Réduire les inégalités sociales " est devenu un lieu commun de tout discours social et politique. Bien peu d'hommes publics oseraient émettre une quelconque réserve sur un tel objectif. Il est vrai que la formule est ambiguë à souhait.
Elle peut signifier (la formule étant alors entendue avec une restriction mentale) que la misère n'est pas acceptable et qu'il convient d'aider ceux qui ont été réduits à ce triste état par des circonstances indépendantes de leur volonté. Qui ne souscrirait à une telle prise de position ? Mais la formule (prise alors au sens plénier des termes) peut signifier aussi que, par principe, c'est l'inégalité des revenus et des patrimoines qui n'est pas acceptable et qu'en conséquence il faut les réduire le plus possible. Tel serait alors l'un des rôles fondamentaux de l'État. " Il ne faut pas moins d'État, mais mieux d'État ", disent les défenseurs de cette théorie ! Et, d'augmenter les prélèvements obligatoires, d'accroître les fonds gérés par l'État, de multiplier lois et réglementations... avec la bénédiction de tous ceux qui, sincèrement, veulent lutter contre la misère !
Nous vivons en France depuis trois ans une reprise économique. Pour autant, les transferts sociaux n'ont pourtant pas cesser d'augmenter, ni la multiplication des lois et règlements. On pourrait donc penser qu'une telle politique n'est pas néfaste au développement économique d'ensemble. Mais on peut aussi se demander si cette situation est durable, et notamment dans quelle mesure l'embellie que nous connaissons n'est pas due principalement à une conjoncture extérieure favorable dont les effets seront nécessairement limités dans le temps. Notre pays pourra-t-il alors supporter indéfiniment les taux actuels de prélèvements et de dépenses publics, et le corset des réglementations actuels ?
Mais si certains avancent qu'il faut libérer l'économie du poids de l'État, circonscrire son intervention et simplifier la réglementation, cette proposition soulève immédiatement un tollé, les grandes consciences s'élèvent : chercher à réduire si peu que ce soit les paramètres de l'intervention étatique, ce serait ouvrir la porte à l'ultra-libéralisme !
Dépassons l'opposition des idéologies qui sous-tendent le débat et considérons avec réalisme les facteurs clé de la croissance économique générale. Des questions importantes s'imposent alors à l'esprit. Ainsi, par exemple, quel est le meilleur moyen de réduire structurellement la pauvreté, sachant que l'assistance et les transferts sociaux à grande échelle ne peuvent pas durer indéfiniment ? Comment réduire le niveau de chômage, y compris le chômage caché que sont les emplois sans contrepartie de services réels ? Dans quels cas la redistribution étatique est-elle, en soi, moralement justifiée ? La croissance économique protégée, constante et sans risque, qu'on promet aux Français est-elle vraiment possible ?
Nous rencontrons dans notre pays une incompréhension des principes de base de la vie économique, principes que pourtant vivent au quotidien ceux qui se battent tous les jours dans les entreprises pour trouver des nouveaux marchés, offrir des biens et services moins chers et de meilleure qualité, créer des produits et services nouveaux... faire vivre leurs familles et entretenir de nombreux improductifs... Nous aimerions, dans les réflexions qui suivent, revenir sur les principes suivants : a/ il n'y a pas de croissance générale dans une économie statique ; b/ il n'y a pas d'économie dynamique et profitant au plus grand nombre sans une culture entrepreneuriale ; c/ on peut craindre les méfaits de la concurrence mais, sans elle, la dynamique économique se sclérose, les prix ne baissent pas et, de ce fait, les biens produits ne peuvent se répandre dans toutes les couches de la société ; d) une économie dynamique a besoin d'un certain espace de libertés.
Ce faisant, nous ne ferons que développer les principales caractéristiques de " l'économie d'entreprise " dont Jean Paul II se demande dans Centesimus annus si elle ne peut pas être proposée comme modèle " aux pays du tiers-monde qui cherchent la voie du vrai progrès de leur économie et de leur société civile " et d'une façon générale à tous les " pays qui cherchent à reconstruire leur économie et leur société ", en tant qu'elle établit " le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique " (n. 42).
" L'équation " de la croissance : augmentation de la productivité et création de nouveaux produits
L'histoire économique, depuis la révolution industrielle, dont, d'ailleurs, il n'est pas question de nier les excès, montre à l'évidence que le progrès économique, dont bénéficie la grande majorité des populations des pays développés, peut s'analyser sous deux aspects indissociables : accroissement de la productivité et création de biens et services nouveaux.
L'accroissement de la productivité conduit, d'une part, à produire des biens moins chers et d'autre part à libérer une force de travail et de capacité d'entreprendre. Une des causes importantes de l'augmentation de la productivité (mais pas la seule) est la production en grandes quantités, la production de masse, qui permet de faire des économies d'échelles. Il faut souligner que l'augmentation de la productivité, et seulement elle, permet, et a permis, l'accroissement du niveau de vie général. Ceci nous semble une vérité absolue. C'est l'histoire de la Ford " T ". Ce qui montre d'ailleurs, nous semble-t-il, qu'il est constitutif de l'économie d'entreprise d'offrir continuellement des biens et services à un nombre toujours plus grand de gens et à des coûts toujours moindres.
Mais il ne faut pas s'arrêter à la seule augmentation de la productivité. L'autre élément fondamental de la croissance économique, trop souvent oublié, est que l'augmentation de la productivité doit être accompagnée par une offre de biens et services nouveaux. Ignorer cette deuxième partie de l'équation, c'est se condamner à ne pas comprendre le processus du développement économique. C'est aussi, plus prosaïquement, ne pas vouloir que plus de gens possèdent des téléphones portables, un vidéoscope, etc. C'est regretter qu'aient été mis sur le marché des chauffe-biberons ou des cocotte-minutes. Il faut souligner que cette offre de biens et services nouveaux ne se fait pas — ne peut se faire — de façon linéaire et immédiate. Je ne pense pas que les premières machines à laver le linge étaient aussi fiables qu'elles le sont actuellement. Et pour autant, elles étaient au départ un luxe que ne pouvaient s'offrir que de rares privilégiés. Rares, pourtant, sont maintenant les foyers qui n'en possèdent pas.
Il en résulte que le système de l'économie d'entreprise est un système essentiellement dynamique : les entreprises doivent s'adapter continuellement. Certaines, qui ne peuvent ou ne veulent pas s'adapter, disparaissent, d'autres se créent, d'autres se développent, avant d'être elles-mêmes obligées de s'adapter... On peut le regretter. Il me semble qu'on ne peut l'empêcher, au risque de tuer la croissance économique et l'augmentation du pouvoir d'achat général qui en résulte. Je constate que les fabricants de diligences ont disparu. Faut-il le regretter ? Aurait-il fallu que les gouvernements de l'époque aient subventionné cette industrie, et continue aujourd'hui à le faire, pour maintenir les emplois dans cette branche d'industrie ?
Nous arrivons ici au problème de l'emploi, problème crucial s'il en est, notamment dans certains pays comme la France, l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne. L'augmentation de la productivité sans offre de biens et services nouveaux conduit quasi-inexorablement au chômage, surtout dans notre époque d'économie ouverte. Il faut donc des entreprises nouvelles ; il faut des créateurs d'entreprises ; il faut des entrepreneurs qui imaginent des biens et services nouveaux et prennent le risque de les mettre sur le marché.
On objectera que cette offre de biens et services ne peut s'accroître indéfiniment ! La question mérite certainement d'être posée ; et il n'y a probablement pas de réponses absolues et évidentes. C'est une question qui revient régulièrement. Jusqu'à ce jour, il n'a pas été prouvé qu'il y avait une limite à cette création de biens et services nouveaux (le fait que l'économie des USA — pays développé s'il en fut ! — continue à se développer à un rythme soutenu montre qu'on est loin, en France de cette limite). L'imagination humaine a des ressources insoupçonnées. Qui aurait imaginé, il y a cinquante ans, que la majorité des foyers en France disposeraient de fours à micro-ondes ?
La cause des créations d'emplois : l'initiative entrepreneuriale
Il faut donc des entrepreneurs. C'est la seule vraie solution aux problèmes de l'emploi, la seule solution durable à la pauvreté. Un bon système économique est celui qui favorise l'initiative entrepreneuriale. Qu'on regarde autour de soi les machines à laver, les télévisions, les fours à micro-ondes, etc. Tous ces produits ont été mis sur le marché parce que des entrepreneurs les ont imaginés, ont anticipé la demande des consommateurs, perfectionné leur conception et leur mode de production, acheté les outils de fabrication, établi les circuits de commercialisation, fait l'effort de commercialisation, pris sur eux le risque de l'échec, etc.
Qu'est-ce qu'un entrepreneur ? C'est un homme ou une femme animé(e) par l'idée que les biens ou services nouveaux qu'il a en tête peuvent être utiles à des tiers. Il décide en conséquence de " sacrifier " des biens présents, temps, énergie, loisirs, argent (en d'autres termes, d'investir) pour concevoir, produire et commercialiser ces biens ou services nouveaux. Mais il serait bien naïf (et cela irait même contre le fond de la nature humaine) de croire que, s'il décide ainsi d'investir, il n'attende pas en contrepartie un retour qui soit supérieur aux biens " sacrifiés " . En termes financiers, on dirait que l'entrepreneur attend de son investissement (en temps, argent, efforts...) une certaine rentabilité. Sinon, aurait-il quelque raison ou envie d'entreprendre ? Ceci est aussi valable pour l'investisseur financier qui participe à l'aventure entrepreneuriale (avec plus ou moins de risque, selon les modalités) et sans l'apport duquel l'entrepreneur n'aurait pas les moyens d'entreprendre. Il faut par ailleurs une floraison d'initiatives multiples parce que certaines seront vouées à l'échec ; parce que d'autres se développeront immensément et rapidement (par exemple, Microsoft) ; parce que certaines mettront du temps à " décoller " ; parce que d'autres, enfin, seront limitées à un marché réduit, etc.
Pour beaucoup de Français, y compris parmi nos élites, l'acte d'entreprendre apparaît n'avoir d'autre justification que celle de créer des emplois. Reste à savoir comment, dans la réalité, se créent les emplois. Nous entendons parler ici de " vrais " emplois, d'emplois qui soit justifiés économiquement et non pas des ersatz de l'assistance publique. Un vrai emploi est celui qui, par le service rendu, aboutit en un produit ou service dont le consommateur final juge le rapport qualité-prix suffisamment attractif pour s'en porter acquéreur. Les vrais emplois ne sont pas nécessairement des emplois pérennes : être chauffeur de trains à vapeur était à l'époque un vrai emploi mais ce ne l'est plus...
En définitive, un entrepreneur est essentiellement quelqu'un qui, ayant imaginé un bien ou service nouveau, décide de le mettre sur le marché et espère de ce fait en tirer une certaine rentabilité. Alors, et alors seulement, il créera des emplois en conséquence, si son produit satisfait les clients potentiels. Si on ne comprend pas ce qu'est un entrepreneur, si on inverse la cause et les effets, le développement économique s'arrête, ou s'inverse, et l'emploi en subit les conséquences. La misère et l'exclusion sont au bout du chemin. Si donc on veut des emplois, et c'est une véritable priorité, il faut des employeurs et s'intéresser aux raisons pour lesquels il y a des entrepreneurs. Si ces conditions ne sont pas remplies, il y aura moins d'employeurs, et donc moins d'emplois.
La concurrence, nécessaire stimulant des entrepreneurs
L'entrepreneur, secondé par l'investisseur, se lance donc dans la production et la commercialisation de produits nouveaux s'il en attend un gain couvrant suffisamment à ses yeux son investissement (investissement de toute nature, répétons-le). Et il embauche de nouveaux employés dans la mesure où il trouve la clientèle qu'il escomptait. Ce faisant il s'introduit sur un marché préexistant ou crée un marché nouveau. En l'occurrence, il bouleverse les positions acquises par les entreprises en place. En un mot, il leur fait concurrence. D'où la question : la concurrence est-elle bénéfique au développement de l'activité économique et de l'emploi ? Plus précisément, peut-il y avoir accroissement de la productivité et création de produits nouveaux sans concurrence ?
La réponse semble évidente ; elle est corroborée par l'histoire économique. S'il n'y a pas de concurrence, s'il y a un monopole durable, le fournisseur d'un bien ou d'un service ne reçoit aucune incitation à baisser les prix, à faire des efforts pour mieux servir ses clients, pour améliorer sa productivité et baisser ses prix. Sans le système de la concurrence, les voitures, les réfrigérateurs, les machines à laver, les téléviseurs, les téléphones, etc. seraient-ils devenus des biens aussi courants ? La concurrence, une concurrence raisonnable, on le verra, est nécessaire au développement économique, c'est à dire, rappelons-le, à l'accroissement du bien-être matériel général et au plein emploi.
Il faut aussi admettre que, dans un système de concurrence, il n'y a pas de situations économiques établies indéfiniment. Tout fournisseur de biens ou services doit savoir que, s'il est sur un marché quelque peu rentable, il risque de voir un autre fournisseur s'attaquer à son marché. Pour ce faire, ce nouveau venu doit être capable soit de fournir le même bien ou service moins cher, soit d'y ajouter un " plus " pour le même prix, plus qui le fera préférer par la clientèle, soit enfin de créer des produits nouveaux qui concurrenceront les produits existants. Toute entreprise est donc contrainte, si elle veut conserver ou étendre sa clientèle — survivre, à terme ! — à se remettre en question en permanence, à faire continuellement des efforts pour offrir ou de meilleurs biens ou services, ou ces mêmes biens ou services à meilleur prix. C'est la vie quotidienne des entreprises et c'est un souci permanent pour tout chef d'entreprise.
Il s'ensuit, et cela est fondamental, que même si la concurrence que se livrent les entrepreneurs est disciplinée par le respect des règles du droit, la croissance économique n'est pas et ne peut pas être un long fleuve tranquille. Le rêve de la civilisation des loisirs, du " demain, on rase gratis ", des 35 heures maximum par semaine, de la retraite à 55 ans, d'un emploi garanti à vie et d'un salaire acquis dont ne se discute que le point de pourcentage d'augmentation... Ce rêve que l'on nous promet pour demain, et qu'un coup de baguette magique du pouvoir politique suffirait à réaliser, ce rêve, au demeurant, rêve d'un bonheur purement matériel, ne peut malheureusement conduire qu'à des réveils douloureux.
L'économie d'entreprise : une concurrence régulée
Reste l'objection centrale : le libéralisme économique, c'est la loi du plus fort, c'est la loi de la jungle. À la formule du " renard libre dans le poulailler libre ", on pourrait opposer l'adage " si vous voulez abattre votre chien, accusez-le de la rage ". Et le magistère pontifical s'en est toujours gardé, ayant condamné non pas l'économie d'entreprise ni même la concurrence mais seulement leurs excès. Présentez l'économie d'entreprise comme elle n'est pas, la rendra plus facilement condamnable. Qui, parmi ceux qui pensent qu'il faut libérer l'économie d'une emprise abusive de l'État pour le bien du plus grand nombre, en créant de vrais emplois, justifient du fait même les excès de la concurrence ?
Il est clair cependant que, d'une certaine manière, le système de la concurrence fait du monde économique une lutte, d'aucuns disent un sport, d'autres parlent de guerre. Le point important est que de même qu'on peut être loyal ou déloyal en sport, de même le jeu de la concurrence peut être loyal ou déloyal. Jacques Rueff écrivait dans l'Ordre social : " Le libéralisme n'échappera à la "loi de la jungle" que s'il est complété par les contraintes autoritaires nécessaires pour imposer aux hommes une morale. Mais bien loin de les repousser, il les appelle comme l'adjuvant nécessaire à sa constitution. L'ordre libéral exige l'appui d'une morale, divine ou humaine. Sans elle il serait encore un ordre social, mais un ordre sauvage. " Il visait, évidemment, la concurrence.
Friedrich Hayek, qui reçut le prix Nobel d'économie en 1974 pour avoir illustré contre Keynes les errements de l'interventionnisme étatique, écrivait de son côté la Route de la servitude : " Il n'y a pas de système rationnellement soutenable dans lequel l'État ne ferait rien [...]. La plus essentielle des conditions préalables de son bon fonctionnement, à savoir la prévention de la fraude et de la tromperie (y compris l'exploitation de l'ignorance), fournit à l'activité législative une tâche considérable et nullement achevée ". Et encore : le libéralisme économique " ne nie pas, mais souligne au contraire que pour que la concurrence puisse jouer un rôle bienfaisant, une armature juridique soigneusement conçue est nécessaire ; il admet que les lois passées et présentes ont de graves défauts. Il ne nie pas non plus que partout où il est impossible de rendre la concurrence efficace, il nous faut recourir à d'autres méthodes pour guider l'activité économique ". Qu'on revienne donc à l'origine de la notion de marché ! Les marchés de nos quartiers ou de nos villages pourraient-ils se perpétuer s'ils n'étaient pas soumis à une certaine forme d'organisation et de contrôle ?
Nul ne nie qu'une liberté sans freins peut engendrer de profondes situations d'injustice. Nul ne nie que le jeu de la concurrence doit être organisée pour que l'activité économique apporte à tous ses bienfaits. Il n'y a pas de vraie société sans respect par tous du droit et de la justice. L'État se doit d'organiser la protection des droits et d'éviter les injustices. Mais, comme nous l'avons vu, entraver le dynamisme de l'économie d'entreprise n'est pas servir l'emploi des uns ni le bien être matériel des autres. Si l'État est responsable du bien commun général de la société, casser la machine économique n'est pas servir le bien commun !
L'État doit manifestement jouer un rôle essentiel. Personne ne le nie. Reste à circonscrire ce rôle. La question est donc la suivante. L'économie d'entreprise ayant prouvé, tant par les faits qu'en raison, la façon normale d'assurer la croissance économique, mais sachant que son stimulant, la concurrence, a besoin d'être régulé, comment y faire régner la justice et protéger les plus faibles, sans entraver son dynamisme ?
Certains, en France, y compris dans l'Église, pensent que réduire l'emprise de l'État dans l'économie (un peu moins de prélèvements et de redistribution, un peu moins de réglementations...) serait ouvrir la porte à l'ultra-libéralisme. Le fait que les socialistes anglais n'aient pas fondamentalement remis en question la politique économique thatcherienne devrait justement poser quelques questions à ceux qui se prétendent soumis en en France à un libéralisme sauvage ou sur le point de l'être ! Peut-on soutenir sans rire que nous sommes dans un régime excessivement libéral quand plus de 54 % du PNB transite par les mains des agents de l'État, quand on connaît l'empilement de la législation sociale, l'étendue des interventions, subventions, taxations qui incitent les entrepreneurs à ceci ou cela d'un côté pour mieux les décourager de l'autre ? Si on pense que le seul et unique problème est celui de la redistribution des biens matériels et non celui de leur production, quelles qu'en soient les conséquences en termes de croissance générale et de création de vrais emplois, alors toute trace de libéralisme devient suspecte.
Le chameau et le trou de l'aiguille
Notre conviction, étayée par les faits, ne place aucun espoir dans ce que certains appellent un peu vite le combat pour la justice sociale, une justice qui est bien souvent une égalisation forcée des conditions de vie matérielles, un combat qui ne peut procurer ni la prospérité matérielle, ni l'égalité, ni la justice, ni la liberté, mais la domination d'une caste sur toute la population. Un combat qui, en définitive, repose sur une vision de l'homme matérialiste. À cela, l'économie d'entreprise n'apporte certainement qu'une réponse partielle. Elle rappelle que la croissance et l'emploi passent par des gains de productivité et la création de produits nouveaux, et que la liberté d'entreprendre, et la concurrence en sont des conditions. À l'économiste de dire : " Je connais les conditions pour que se développent les richesses matérielles ". Aux chrétiens en particulier de rappeler que " l'homme ne se nourrit pas uniquement de pain " : " Si vous amassez des richesses, n'y mettez pas votre cœur " (Ps 61). À l'économiste de reconnaître que les richesses n'apportent pas par elles-mêmes le bonheur. À nous chrétiens de nous souvenir que la grâce n'abolit pas la nature, mais la perfectionne. Mais à nous, économistes et responsables d'entreprises, de rappeler que " l'homme gagnera son pain à la sueur de son front " !
La croissance économique générale est un fait qu'il faut admettre comme une réalité donnée, même si celle-ci n'est pas nécessairement égalitaire ni nécessairement facile. C'est pourquoi l'économie doit s'intégrer dans un ordre moral plus vaste, où chacun, que ce soit pour ses besoins matériels ou ses finalités ultimes, et cela autant que faire se peut, est responsable de lui-même. Ce n'est pas la licence de faire tout et son contraire mais la liberté de répondre à sa vocation : " Soyez féconds, multipliez vous, emplissez la terre et soumettez-la " (Gn I, 28). On peut donc vouloir plus de liberté pour une économie plus dynamique, mais on peut aussi vouloir en même temps une restauration de l'ordre social autours de valeurs qui transcendent l'économie. Ce sont deux combats qui doivent être livrés en même temps. Reste que si la nécessité d'entrepreneurs et d'entrepreneurs motivés est établie, il demeure toujours " plus difficile à un riche d'entrer dans le royaume des cieux qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille " (Mc 10, 25). Même en économie libérale...
p. l. r.