LA VIE MODERNE ressemble de plus en plus à un mauvais film, écrivait Gilles Deleuze. Rarement un événement comme celui de l'écroulement des tours babéliennes du World Trade Center n'aura à ce point confirmé cette assertion lugubre.

Au plan fixe de CNN filmant le deuxième choc ont succédé des dizaines de plans divers filmés par des vidéastes amateurs. Le vidéo-krach de l'immobilier new-yorkais, comme dans un de ces innombrables et banals films d'action américain, a ainsi pu être filmé sous toutes les coutures, devenant par là-même le plus gigantesque attentat médiatique jamais perpétré. Mais, comme le disait Clint Eastwood, tout ce que nous désirons maintenant, c'est être goinfrés d'images en boucle (éternel retour de l'inanité télévisée) et de commentaires tautologiques.

Et Hollywood nous en aura goinfrés, d'images du terrorisme et de catastrophes. En 1975, la Tour infernale prépare les opinions à cet écroulement de la Babel de la modernité. En 1976, King Kong, métaphore de la crise de Vingt-neuf puis de la crise du pétrole, escalade les tours du World Trade Center où il est mitraillé par les hélicoptères militaires. Plus tard apparaissent les films sur le terrorisme. Dans Danger immédiat, nous apprenons l'existence d'Échelon, quatre ans avant que les médias français, toujours en retard d'une guerre, dénoncent ce gigantesque système d'espionnage anglo-saxon.

 

Une psychose plus vraie que nature

Concernant le terrorisme proche-oriental, " arabo-musulman " pour reprendre la terminologie médiatique consacrée, deux films récents le décrivent, qui exaltent la caricature (le barbu à la Kalachnikov entre les mains, a remplacé le bolchevik aux couteau entre les dents) : État de siège et Couvre-feu. Dans le premier, un terroriste arabe détourne un avion et exécute plusieurs passagers. Il est vaincu par un héros au col blanc et au profil bas. Son soutien logistique est... français, un ingénieur dont la famille a été tuée par les bombardements américains au cours de la guerre du Golfe. Dans Couvre-feu, les attentats sont commis à New York. Un général prend tous les pouvoirs et persécute injustement les musulmans américains qu'il enferme dans des camps. Autre détail intéressant, une agent de la CIA vit avec un terroriste algérien dont elle a créé et équipé le réseau terroriste.

On retrouve ici l'actuelle psychose médiatique : les réseaux islamistes sont l'œuvre exclusive de la CIA et des services secrets américains, ils ne sauraient bien sûr être l'œuvre de l'islam. La démocratie voulant être jugée sur ses ennemis, plus que sur ses résultats (Debord), elle crée ses propres ennemis qu'elle a donc célébré a priori médiatiquement : les terroristes arabes sont des EGM, des êtres générés médiatiquement, dont on attendait enfin qu'ils ne fussent plus seulement des ennemis virtuels, mais réels. Ils le sont devenus, réels, mais ils demeurent aussi virtuels. Comme disait Baudrillard, le virtuel nous prive de notre apocalypse. Mais il nous la restitue virtuellement ; car comme dans le film Matrix les douleurs numériques deviennent enfin réelles.

 

Une bombe dans la caméra

Ennemi virtuel ? À la fin du mur de Berlin correspond la fin de Wall Street ? Avec quinze millions de musulmans en Europe, une demi-douzaine aux États-Unis (où ont été formés les pilotes-terroristes), il est difficile de savoir où se niche l'ennemi, dans quelle rue, dans quelle mosquée, dans quelle obscure banlieue, d'autant que nous sommes, n'est-ce pas, face à la religion la plus tolérante et libérale du monde. Les mêmes qui ne distinguaient pas la ménagère allemande du criminel de guerre nazi, le pêcheur nippon du militaire fou, nous expliquent aujourd'hui qu'il n'y a aucune mesure entre l'islam et l'islamisme ; et tant pis pour les banlieues qui dansent de joie... L'ennemi est déjà fractal, désintégré, il est en fait numérique, aussi numérique que les images qui répandent la terreur dans les esprits à travers le monde.

L'histoire de Ben Laden, désigné dans l'instant comme ennemi mondial numéro un, est édifiante à cet égard. Ce milliardaire saoudien, proche des Américains quand il s'agissait de tuer du Russe, ancien fournisseur de Coca-Cola, ami des dirigeants féodaux de Riyad qui utilisent les gains du pétrole pour financer les islamistes aux quatre coins du monde, apparaît comme le nouveau docteur Mabuse (ou docteur Maboul), au plus profond de ses cavernes vagabondes. Ennemi rêvé et virtuel, il est chargé de tous les crimes du monde par un système médiatico-industriel qui ne sait plus où donner de la caméra. Le fait qu'au même moment le commandant Massoud ait été tué par des caméras-bombes aurait dû en éclairer plus d'un : Massoud, icône médiatique occidentale, est mort par là où il a péché, la communication. Véritable ennemi et profiteur de la société spectaculaire intégrée, le terrorisme, lui, a compris que la caméra est la bombe. Hollywood le lui aura suffisamment rappelé.

 

La vie à distance

Mais le terrorisme n'est pas que cela, le complément objectif du spectacle, dont " le destin n'est pas de finir en despotisme éclairé " (Debord, toujours). Le terroriste c'est d'abord celui qui n'a pas peur d'être tué en tuant. Or aujourd'hui, les militaires ne veulent plus être tués. Ils préfèrent bombarder des Kosovars que descendre un peu plus bas pour voir ce qui s'y passe. Cette volonté de tuer à distance sans se faire toucher reflète une tendance lourde à la télé-vie, la vie à distance. Le refus des corps est tel qu'on n'a pas vu un cadavre dans les décombres des tours de Babel. L'Amérique, puissance gnostique selon Allan Bloom, refuse le monde physique ; elle veut un monde fluide, informationnel, technognostique ; elle ne veut pas de réalité, elle veut des réseaux. Exit donc les cadavres des victimes. Il n'y a que des disparus...

Mais les terroristes en agissent tout autrement car ils connaissent comme Shakespeare le prix de la livre de chair : avec trois cutters, ils font refluer deux cents personnes au fond d'un avion. Le monde sécurisé attend la mort sur son portable. Quand le réel le rattrape, il est trop tard. Comme dirait l'autre, dans quel monde vivons-nous ? Ce qui est intéressant ici, ce n'est pas tant la distraction même (chéri, on a détourné l'avion) que l'extension du principe d'irréalité. On se laisse tuer, parce qu'on a vu à la télé que celui qui se remue contre les pirates, s'il n'est pas Bruce Willis, risque de se faire tuer. Et donc on meurt en chœur, comme dans Titanic. Tout ce cinéma nous aura vampirisés, décidément. L'homme se vide par les yeux, disait un prédicateur jésuite de l'ère baroque.

La nébuleuse terroriste prend toutefois de court tout le monde métissé et mondialisé : car qu'est-ce concrètement, physiquement une nébuleuse ? Encore un réseau immatériel, encore une toile d'araignée, comme le web. L'ennemi est dispersé, nous l'avons dit, il est comme les taches du léopard, il est comme le troupeau de Jacob, il est moucheté, rayé, zébré, il n'est nulle part. On pourra écraser quelques pays arriérés, ils n'en ressortiront que plus forts et plus chaotiques, comme les virus qui se renforcent au fur et à mesure qu'on fait mine de les détruire. Et des réfugiés profiteront du chaos humanitaire pour venir armer idéologiquement et militairement des réseaux situés en Occident. Le diable aime beaucoup se faire passer pour une victime...

 

À qui profite le crime ?

Reprenons le complot et un autre film hollywoodien, Au revoir à jamais, avec Geena Davis. Ancienne agent de la CIA, elle a tout oublié, jusqu'à ce qu'un incident vienne réactiver sa programmation criminelle. Au cours du film, le gentil policier black lui apprend qu'après tout l'attentat des tours du World Trade Center de 1993 était le fait de la CIA qui en avait besoin pour justifier ses budgets exorbitants. Derrière la CIA, on imagine des loges noires, des sociétés secrètes comme les Skull & Bones qui ont besoin de chaos — comme jadis la loge P2 en Italie — pour décréter l'ordre nouveau mondial cher à la dynastie Bush. Évoquons un épisode de Miami vice montrant un agent britannique du MI6 renseigner les militants de l'IRA pour qu'ils réussissent leur attentat contre le Concorde... Sacrés Anglais qui laissent pulluler sur leur sol les sectes terroristes islamiques, comme jadis les sociétés secrètes marxistes qui allaient plonger l'Europe dans la barbarie. Il est vrai que ni les uns ni les autres n'étaient catholiques... les Guignols de l'Info ont posé la question autrement : À qui profite le crime ? Oui, à qui ? Et pourquoi les Guignols s'amusent-ils à dénoncer implicitement les services secrets occidentaux ? Sont-ils incompétents ou entre de drôles de mains invisibles ?

Mais à qui profite le crime ? Le crime profite immédiatement à l'industrie de la peur, qui nous diffuse jusqu'à la nausée ses images en boucle et ses commentaires " experts ". L'industrie audio-visuelle, le complexe médiatico-industriel, est la première du monde. Elle recycle les peurs, les émotions comme on dit, les phantasmes, l'imaginaire de l'homme. La planète, muée en cabinet de curiosités, est devenue une gigantesque chambre à gaz hilarant et paniquant. Le démiurge qui a créé ce monde moderne (le Gadlu, pour ceux qui savent) doit bien s'en amuser. Le monde est devenu une salle d'attente de la mort et de la terreur. Comme dans Matrix, le terrorisme va continuer de tenir la vedette d'une société scotchée devant son poste, dans l'attente d'informations décisives qui ne viendront jamais. Ainsi va Godot — ou le prisonnier —, en des temps de clochardisation médiatique. À nous de retrouver le château de l'âme pour échapper à sa pression, à son talon de fer.

 

N. B.