LA DERNIERE LOI DE PROGRAMMATION MILITAIRE adoptée par le Parlement le 27 janvier 2003, permet de mesurer l'ampleur du changement qui a affecté la défense de la France depuis 1960, date de la première loi de programmation.
Promulguées tous les cinq ans, dix lois de ce type ont été adoptées . Même si elles sont rarement respectées, elles constituent avec leur rapport annexé, un bon indicateur de la politique de défense . En quarante trois ans, l'un des changements les plus notables que fait ressortir l'analyse de ces lois est sans doute le passage progressif d'une défense dont la double caractéristique était d'être nationale et indépendante, à une défense européenne ou tout au moins largement intégrée à des organismes supranationaux.
I- LES ELEMENTS CONSTITUTIFS DE L'INDEPENDANCE MILITAIRE
La notion d'indépendance apparaît à travers les lois de programmation militaire comme étant composée de deux éléments dont la teneur a varié avec le temps : la sécurité et l' identité. Ses composantes ne sont pas seulement matérielles, mais aussi géographique : l'indépendance existe sur un territoire donné.
La sécurité et l'identité
L'indépendance militaire de la France est la condition de sa sécurité ; tel est le postulat de départ : " La politique de défense de la République est fondée sur la volonté d'assurer l'indépendance nationale et de renforcer l'efficacité des alliances qui garantissent la sécurité du monde libre ", dispose l'article 1 de la loi de 1960. La loi de 1976 offre une première explication à cette association si étroite entre l'indépendance et la sécurité, que l'une semble se confondre avec l'autre : " Pour un peuple libre, en effet, la sécurité se confond avec la sauvegarde de cette liberté fondamentale qui est la première de toutes les autres et qui s'appelle l'indépendance de la nation . "
C'est à partir de cette conception que la France définit dans la loi de 1976 les conditions de sa sécurité, justifie les grandes options de sa politique de défense et détermine les objectifs assignés à ses Forces armées. Une nation ne peut prétendre à une véritable défense, dispose la loi, si elle ne possède pas la volonté collective de rester maîtresse de son destin, autrement dit si elle n'est pas en mesure d'apprécier elle-même la situation et décider souverainement des actions à entreprendre. Cette forme d'indépendance exclut tout alignement systématique sur les positions d'États tiers ; elle s'impose plus directement encore dès lors qu'il s'agit de décider de l'opportunité, du moment et des modalités d'un éventuel engagement des Forces armées en cas de crise ou de conflit .
Ce passage, aussi révélateur soit-il, est encore insuffisant pour rendre compte de la signification de ce qui pourrait passer aujourd'hui pour une volonté prométhéenne d'indépendance. Pour que le tableau soit plus complet, il faut interroger la loi de 1983 qui comporte un paragraphe riche d'enseignements : " Notre identité en tant que peuple, notre indépendance en tant que nation, notre espace de liberté dans le monde ne font qu'un. La sauvegarde de la paix et la défense de notre sécurité sont pour nous indissociables . "
Au premier élément de sécurité, vient s'en ajouter un second : l'identité. L'identité d'un peuple procède de son indépendance , dispose la loi de 1983. La même assimilation apparaît dans la loi de 1990, au terme de laquelle la France, seule puissance nucléaire d'Europe occidentale avec la Grande-Bretagne, présente sur cinq océans et quatre continents, " a choisi d'assurer elle-même sa défense pour garantir son indépendance et maintenir son identité ". Cette dernière affirmation ne manque pas de soulever la question de la situation d'un pays qui, au contraire, choisirait de renoncer à assurer lui-même sa défense. Il perd son indépendance, c'est certain, mais perd-il également son identité comme paraissent le suggérer les lois de 1983 et de 1990 ?
Le territoire
L'association de ces deux premiers éléments est encore incomplète, en ce qu'elle laisse de côté l'essentiel. La sécurité et l'identité existent d'abord à l'intérieur d'un espace physique donné : le territoire. C'est vers lui que tout converge, sa préservation contre toute menace extérieure est la finalité de la défense. La mission des Forces armées en découle : garantir le territoire national contre toute tentative d'agression et préserver en toute circonstance la liberté de la nation . La loi de 1986 est particulièrement explicite à cet égard : un triple champ d'action doit être pris en compte par la défense, à commencer par le territoire français, " qui constitue l'objet primordial de la défense de la France, car il concrétise l'identité nationale. Sa défense repose [ensuite] sur la cohésion et la participation active de tous les citoyens ". La plus belle formule, la plus parlante aussi, reste cependant celle de la loi de 1983 au terme de laquelle le rôle imparti à la force nucléaire stratégique est de garantir " la sanctuarisation du territoire national ".
Tout change en 1996. La loi insiste encore une fois sur la protection du territoire, une exigence permanente qui doit pouvoir être assurée en toutes circonstances ; elle est une mission essentielle des Forces armées. Mais elle ajoute, quelques lignes plus loin, qu'" en l'absence de menaces extérieure majeure directe sur nos frontières, c'est aujourd'hui une mission de sécurité intérieure plutôt qu'une mission de défense proprement militaire ".
Cette mission est désormais confiée en priorité à la gendarmerie qui demeure, certes, partie intégrante de l'armée. La loi de programmation militaire de 2002 le rappelle : " La gendarmerie conserve son statut militaire et son rattachement organique au ministère de la Défense ", sa place au sein de l'armée tend cependant à sortir du droit commun puisque dans le cadre de la politique gouvernementale et au titre de ses missions de sécurité intérieure, elle est désormais placée pour emploi sous la responsabilité du ministre de l'Intérieur . Le premier jalon qui tend à faire de la défense du territoire une mission secondaire de l'armée est ainsi posé. Avec ce changement, c'est aussi le rôle de l'armée au sein de la nation qui évolue.
II- LES MOYENS DE L'INDEPENDANCE MILITAIRE
Ils sont multiples. Deux d'entre eux, en raison d'une part de leur importance aussi bien symbolique que pratique, d'autre part des changements qui les ont affecté ces dernières années, méritent une attention particulière. Il s'agit de la dissuasion nucléaire et du service militaire.
La dissuasion nucléaire
La décision de doter les Forces armées d'un armement thermonucléaire afin de leur permettre de remplir leur mission de défense du territoire apparaît pour la première fois dans la loi de 1960. Les lois ultérieures permettent de dégager certains traits caractéristiques de cette nouvelle arme. Le premier d'entre eux, le plus important, est relatif à la nature de ces armes : pour assurer les conditions essentielles à sa sécurité, la France à résolu " de disposer d'armes nucléaires purement nationales " ; quelques lignes plus loin il s'agit d'armes " entièrement nationales ".
Les lois insistent par ailleurs sur l'importance des " sacrifices " que la France a consentis, non seulement pour se doter de cet armement nucléaire, mais aussi pour le moderniser. Cette œuvre maîtresse, menée avec " fermeté, continuité et clairvoyance ", n'a pu être acquise " qu'au prix d'efforts considérables ".
Un premier fléchissement est perceptible en 1994. En effet, s'il est rappelé que " la dissuasion nucléaire reste au cœur de la défense de la France ", la loi ajoute que le renouvellement des forces nucléaires sera assuré " sans rechercher nécessairement l'amélioration immédiate des performances techniques que la situation mondiale ne justifie pas ". Il n'est plus question comme auparavant d'une modernisation de tous les instants qui justifiait notamment des essais nucléaires ; il ne s'agit plus de maintenir cette force à un niveau de suffisance indispensable pour assurer, quelles que soient les évolutions stratégiques, la protection des intérêts vitaux .
De la même façon, la doctrine d'emploi change en 1996. " Dissuasive, la stratégie nucléaire de la France demeure exclusivement défensive. Elle ne saurait être un instrument de coercition, encore moins un outil de bataille susceptible d'être employé en vue d'un gain militaire ". On est loin de la tonalité offensive qui caractérisait les lois de programmation précédentes. La dissuasion nucléaire reposait alors sur la " double capacité d'infliger des dommages inacceptables et de délivrer un ultime avertissement en toutes circonstances ". Selon ces circonstances, l'emploi des armes nucléaires visaient l'anéantissement d'objectifs vitaux, la paralysie des forces du champ de bataille, ou encore la destruction de certaines installations ponctuelles situées en arrière de la zone de combats. Il devait faire peser sur tout agresseur éventuel une menace sans rapport avec le bénéfice de l'action que ce dernier pourrait entreprendre, disposait la loi de 1976 .
Modernisation moins exigeante, doctrine d'emploi moins offensive, l'évolution touche à un dernier élément : en 1996, il n'est plus question de l'indépendance absolue qui caractérisait la force nucléaire d'avant la fin de la Guerre froide, mais d'un partenariat privilégié entre la France et le Royaume-Uni. La coopération entre les deux puissances nucléaires européennes de l'Alliance atlantique a désormais pour objectif un renforcement mutuel de la dissuasion et une consolidation de la contribution européenne à la dissuasion globale .
Le service militaire
Toutes les lois de programmation de 1960 à 1994, réaffirment sans exception le rôle fondamental du service militaire dont la nécessité découle autant de considérations stratégiques que philosophiques.
Considérations stratégiques d'abord : le service militaire renforce la crédibilité de la dissuasion. Il contribue aux effectifs nécessaires aux missions des Forces armées, " tout spécialement en cas d'engagement sur les théâtres extérieurs ", précise la loi de 1994.
Considérations philosophiques ensuite : " Le recours aux appelés traduit concrètement l'union historique de la nation et de son armée et contribue à la nécessaire cohésion sociale ". Pour s'exercer pleinement, la défense suppose que tous les citoyens conscients d'appartenir à une même communauté, perçoivent la nécessité d'en préserver l'identité, d'en sauvegarder le patrimoine et d'en assurer l'avenir. Elle se concrétise par l'adhésion personnelle de chacun et par la participation sans réserve de tous à l'effort commun . À ce titre, le service national doit rester un fondement de la politique de défense et la conscription continuer à former la base du recrutement , dispose la loi de 1987. Le ton demeure inchangé en 1994 ; le service national, précise la loi de programmation, " confirmé par le gouvernement dans les conclusions du Livre blanc, constitue le meilleur gage de l'attachement de la nation et des citoyens à leur défense ". L'armée ne peut exister sans le service militaire.
Le grand basculement à lieu avec la loi de 1996 . Il est rendu compte de la décision du président de la République d'engager une réforme majeure des moyens de défense de la France. Selon la loi, cette réforme serait comparable par son ampleur à celle du début des années soixante, qui, sous l'impulsion du général de Gaulle, fut à l'origine d'une modernisation des armées et de la réalisation des forces nucléaires françaises. La suppression du service militaire et son corrélat, la professionnalisation, sont présentées comme ayant pour objectif la constitution d'un " outil de défense rénové, adapté à l'environnement transformé, décrit dans le Livre blanc sur la défense de 1994, et anticipant les évolutions du début du siècle prochain ".
La décision de suppression du service militaire affirmée une première fois dans la loi de programmation sera, par la suite, entérinée par la loi du 28 octobre 1997 portant réforme du service national . La loi entretient la fiction selon laquelle le service militaire est non pas supprimé mais suspendu. L'appel sous les drapeaux peut en principe être " rétabli à tout moment [...] dès lors que les conditions de la défense de la nation l'exigent ou que les objectifs assignés aux armées le nécessitent ".
Ce faisant, si la suppression du service militaire a entraîné la rupture du lien entre l'armée et la nation, cette rupture, le projet de loi de programmation de 2002 l'assume parfaitement puisque toute référence à l'idée selon laquelle l'armée est une émanation de la nation a disparu de la loi.
III- LA REMISE EN CAUSE DE L'INDEPENDANCE : LE GLISSEMENT VERS UNE DEFENSE EUROPEENNE
La remise en cause du service militaire et de la force de dissuasion nucléaire s'est accompagnée d'un glissement progressif vers une défense européenne à partir de 1990. Avant cette date, les lois de programmation sont sans équivoques : si l'armée française est utilisée dans un cadre supranational, c'est à la condition que son indépendance soit préservée.
L'absence d'atteinte réelle à l'indépendance militaire jusqu'en 1990
L'hypothèse d'une armée française partie intégrante de l'Europe est envisagée une première fois dans la loi de programmation de 1976. Il est en effet question de la conscience croissante que l'Europe est en train de prendre de sa communauté d'intérêts et de l'unité de son héritage culturel sous la diversité de ses expressions nationales. Ces différents motifs conduisent l'Europe à s'imposer dans les esprits. Seulement ce premier constat est immédiatement nuancé par l'affirmation selon laquelle " la construction européenne ne concerne pas, au stade actuel, les questions de défense [... ;] il serait prématuré d'anticiper sur des progrès dans un tel domaine aussi longtemps que les conditions n'en sont pas réunies ".
Les limites à la souveraineté militaire de la France pourraient venir de l'Alliance Atlantique dont elle est membre fondateur, et au sein de laquelle elle assume l'ensemble de ses obligations au regard du traité de l'Atlantique Nord. Mais là encore, l'éventualité est vite récusée par la loi de 1987. En premier lieu, l'OTAN est un groupement défensif " de nations souveraines ", précise la loi. Ensuite, la France " préserve sa totale liberté d'appréciation et de décision quant à l'emploi de ses forces en cas de crise ou de conflit ; tout en coopérant étroitement avec ses alliés, la France refuse les automatismes qu'impliquerait sa présence au sein du dispositif militaire intégré de l'OTAN dont elle s'est retirée en 1966 ". La résonance est la même en 1987 : " Les forces françaises, destinées à jouer leur rôle au sein de l'Alliance, continueront à être organisées de telle sorte que leur engagement et leur commandement relèvent de décisions nationales . "
Le rôle de la Communauté européenne
Le basculement peut être situé en 1990. La loi affirme alors exactement l'inverse de ce qui avait été décidé auparavant : " La construction de l'Europe, devra, un jour, s'étendre au domaine de la défense . " À l'origine de cette affirmation il y a une ambiguïté, celle de savoir si la loi constate ou si elle proclame les progrès de la construction européenne qui auraient renforcés les liens politiques, économiques et sociaux entre les États intéressés, " à un point tel que leurs intérêts de sécurité sont devenus difficiles à distinguer ".
Cette " imbrication croissante des intérêts vitaux des nations européennes et le caractère commun de bien des menaces qui les visent " ont conduit la France à avancer l'idée d'une dissuasion " concertée " dans le cadre d'une approche d'ensemble de la sécurité européenne et atlantique . La France souhaite donc la mise en place sous l'autorité du Conseil européen, d'une politique commune de sécurité et de défense ambitieuse. Dans le même esprit, elle souhaite constituer avec ses partenaires européens une base industrielle et technologique commune, composante à part entière de l'identité européenne en matière de défense . Si le nouveau cadre d'emploi de l'armée est une conséquence de la construction européenne, elle doit aussi en être une cause. L'armée doit " favoriser une dynamique européenne, en poursuivant les efforts engagés en commun et en arrêtant des choix compatibles avec la perspective d'une politique de défense à l'échelle de l'Europe ".
La politique de défense doit servir la construction d'une défense européenne crédible, à la fois bras armé de l'Union européenne et moyen de renforcer le pilier européen de l'Alliance. En Europe, la France, membre de l'Union européenne, de l'Alliance Atlantique et de l'UEO, est en effet au cœur de ce réseau de solidarités qui tendent à faire de notre continent un espace stratégique commun . Dans la très grande majorité des cas, l'engagement de l'armée s'effectuera dans un contexte multinational dont les coopérations européennes constitueront le champ privilégié .
L'évolution est encore plus manifeste dans la loi de programmation de 2002 au sein de laquelle l'Europe apparaît pratiquement comme le cadre d'emploi de droit commun de l'armée française. Les axes d'efforts retenus dans la loi de programmation militaire correspondent — précise l'exposé des motifs du rapport préparatoire à la loi — " aux domaines dans lesquels les Européens sont aujourd'hui déficitaires : moyens de commandement, de renseignement et de communication ; projection et mobilité des forces ; moyens d'action dans la profondeur ; moyens de protection des forces déployées sur les théâtres extérieurs ", comme si le rôle de la défense française était de venir combler les faiblesses des autres pays européens . L'atteinte à l'indépendance militaire de la France est d'autant plus importante que l'engagement européen doit à son tour être compatible avec l'OTAN : " Notre engagement dans l'Europe de la défense se conçoit en harmonie avec la solidarité transatlantique " précise la loi de 2002.
En définitive, c'est à un renversement complet auquel on assiste : ce qui était considéré auparavant comme une marque de puissance – l'indépendance - est désormais interprété comme un signe de faiblesse : être fort, c'est accepter de créer une défense commune avec les partenaires européens.
R. DE B.