La notion d'intellectuel chrétien ou d'intellectuel catholique est-elle pertinente ? On peut se poser la question à deux titres. L'intellectuel constitue en France une figure qui s'est imposée au moment de l'affaire Dreyfus, pour signifier l'engagement sur le terrain politique d'écrivains dont la vocation n'était pas directement la chose publique.

Tout au long du siècle, cette figure devait se perpétuer, suscitée par des causes souvent brûlantes, propres à alimenter les passions contraires. Dans l'après-guerre, le représentant le plus emblématique de cette catégorie fut incontestablement Jean-Paul Sartre, philosophe, mais aussi écrivain toujours présent sur le terrain des luttes idéologiques et politiques. Précisément, la disparition en 1980 de l'auteur des Mots devait entraîner une mise en cause de la légitimité de la fonction d'intellectuel, eu égard aux incontestables dérapages de l'homme qui ne voulait pas " désespérer Billancourt ".

Le fait d'avoir du talent, ou même celui de tenir une place reconnue dans un domaine de la pensée, n'impliquait ni la compétence ni la lucidité en politique. Ne convenait-il pas, après un siècle de bévues et même de fautes gravissimes, celles qui avaient amené tant d'hommes, de droite et de gauche, à cautionner les totalitarismes, de tirer un trait sur l'histoire des intellectuels, en rappelant à ceux qui s'étaient emparés de la fonction de guides de l'opinion, les exigences de l'humilité et de la rigueur ?

 

La marque des convictions

Seulement, voilà, deux décennies ont passé depuis la mort de Sartre, et il faut bien convenir que les intellectuels, en France, n'ont nullement disparu. Les événements récents autour de la Yougoslavie et du Kosovo l'ont montré à l'évidence. Il y a toujours une intelligentsia qui s'affirme avec véhémence, pour exercer la magistrature des idées générales et celles des grandes valeurs humaines. Certes, les causes ne sont plus les mêmes, les idéologies non plus, mais c'est la nature même du politique qui exige des prises de position au nom de la morale, des intérêts supérieurs, de la vérité et de la justice. Régis Debray et Bernard-Henri Lévy ont pris la succession de Sartre et de Aron. Quelles que soient les raisons qui poussent à adopter ou combattre les engagements de l'un et de l'autre, force est de reconnaître qu'ils sont indispensables au débat public et qu'il manquerait quelque chose d'essentiel, s'ils n'alimentaient pas une discussion de fond sur les enjeux de la politique internationale.

La notion d'intellectuel chrétien est en relation directe avec la notion générale d'intellectuel, avec une spécification particulière. C'est le fait qu'il est chrétien qui déterminera tel écrivain ou tel philosophe à prendre parti sur la place publique, pour exposer, en relation avec sa foi, ce que lui inspire tel grand débat intellectuel, ou telle controverse sociale ou politique. Lorsqu'Henri Massis, Jacques Maritain, Georges Bernanos ou François Mauriac intervenaient à propos de la guerre d'Espagne, ils ne le faisaient pas seulement en vertu de leur devoir de citoyens. Ils le faisaient nécessairement en rapport avec leurs convictions religieuses, et c'est bien ainsi que l'opinion publique les comprenait. C'est vrai aussi d'un personnage aussi singulier que Paul Claudel. L'immense poète était aussi diplomate de profession. Il n'était donc pas incompétent sur le terrain politique. Mais le fait qu'il prit position en faveur des franquistes contre les républicains, mettait plus en cause sa stature d'écrivain catholique que d'ancien ambassadeur à Tokyo ou à Washington.

Depuis cette époque, l'engagement politique a pris beaucoup plus d'autonomie par rapport aux convictions religieuses. On n'ira pas rechercher l'appartenance confessionnelle des animateurs de la fondation Marc Bloch ou des animateurs de l'ex-fondation Saint Simon, même s'il est patent que beaucoup de ces derniers appartenaient à une certaine sensibilité chrétienne. Mais surtout, il n'y a plus guère d'intellectuels chrétiens déclarés. Ce qui ne signifie pas que dans le monde de la philosophie, de la littérature , des sciences humaines, ou de la science en général, il n'y ait plus de chrétiens ! Fort heureusement si. Mais beaucoup d'entre eux n'ont aucun goût pour accéder à l'honneur et aux charges d'un intellectuel chrétien, qui aurait ès qualités à se prononcer sur les grands sujets d'actualité. C'est affaire d'humilité, de séparation des domaines et des compétences. Pèse également le poids des ambiguïtés et des errements du passé.

Alain Besançon a critiqué très sévèrement la notion d'écrivain catholique, y discernant l'origine d'une véritable confusion des langues et d'un brouillage mystico-idéaliste de la pensée et de l'engagement politiques. Sans vouloir rentrer ici dans un examen précis de ses griefs, il nous semble néanmoins trouver dans ses travaux d'historien et d'essayiste, des arguments propres à illustrer autrement la qualité d'intellectuel chrétien. Chacun sait qu'il l'est lui-même et que c'est grâce à sa culture spécifiquement théologique qu'il a pu aussi bien éclairer le domaine de l'histoire de l'art que celui du totalitarisme moderne. On lui rendra cette justice qu'il s'agit bien ici de compétence et non de brouillage et de confusion. Mais les enjeux actuels de la vie publique et du monde tel qu'il va, ne requièrent-ils pas un peu et même beaucoup de cette compétence, ne serait-ce que pour éclairer les esprits ? Un seul exemple : les événements récents en ex-Yougoslavie ont révélé l'importance de l'héritage de Byzance et de l'appartenance à l'orthodoxie de la nation serbe et de ses voisines. S'en est suivie d'ailleurs une violente diatribe contre la théologie orthodoxe avec sa responsabilité supposée dans les événements et le refus d'un droit international fondé sur les droits de l'individu.

Même si les orthodoxes trouvent qu'Alain Besançon a été sévère dans le passé à leur égard, il n'en reste pas moins que les chrétiens ont à intervenir dans ce débat qui est vital pour les Balkans, l'Europe centrale et l'ancienne URSS. L'intérêt politique rejoint le problème œcuménique, et le dialogue entre catholiques, protestants et orthodoxes est vital pour la paix et les retrouvailles de l'Europe divisée.

 

Remobiliser l'intelligence chrétienne

L'éclairage théologique n'est pas superflu non plus dans le domaine des simples fondements de la réflexion politique. Reconnaissons que la tâche avait été quelque peu abandonnée depuis les derniers livres de Jacques Maritain. Pourtant, la provocation est constante de la part de toute une intelligentsia très dominatrice. L'éclairage chrétien aurait été mis hors jeu et la cité moderne fonctionnerait désormais selon les procédures d'un débat émancipé de toute prétention métaphysique ou théologique. Est-ce ainsi qu'il faut imaginer le désenchantement du monde décrit par Marcel Gauchet ? Telle n'est pas du tout l'opinion de cet analyste de la cité moderne qu'est Pierre Manent, lui aussi chrétien. Mais ce chrétien, éminemment compétent en histoire de libéralisme et de la modernité politique, a aussi son mot à dire sur l'inscription du christianisme et sa pertinence dans la cité d'aujourd'hui. Si les chrétiens n'osaient pas défendre leur cause, un Pierre Legendre n'hésiterait pas à s'en charger, ne serait-ce qu'en rappelant que tous les courants de pensée ne pèsent pas le même poids anthropologique, et que la mise à niveau de la tradition chrétienne signifie une vraie catastrophe humaine.

Pourquoi donc une nouvelle figure de l'intellectuel chrétien ne resurgirait-elle pas des conditions présentes de l'exercice de la pensée, même si c'est au prix d'un rejet de quelques erreurs et d'une sorte de refondation ? Il y a quand même dans la situation actuelle du christianisme quelque chose de paradoxal. Jamais, on a autant parlé de la promotion du laïcat... Lorsque le christianisme est attaqué dans ses fondements mêmes, tout se passe comme si c'était la hiérarchie — le pape, les évêques — qui était sommée seule de répondre. Où sont donc ces fameux laïcs ? Évaporés ? On en trouve quelques-uns qui disputent, il est vrai, dans des combats que Bernanos aurait qualifié d'extrême arrière-garde parce qu'ils n'ont à peu près aucun impact sur la croissance de la Bonne Nouvelle et l'annonce de Jésus-Christ en ce monde.

Heureusement, il y a le Pape, et aussi les évêques... Mais le plus grand désir de Jean-Paul II est que les laïcs prennent toutes leurs vraies responsabilités. Elles sont considérables dans le domaine de l'intelligence. Redonner dans la pensée le sens de la destinée de l'homme, en dehors de son labyrinthe post-moderne, marquer l'exigence chrétienne au sein du politique, reconsidérer complètement le sens de la culture et celui de son accès. Autant de tâches qui résultent de l'étude de Fides et ratio et qui pourraient susciter de nouvelles vocations d'intellectuel chrétien...

G. L.