pour l'empire de Constantin et ses épigones, germanique ou byzantin, le catholicisme pour celui des Habsbourg (et déjà avec Vitoria, comme on l'a vu, une certaine idée des droits de l'homme), ce sera la mission civilisatrice de la France avec l'Empire colonial français, le socialisme avec l'Urss, etc. Mais dès lors que le lien n'est plus celui de la chair mais celui des idées, comment éviter que de tels empires n'aient à des degrés divers une prétention universelle, puisque les idées, par définition sont universelles ?

L'histoire chrétienne est familière des projets d'empires universels : ce fut d'abord l'Empire romain, qui avec la conversion de Constantin, conforta sa légitimité défaillante sous la bannière de la Croix. L'Empire byzantin (lequel jusqu'à sa fin en 1453 ne cessa de se qualifier de romain) puis l'Empire russe (" czar " veut dire César) en revendiquèrent l'héritage en Orient. Charlemagne, puis le Saint Empire romain, que nous qualifions de germanique, en Occident, et jusqu'à un certain point, l'empire des Habsbourg se situent dans sa lignée .

 

Le Sacerdoce et l'Empire

 

Sans doute la querelle du trône et de l'autel ne fut-elle pas l'apanage des empereurs : Philippe le Bel, Henry viii d'Angleterre, la Révolution française le prouvent. D'autre part, il est arrivé à l'Église de considérer comme naturel de s'inscrire dans un empire universel : sous Constantin et ses successeurs, à Byzance, sous Charlemagne et Othon le Grand, sans que cela lui pose de problème. On peut dire que de l'édit de Milan (313) à l'an Mil, c'est là l'idée dominante, que nul ne conteste . Ce n'est que très tardivement, on le sait, que les Européens prirent conscience du fait que l'Empire romain n'existait plus. Mais on peut relever aussi que la coexistence du Siège apostolique avec les empires universels ne fut jamais facile, surtout au cours du second millénaire, depuis que la réforme clunisienne eut marqué le souci fort de l'Église de se désengluer des compromissions séculières. De fait, à partir de cette date, la coexistence de l'Église catholique avec les empires à prétention universelle s'avéra particulièrement instable. À partir de 1054, l'Empire byzantin devient schismatique. La querelle du Sacerdoce et de l'Empire mine peu à peu les fondements du Saint Empire. Les Habsbourg qui en recueillirent l'héritage se gardèrent bien de se mêler des affaires de l'Allemagne du Nord qui échappait à leur autorité. Quand ils essayèrent d'y reprendre pied au nom de la Contre-Réforme, lors de la guerre de Trente ans, Rome se méfia de cette tentative, manifestant plutôt sa sympathie à la résistance du royaume de France, allié aux princes protestants allemands. On sait aussi combien furent orageuses les relations de Napoléon ier et du pape.

Jamais formulée de manière officielle, ce qui peut sembler une préférence de l'Église catholique pour les États-nations s'explique sans doute par le souci de la papauté de préserver son indépendance, plus assurée si aucun État ne prétend à l'hégémonie. Dès le ve siècle, la primauté du pape s'était mieux affirmée en Occident, au milieu des royaumes barbares, qu'à l'égard de l'empire d'Orient, où elle ne fut jamais pleinement admise. Mais la querelle du Sacerdoce et de l'Empire a sans doute des racines plus profondes. Ne trouvant sa légitimité que dans une idée universelle — et non dans la défense d'intérêts particuliers comme les États-nations —, les empires se trouvent tout naturellement portés à empiéter sur les prérogatives d'une Église dont la justification est précisément la promotion d'idéaux universels. Il est clair par exemple que les empereurs d'Allemagne, qui se qualifiaient eux-mêmes d'empereurs romains, ne comprirent jamais aisément qu'ils n'étaient pas les chefs de l'Église universelle .

L 'Église a certes toujours favorisé la coopération internationale — laquelle, on l'a vu, n'implique pas le mondialisme juridique —. C'est en particulier le cas de la construction européenne que, sans jamais se prononcer sur la question de la supranationalité, l'Église a généralement encouragée. Les derniers papes ont apporté leur caution au principe de l'Organisation des Nations unies et des autres institutions internationales. Des origines à nos jours, le mouvement missionnaire, qu'il ait précédé ou suivi, est inséparable de l'ouverture progressive des continents, par où s'est peu à peu édifiée une communauté mondiale. Mais que l'Église catholique se fonde elle-même sur une forme d'universalisme ne l'entraîne pas pour autant à s'accommoder de toutes les formes d'universalisme, bien au contraire. Un des thèmes chers à Jean-Paul ii est celui du droit des nations — qui ne se confond nullement avec les droits des États. " Cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il importait de rappeler que ce conflit a eu lieu à cause de la violation du droit des nations " dit-il en 1995.

L'Église catholique ne refuse pas dans son principe, dans la ligne de Vitoria, l'idée d'ingérence humanitaire — et il lui est même arrivé de l'appeler de ses vœux (par exemple au Timor) ; mais elle enferme l'exercice de ce droit dans des conditions extrêmement restrictives qui ne sont que rarement réunies. Conditions de fond : par exemple que les violations des droits de l'homme soient indubitablement établies et d'une gravité suffisante, ou que les moyens pacifiques d'intervention aient été épuisés. Conditions prudentielles : que l'action envisagée soit proportionnée au désordre qui la motive ou qu'elle n'aboutisse pas, comme le pavé de l'ours, à aggraver les maux auxquels elle est supposée porter remède . Même si pour porter un jugement définitif sur l'affaire du Kosovo il faudrait disposer d'informations certaines sur toute une série de données de fait qui demeurent encore dans l'ombre, il est douteux que toutes ces conditions s'y soient trouvées réunies . C'est ce qui explique la prudence du Saint-Siège qui n'a pas condamné l'intervention de l'Otan mais ne l'a pas non plus formellement approuvée . On rappellera aussi qu'il désapprouve la pratique de l'embargo, contre l'Irak, Cuba ou la Yougoslavie.

 

Les risques de l'universalisme

 

Le nouvel universalisme politique qui se manifeste dans l'affaire de la Yougoslavie est en outre difficilement dissociable d'autres formes d'universalisme promues par la puissance dominante : le libéralisme économique d'abord que, de pair avec le Fmi et la Banque mondiale, le Gatt, devenu en 1994 l'Organisation mondiale du commerce (Omc), cherche inlassablement, au cours de cycles de négociations successifs (nous sommes récemment entrés à Seattle dans le " cycle du millénaire ") à étendre . Cette organisation vise la disparition totale de toutes les frontières économiques (droits de douanes, contingents, entraves à la libre circulation des capitaux), afin d'instaurer un unique espace économique mondial. L'Église catholique a marqué à plusieurs reprises ses réserves vis-à-vis d'une doctrine libérale sans nuances qui aggrave l'exploitation des pays les plus pauvres .

Autre forme d'universalisme, celui-là encore plus sévèrement critiqué par l'Église : l'instauration d'une politique mondiale de contrôle des naissances. Pour les États-Unis, la sécurité — sa sécurité propre et partant la sécurité du monde — ne passe pas seulement par la politique du big stick, qui s'est abattu à neuf ans d'intervalle sur l'Irak puis sur la Yougoslavie. Elle passe aussi par le contrôle des naissances dans les pays pauvres et cela par tous les moyens . Washington — comme les États européens —, soutient, ainsi que l'a montré Michel Schooyans , les efforts de toutes une série d'organismes de la galaxie des Nations unies, qui propagent activement une idéologie et des pratiques hostiles à la vie . Ces efforts sont largement couronnés de succès : la natalité est en baisse presque partout dans le monde, grâce notamment à des campagnes massives de stérilisation, plus ou moins volontaires, dans le tiers-monde. Le Saint-Siège a pris la tête de la résistance aux idéologies hostiles à la vie promues par les pays occidentaux et les organisations internationales, lors de la conférence du Caire (1994), n'hésitant pas à s'allier pour cela aux pays musulmans. Le conflit de valeurs qui s'exprime en la matière, dont le regain d'hostilité à l'Église catholique dans les pays occidentaux est sans doute un effet, peut apparaître comme l'amorce d'une nouvelle querelle du Sacerdoce et de l'Empire, de l'affrontement de deux universalismes aux orientations divergentes.

Mais l'Église, qui se dit " experte en humanité ", a d'autres raisons de se méfier du nouvel universalisme politique qui s'esquisse aujourd'hui. Il est probable que, comme tous les empires à prétention universelle, à commencer par l'Empire romain, le nouvel empire demeurera cantonné dans une sphère géographique : les grands pays asiatiques (Chine, Inde) n'accepteront sans doute jamais d'entrer dans cette logique.

Mais qui marquera la limite ? À la différence d'une politique des intérêts, telle que l'était la politique classique fondée sur le cloisonnement des États, toujours ouverte au compromis, une politique de principes, au caractère idéologique plus marqué, est portée à l'intransigeance, voire à la démesure . L'Empereur n'est pas seulement tenté d'empiéter sur le pouvoir spirituel ou de lui opposer un autre système de valeurs ; il est tenté de se prendre pour Dieu (c'est cette prétention des empereurs romains, on le sait, qui fut refusée aux trois premiers siècles par les premiers chrétiens, au péril de leur vie). C'est pourquoi toute idéologie porte en elle un risque de guerre.

La chute du rideau de fer a mis fin au communisme en Europe et c'est très bien. Mais il a mis fin aussi au monde multipolaire. La division du monde en plusieurs empires, aux beaux jours de la guerre froide, tout en manifestant l'imperfection de ce monde, héritier du péché originel, marquait à chacun les limites à ne pas franchir. Si se confirme l'instauration d'une " globalisation " politique, allant de pair avec la globalisation économique, qui protégera la nouveau pouvoir mondial de la tentation de la démesure ?

r. h.
. La célèbre sentence de Max Huber définit ainsi la souveraineté : " La souveraineté dans les relations entre États signifie l'indépendance. L'indépendance relativement à une partie du globe est le droit d'y exercer, à l'exclusion de tout autre État, les fonctions étatiques. Le développement de l'organisation nationale des États durant les derniers siècles et, comme corollaire, le développement du droit international, ont établi le principe de la compétence exclusive de l'État en ce qui concerne son propre territoire, de manière à en faire le point de départ du règlement de la plupart des questions qui touchent aux rapports internationaux " (Cour permanente d'arbitrage, 1928). Un État se définit par trois caractères : un territoire, une population et un gouvernement effectif.

. La division du monde en États juridiquement indépendants n'avait pas que des inconvénients pour les particuliers : il permettait à certains d'échapper plus facilement à la justice.

. Le précédent de la Somalie, parfois invoqué, demeure ambigu. L'intervention internationale en Somalie se trouvait justifiée par la résolution 751 du 24 avril 1992 du Conseil de sécurité. On pouvait en outre soutenir que l'intervention n'avait pour but que de protéger les convois d'aide humanitaire ou encore que la Somalie n'ayant plus de gouvernement effectif n'avait plus le caractère d'un État.

. C'est sur cette base qu'un tribunal français a pu, sur dénonciation du magazine Golias, engager des poursuites contre un prêtre rwandais résidant en France pour participation au génocide du Rwanda. Les poursuites ont été abandonnées, la dénonciation s'étant avérée infondée.

. Le fondement du procès Eichmann est discuté dans Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Gallimard 1966.

. Cf. Zbigniew Brzezinski, le Grand échiquier, Bayard, 1997.

. Le Kosovo s'étend sur 10887 km2 et compte 2188000 habitants. Le Timor oriental sur 14874 km2 pour 859 700 habitants. Le nombre estimé de victimes des exactions serbes contre les Kosovars oscille de 3000 à plus de 10000. Le dernier rapport de l'OSCE précise que ces exactions ont eu lieu pour l'essentiel après le début des bombardements de l'OTAN. Indépendamment du parti pris ou de la désinformation, les facteurs de variation des chiffres sont le fait qu'on prenne en compte les seules victimes civiles ou aussi les combattants de l'UCK, seulement celles de l'armée serbe ou aussi celles des bombardements de l'OTAN, tous les décès rapportés ou les seuls cadavres effectivement mis au jour. Au Timor oriental, l'armée indonésienne aurait déjà fait près de 300000 victimes entre 1975 et 1995 et peut-être encore 30000 en 1998-1999.

. Francisco de Vitoria, Leçons sur les indiens et sur le droit de la guerre, Droz-Genève, 1966.

. En fait les idées de Vitoria et de Richelieu, d'inspiration thomiste toutes les deux, ne sont pas fondamentalement opposées, Vitoria n'ayant, à notre connaissance, pas appliqué le principe d'" ingérence humanitaire " à l'Europe. Pour Vitoria comme pour Richelieu, la non-ingérence demeure le principe, l'ingérence l'exception, même si, dans sa pratique politique, il est vrai dans une situation de guerre européenne, le grand cardinal ne s'est pas privé de s'ingérer dans les affaires des autres États.

. La légitimité des Habsbourg sur leurs possessions directes (à l'exclusion du Saint Empire) venait au départ de droits dynastiques, acquis par leur célèbre politique des mariages. Quoique se proclamant lui-même catholique, " apostolique " et même " romain ", l'empire des Habsbourg, entré dans une longue décadence à l'issue de la guerre de Trente ans est devenu un État plutôt débonnaire, sans prétention universelle sérieuse. À l'exception de l'épisode du joséphisme, ses relations avec la Papauté furent bonnes.

. Cf. Karl Ferdinand Werner, Naissance de la noblesse, Fayard, 1998.

. Cf. Ernst Kantarowicz, l'Empereur Frédéric II, Gallimard 1987.

. Cf. Communio XIX-4, n° 114, juillet-août 1994, " La guerre " et sur le sujet de la guerre des Balkans, Michel des Boscs, " Cette guerre était-elle juste ? " in Liberté politique n°10, automne 1999.

. Les questions débattues sur la question du Kosovo sont nombreuses. Par exemple : jusqu'à quel point la minorité serbe y était-elle en sécurité entre 1980 et 1999 ? Les États-Unis et l'Allemagne ont-ils aidé l'UCK avant 1999 et donc portent-ils une responsabilité dans la guerre civile qui a éclaté en 1997 ? Milosevic avait-il planifié l'évacuation des Albanais du Kosovo ? Les 300000 Albanais du Kosovo qui avaient fui avant les bombardements étaient-ils victimes d'un début de " purification ethnique " ou fuyaient-ils tout simplement la guerre civile ? Les États-Unis avaient-ils l'intention de faire aboutir la conférence de Rambouillet ou n'était-elle qu'un alibi pour une action décidée à l'avance ? Quelle est la part, dans l'action de l'armée serbe, du combat contre l'UCK et des exactions contre les civils ? Quel a été le nombre de victimes albanaises du Kosovo avant les bombardements et après les bombardements (cf. supra, note 2) ? Quel a été le nombre de victimes serbes et albanaises du bombardement de l'OTAN ? Sur presque tous ces sujets, seul le parti pris donne des certitudes. Il va de soi que, selon la réponse que l'on donne à chacune de ces questions, le jugement que l'on portera sur l'ensemble de l'opération sera différent.

. Le pape Jean-Paul II a cependant appelé à un arrêt immédiat des bombardements lors de son voyage en Roumanie (avril 1999). Il dit aussi qu'" en réponse à une violence, une autre violence n'est jamais une solution d'avenir pour sortir d'une crise " (Discours devant le Conseil de l'Europe le 29 mars 1999).

. Parmi les conditions imposées au gouvernement serbe lors des négociations de Rambouillet, figurait la libéralisation de l'économie yougoslave.

. Cf. en particulier, les encycliques Sollicitudo rei socialis (1987) et Centesimus annus (1991).

. Henry Kissinger fit préparer en 1974 un rapport sur les " Implications de la croissance de la population mondiale pour la sécurité des États-Unis et leur sécurité outre-mer " dont découle largement la politique américaine en la matière. Seul le président Reagan s'est opposé à ce que les États-Unis promeuvent l'avortement dans les organisations internationales.

. Michel Schooyans, la Dérive totalitaire du libéralisme (Mame, 1995) et le Crash démographique (Fayard 1999). Les mouvements féministes ont même tenté d'inscrire dans les statuts de la Cour pénale internationale qu'elle aurait compétence pour poursuivre les grossesses forcées (c'est-à-dire tout refus de l'avortement).

. Les mouvements féministes ont même tenté d'inscrire dans les statuts de la Cour pénale internationale qu'elle aurait compétence pour poursuivre les grossesses forcées (c'est-à-dire tout refus de l'avortement).

. L 'attitude des Occidentaux, au premier chef des États-Unis, à l'égard de la Yougoslavie, qui promet à ce pays de longues années d'isolement et de misère, est significative de l'intransigeance à laquelle conduit l'idéologie. Il y a peu de chances en effet que ce pays défère à l'exigence qui lui est faite de livrer Milosevic au Tribunal pénal international.