Épigraphe :
" Si cuis autem spiritum Christi non habet, hic non est ejus. "
St Paul aux Rom, VIII, 9
Toute raison erre tant qu'elle ne reconnaît pas que l'essence du nombre est infinie.
Depuis le cri angoissé de Baudelaire : " Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres ! " la raison elle-même a peur de son propre vertige. Sentir le mouvement du gouffre, voir l'abîme en tout : " Action, désir, rêve, parole ", c'est aussi prendre " le vent de la peur " et vivre dangereusement de sa familiarité ! Comment saisir l'espace affreux et captivant du silence sans risquer de perdre Dieu dans la nuit qu'il nous inspire ? L'infini peut figurer notre néant si nous ne savons pas lui donner une limite propre, humaine et fragile. C'est parce que l'infini du nombre est lié à notre salut ou à notre perte que la science est presque divine. Le doigt de Dieu est un " doigt savant ", il pointe à travers tous nos cauchemars l'aube lumineuse et attendue.
Nous devons savoir compter avec l'infini pour ne pas errer dans les fausses limites du monde. L'âme naturellement chrétienne a su reconnaître l'incarnation personnelle de ce qui fonde l'infini. Mais l'Europe oublieuse de sa vérité ne sait plus après qui elle compte ; elle ne sait plus qu'elle compte après le Christ. Elle se trouve entre ceux qui sont à la moitié du deuxième millénaire et ceux qui avancent vers la fin du sixième, entre l'islam et le judaïsme. Peut-on alors mesurer encore la distance temporelle entre le juif qui compte après la Création du monde, le musulman qui compte après l'hégire et le chrétien qui compte après le Christ ? Peut-on alors diminuer le poids de la surcharge historique, abolir la différence douloureuse de la médiation (Jéhovah, Mahomet, Jésus) quand la croyance en un Dieu créateur et unique est reconnue ? On voit ici surgir toutes les tentations de la raison, de la foi et de la loi, en face de celle de l'amour et de l'esprit à l'horizon de l'attente messianique. 2000 ans après quoi, après qui ? L'Europe chrétienne peut-elle se poser ces questions sans se mettre en face de l'horizon incontournable de l'incarnation du Christ ?
Hegel et la tentation de la raison absolue
Il a fallu plus d'un siècle pour que l'Europe pût constater et reconnaître que la tentation hégélienne de la raison ne fût jamais dépassée, sauf par le désastre qu'elle a causé dans son histoire. Autour d'elle les toiles d'araignée du système ont été tissées pour former le projet le plus achevé de notre siècle du gouvernement de l'histoire par la raison. Et elle l'a bien gouvernée : marxisme, léninisme, stalinisme, les enfants chéris de la dialectique du maître de l'Esprit Absolu n'ont pu briller que dans un monde où le désordre du cœur rejoignait inconsciemment les apparences de la charité, dans un monde où les exigences de la raison se confondaient avec la cruauté de la discipline et la solitude du Goulag.
Nul maître n'a su régner ainsi sur la suite, la postérité et les conséquences lointaines de sa pensée. Mais il y avait là plus qu'un maître, il y avait là le philosophe après lequel il était interdit de philosopher, sur un ordre immanent de la raison elle-même. Là aussi, il y avait plus qu'une pensée, il y avait un système qui achevait tous les moments de l'histoire philosophique de l'Europe en une Encyclopédie fermée sur elle-même et sur le monde et sur l'existence, bien qu'elle voulût cerner les deux à la fois dans une même totalité.
C'est au stade de cette raison absolue qui voudrait se réaliser en achevant l'histoire et qui nous met devant l'horizon de l'esprit, que je voudrais réinterroger le philosophe d'Iéna pour essayer de comprendre la marche de l'une (l'histoire) et la rigueur de l'autre (l'esprit).
Tout d'abord, le philosophe a l'audace de ramener le mystère de la Trinité à la démarche logique de la raison et d'évacuer l'œuvre interne de la Révélation dans l'esprit humain. C'est le retour au désir de déification mais qui, cette fois, veut se réaliser dans le concept. L'Europe chrétienne a dû assister là à l'une des plus célèbres annexions des trois personnes divines de la Trinité, dans leurs transformations dialectiques. Elles imitent et déclenchent le système, la procession de la grande Logique devient alors possible : Esprit du monde (Weltgeist), Esprit du temps (Zeitgeist) et Esprit du peuple (Volkgeist) .
Le monde, le temps et l'histoire trouvent alors leur espace conceptuel dans lequel toute attente n'est possible que selon l'ordre des raisons qui justifient l'élaboration et le développement du système. Mais le processus de la démarche dialectique fait des moments de cette triade autant de moments à dépasser jusqu'à la réalisation de l'Esprit absolu dans l'Histoire. Leur dépassement ne peut se comprendre que dans leur immanence à la marche de l'Histoire où tout obéit au devenir même de Dieu, la malheureuse première personne de la Trinité.
L'absolu doit être engendré et ne peut souffrir leurs oppositions sans les unifier dans sa synthèse dialectique : Dieu ne peut être conscient de Lui-même qu'à travers le monde et la nature qui s'opposent à Lui pour Le réaliser. Dieu ne peut plus être conçu dans sa solitude transcendante, il doit devenir pour être, son être est devenir. " L'Absolu est sujet ", cette formule connue de la préface de la Phénoménologie de l'Esprit est presque un drame de l'hégélianisme toujours renaissant . En intégrant avec tant d'audace Dieu dans sa dialectique de l'immanence, la passion du Fils épouse alors le devenir de l'Histoire et perd son unicité en ce lieu si cher et si originel, le lieu saint de la naissance, de la vie, de la souffrance et de la résurrection du Christ. Tout doit recommencer et se répéter dans la temporalité et dans la finitude de l'Histoire. L'Esprit doit se manifester et s'incarner dans l'Histoire, mais cette manifestation se réalise dans l'immanence du temps qui le porte et l'accueille dans sa marche et dans son devenir.
On ne peut s'empêcher de voir que dans une telle conception de Dieu devenant et se réalisant dans l'Histoire, le Messie perd son individualité. Il perd sa personne incarnée en toute liberté pour le salut de l'Humanité tout entière dans une transcendance absolue — et non dans l'immanence où le tout s'ordonne en concepts, se meut en triades régulières et s'achève dans le résultat final de l'Esprit absolu. Or derrière la parole du Christ : " Je suis le chemin, la vérité et la vie ", il y a moins une triade pour justifier la synthèse de l'Histoire, du devenir et de la Nature, qu'une manière absolue — la seule entre toutes ! — d'affirmer l'unicité du Verbe dans l'acte irréversible et éternel, bien qu'historique, de l'Incarnation. Le Verbe naît et s'incarne dans l'Histoire mais il la transcende par cet acte même et c'est ce qui rend le salut des hommes dans l'Histoire possible et imaginable pour des êtres déchus, fragiles, mortels et pêcheurs.
Mais la perfection du Système aveuglait Hegel sur l'imperfection de la créature. On ne peut comprendre la mort de Dieu que dans la nécessité salvatrice de l'Incarnation au delà de tout processus dialectique de la raison supérieure et universelle. Le Christ ne meurt que pour nous prouver que la mort n'est pas consubstantielle à l'acte de la création : elle n'est qu'un accident, une conséquence d'une chute de l'esprit dévié de sa finalité, dont le Messie est seul redresseur et salvateur absolu. Le Logos de Dieu ne peut pas être réduit à la Grande Logique du système. Il était inévitable que la foi de Hegel se transformât en présomption quand il fait de Dieu, maître du système, son tributaire. La grande illusion de l'esprit romantique était de vouloir enfermer l'infini dans un paysage de verdure nordique en oubliant ou en mettant entre parenthèses l'espace plus infini encore de l'univers créé par une volonté libre et transcendante. La tentation du siècle troublé et agité du romantisme était d'enfermer le Logos dans le cercle appauvri d'un système.
Noyé dans l'Histoire, le Verbe ne peut se faire chair sans prendre corps dans le corps vivant de l'État. C'est dans cette totalité fermée que s'achève l'Histoire selon Hegel. Qu'un philosophe s'enferme lui-même dans une cellule pour comprendre le monde, cela reste grand et louable, mais qu'il enferme Dieu et son Verbe dans le monde et dans l'Histoire, cela ne peut se résoudre que dans une sagesse de l'immanence et dans l'athéisme inévitable. Le " crâne en soi ", du philosophe contient son propre absolu et toutes les métaphores imaginables finiront par justifier l'injustifiable : l'âme du monde, la bacchanale, la caverne, la charrue, la chouette de Minerve, la danse et la rose, la fleur innocente, le géant du progrès, l'incendie, la jeune fille et les fruits, le lever du soleil, Mercure guide des âmes, le noyau et l'écorce, le phénix, le Rhodus, le serpent dépouillé, la taupe, la tête près du bonnet, le valet de chambre du héros et la vapeur sans forme..., toutes ces métaphores peuvent finir par créer un monde où la raison se laisse convaincre de ses propres illusions et en faire des réalités absolues transformées en rationalités arrêtées dans un système.
Cette gnose dialectique devait finir par livrer en otage le Logos de saint Jean à l'Aufklärung et aux ambiguïtés des Lumières, du matérialisme historique de Marx cherchant à s'affranchir de l'aliénation de l'Histoire. Sans oublier l'évolutionnisme d'un Teilhard de Chardin vivant l'absence du Verbe — et de l'Eucharistie — dans une christogenèse où Dieu s'incarne timidement dans une " Messe sur le monde ".
Pour Hegel, l'homme et le Verbe se confondent dans le concept et l'impossibilité d'une double nature humaine et divine, dans une même personne, rend inutile l'avènement messianique, dans un acte de transcendance. L'appât du serpent au Paradis, si proche à la fois de Dieu et d'Ève, nous revient pour nous dire que nous serons semblables à Dieu. Mais dans quel ordre notre déification se fera et à quel prix ? N'est-ce pas le Verbe lui-même qui après avoir racheté l'homme au prix de son sang, voit l'homme se réduire à sa propre nature, incapable de se racheter lui-même dans sa finitude, son péché et sa turpitude ? Qu'adviendra-t-il quand la foi est éprouvée par la tentation de la chair et de la loi ?
Mahomet ou Hegel ? La tentation de la foi et de la loi
Quand la foi veut saisir l'unicité de Dieu dans la vie propre qui l'anime, elle ne peut concevoir un Messie, Verbe et fils de Dieu selon l'Esprit. C'est le Coran qui va prêcher ainsi un Dieu unique (Allah) et non le Dieu (Illah) considéré presque comme une idolâtrie quand il s'agit de l'" associer " et de dénaturer sa " divinité unique ". C'est presque un ordre réprobateur : " Croyez en Allah et ses apôtres et ne dites point : "Trois". Cessez ! "
Nous entrons dans une polémique presque affective où l'infidélité commence à partir du moment où l'on associe Dieu à d'autres personnes. Il est seul, l'Unique ; il n'est pas Père et ne peut avoir de fils : " À lui ne plaise d'avoir un enfant ! " Il lui est impossible d'engendrer, " Il n'a point de fils ", et ce fils ne peut être " le Messie, fils de Marie" et il ne vit pas l'intimité et la connaissance absolue de l'âme de Dieu, prétendu son père. Il ne sied pas à Dieu " d'avoir un fils " car il n'y a de fils que de la chair et l'islam de Mahomet n'a pu concevoir d'aucune manière la Trinité autrement que charnelle, de la même façon que Hegel, à l'autre extrême de la raison, n'a pu la concevoir qu'absolument conceptuelle.
Car le malentendu est presque le même : la chair ne peut porter intégralement la nature de Dieu alors que le concept absolu de la raison peut l'intégrer dans l'immanence de l'Histoire. Entre ces deux extrêmes c'est le Verbe de Dieu incarné dans l'histoire des hommes qui est rendu impossible, soit parce qu'Il ne peut pas prendre corps et assumer l'humanité de l'homme, soit parce qu'Il ne peut pénétrer la marche de l'Histoire sans perdre sa transcendance. L'islam rend impossible l'attente messianique selon la chair comme l'hegelianisme la rend irréalisable selon le concept. La chair refuse ce qu'elle ne peut supporter : Dieu.
Le concept absorbe dans le devenir ce qui ne peut pas être rationnellement en dehors de lui. Même si le Christ pour l'islam est considéré comme Verbe et " esprit d'Allah ", cela ne veut pas dire qu'il lui est consubstantiel. Même si le Logos est le principe de l'Histoire, il ne peut l'être que comme Raison universelle bâtie dans une immanence absolue et irréversible. La tentation de la foi dans une unité sans vie réelle, rejoint celle de l'Esprit absolu qui se développe sans transcendance. Malgré son universalité, le Logos n'est pas le Messie attendu ni le " résultat " du système hegelien, reflet de la totalité immanente et fermée. Malgré ses miracles, son " Esprit-Saint ", son élévation au ciel, son intimité avec Dieu, son " signe " et sa nature prophétique, Jésus, le " Mehdi ", n'est pas le Messie attendu à la fin du monde. Mortel, adamique, non-rédempteur et non crucifié, il annonce un autre prophète que lui : le dernier des prophètes, Mahomet .
Entre le philosophe et le prophète, un point commun fascine : le refus de la transcendance de Logos, du Verbe de Dieu, du Messie fils du Père créateur. L'un le fait au nom de la Raison absolue et l'autre au non d'une unicité divine incapable d'accepter et de comprendre la capacité divine de sauver l'homme dans sa chair, en prenant sur lui sa propre nature. Reste la tentation terrible de la loi : dans son accomplissement elle n'a pas pu admettre qu'elle fût réalisée dans Celui qui s'est proclamé lui-même Messie, Fils de l'Homme et Fils de Dieu. Elle n'a pas pu comprendre qu'un fils de Nazareth pût être le sauveur d'Israël, ni que celui qui pût accomplir tant de miracles auprès des siens fût autre chose qu'un secret prestidigitateur ; ni même qu'un rabbin de sa profondeur eût osé en pleine synagogue affirmer que toutes les prophéties d'Isaïe ne faisaient qu'annoncer sa propre venue.
Car admettre ce qu'Il a affirmé c'est reconnaître dans sa parole l'exégèse absolue après laquelle il n'y a plus d'exégèse possible. C'est constater aussi que tout ce qui fut annoncé depuis la création du monde s'achève aujourd'hui, à une époque déterminée de l'histoire des hommes — sous Ponce Pilate ! — sous la figure d'un Messie souffrant, crucifié et mort sous les regards calomniateurs des juges suprêmes de son peuple. C'est trop humain pour que tant d'humiliations et de souffrances puissent être l'annonce du Messie tant attendu. C'est trop absurde pour que l'on puisse croire, sans se renier comme peuple élu, à l'audace de ce maître doué, si hautement intelligent et exceptionnel mais qui a osé se proclamer fils du Très Haut, créateur du ciel et de la terre. C'est trop infâme que de supporter une telle infamie, malgré la bouche d'Isaïe — brûlée du charbon ardent du Séraphin — qui annonce le chant du bien-aimé et la voix qui crie dans le désert pour aplanir le chemin du Royaume ; malgré l'évidence des prophètes et l'accent douloureux du psalmiste, c'est trop insupportable que sous l'empire de César, si durement protecteur, le Messie soit cloué sur la croix des bandits et des criminels. Tout cela malgré les cris douloureux du roi David qui portait le Messie dans son cœur comme un poème et un chant d'éternité.
Qu'il soit tenté par l'exigence temporelle de la loi, de la rigueur unitive et charnelle de la foi, ou l'universalité immanente de la Raison absolue, l'esprit du Verbe reste libre même de l'incarnation qu'Il a choisie pour sauver sa pauvre créature déchue, pour réaliser dans le monde ce qu'aucune des tentations déjà vues n'a vraiment connu : la tentation de l'amour, suprême abaissement de Dieu, signe indépassable de sa passion pour l'être déchu que seule sa vie éternelle et son sang peuvent sauver et racheter. Mais n'y a-t-il pas là plus qu'une tentation ?
Le Christ ou la tentation de l'amour trinitaire
C'est parce que l'amour est plus qu'un moment de la dialectique et plus qu'une simple affection, trop inférieure pour que Dieu puisse être conçu comme un Dieu d'amour, qu'il faut comprendre en lui et à partir de lui l'essence de la Trinité.
On ne peut séparer l'unité de la Trinité de Dieu. C'est par les Trois Portes que nous pénétrons la maison de Dieu et que nous entrons en communion avec sa vie intime, que nous apprenons en toute humilité à connaître la paix qui L'habite. La Trinité est la synthèse de la foi chrétienne et sa somme indépassable sans laquelle il n'y a pas d'affirmation possible d'une vérité de Dieu. Elle a tenté le philosophe de la Raison, pourquoi ne tenterait-elle pas l'homme de foi ? Les trois personnes ne sont autres que le Dieu unique dont se réclame le croyant fidèle de l'islam.
Depuis les symbole de l'Église et depuis les premières gouttes d'eau qui constituent la bénédiction de notre baptême, nous sommes dans la Trinité . Personne ne peut mettre en doute la foi trinitaire sans ébranler le fondement absolu de la foi chrétienne. Les tentations furent nombreuses mais les tentations furent vaines. L'unité et la Trinité s'appellent dans la même essence et dans ses attributs et ses perfections. Tout ce qui peut provenir de cette unité, dans la parole, dans la pensée ou dans l'action retrouve le fond et le principe du Dieu trinitaire. Essence, substance, nature ; hypostase, subsistance, personne ; toute cette terminologie parfois si difficile et si inaccessible au croyant ne visent qu'à nous faire connaître, avec la plus grande précision possible, l'unité du Père comme principe avec la divinité du Fils préexistant et l'action et la personnalité du Saint Esprit. Les processions en Dieu nous montrent comment la seconde personne procède de la première, comment le Logos procède du Père par génération et non par création ou par déduction logique. La troisième personne procède du Père et du Fils comme d'un seul principe. Sans oublier que cette procession se fait dans la belle procession de l'amour des trois personnes entre elles .
La doctrine de la Trinité audacieusement expliquée, comprise, transmise et même prêchée est la seule à pouvoir donner à l'Europe chrétienne sa chance de renaître et d'affronter pour dépasser toutes les tentations faussement messianiques de l'histoire qui nous éloignent et nous séparent du Verbe créateur et rédempteur. Les réponses doivent être fermes et claires, car il en est de sa survie et du salut de l'homme dans l'histoire :
Réponse à la tentation de la Raison absolue, la Trinité ne peut être cernée par la raison, ni être enfermée dans une logique dialectique. Le système hegelien fut un moment difficile pour l'Europe philosophique. Dans son incompréhension, le mystère de la Trinité reste nécessaire pour nous comprendre nous-mêmes. Pascal l'a bien présenté, il y a plus que la vérité de la raison, il y a celle du cœur (mens) qui rejoint les hauteurs de l'Esprit sans que la raison perde son rôle modeste et nécessaire de guide.
Réponse à la tentation de l'unicité de Dieu : il y a là un malentendu commis sur le vrai sens de la Trinité, la réalité spirituelle fut oubliée et mal transmise à cause des hérésies nestoriennes et ariennes que l'islam du prophète a dû connaître au VIIe siècle, pour ne retenir que la réalité charnelle qui a causé tant de violences, de guerres inutiles. L'islam sous cet angle est notre enfant blessé et devant tant d'erreurs, nous ne pouvons nous retourner qu'en montrant l'essence spirituelle d'une Trinité si mal comprise et si mal reçue par ceux à qui nous n'avons pas su, en un siècle de grandes divisions, montrer la vérité du Christ et les convertir pour sa seule gloire.
Réponse à la tentation de la rigueur de la loi : l'attente messianique dans le judaïsme est tellement présente et forte et l'Ancien Testament en est tellement rempli, que seul l'amour et la compréhension peuvent unifier et pacifier ceux qui doivent réellement s'aimer et se pardonner au-delà de toute exégèse en attendant de tout voir et de tout comprendre dans l'accomplissement total de la loi et de l'amour.
L'esprit humain retrouve alors en une seule dimension, dans sa libre activité, toutes les dimensions du temps passé, présent et futur. La distentio animi , se prolonge en une distension de l'histoire humaine, pour que les trois facultés maîtresse de l'âme, la volonté, la mémoire et l'intelligence, s'unissent dans " l'amour du souverain bien " ; après l'heureux pèlerinage de l'humanité, les temps de l'Alliance avec Abraham, de la loi avec Moïse, s'accomplissent dans celui de l'Esprit du Christ, sauveur et Messie.
L'Europe chrétienne doit renouer avec la vérité fondamentale et totale de la Trinité " amoureuse " pour faire comprendre son seul message, sans lequel et en dehors duquel elle n'est qu'un désert d'ignorance et de paganisme. Une Trinité lumineuse d'un Dieu Père qui nous a créé à partir du néant ; d'un Verbe Fils, salvateur et rédempteur de notre condition mortelle et de notre déchéance ; d'un Esprit-Saint qui opère par la grâce du Fils et du Père pour nous guider dans notre ultime voyage vers le Paradis perdu. C'est cette même Trinité qui est la seule capable d'embraser le concept de la Raison absolue, de dissiper les malentendus de la chair, de redresser et accomplir la loi dans l'amour.
Il n'y a qu'une seule attente messianique mais pour savoir réellement l'accueillir en esprit et en vérité, l'exégèse rationnelle, critique et sans amour ne suffit pas ; il faut le sang des martyrs, l'œuvre des saints et la médiation de l'Église du Christ pour que " notre Raison fade " comme dit le poète du Bateau ivre reconnaisse malgré son orgueil qu'elle nous " cache l'infini ". Nous devons savoir après qui nous comptons pour " tout régler avec mesure, avec nombre et avec poids " (" sed omnia in mensura, et numero et pondere disposuisti ". Que le monde entier soit si pris et emporté par la foi du IIe millénaire, même dans l'agitation et l'ignorance du Christ, prouve combien nous sommes en Lui et nous vivons de Lui quand nous le croyons le plus loin et le plus absent.
Ni le monde, ni la nature, ni l'esprit ne pensent, si l'image du Verbe ne les imprègne et ne les habite par delà toute déchéance et par delà toute mort. Ni l'ordre des astres, ni le parfum des fleurs, ni l'acuité de l'intelligence ne tiendront si le Verbe ne se tenait en elle depuis l'éternité. Être, avoir, aimer, après cette triade, on ne peut compter qu'après celui qui compte le plus pour Dieu : " Ce Fils qui est le rayonnement de la gloire et l'empreinte de sa substance ". C'est que l'Europe a honte du Christ dont elle ignore la puissance ; elle peut avoir honte aussi, de cette gloire et de cette sagesse, qui furent les raisons et les causes essentielles de sa propre gloire dans le monde, de la beauté de ses cathédrales, de la majesté de ses châteaux, de la hauteur de ses montagnes. Mais elle préfère confondre l'essence infinie du temps avec les sommes innombrables de son argent.
On ne peut compter qu'après Celui qui tient sa parole. 1+1= 3 et non 2, quoique pensait le Persan de Montesquieu. C'est absurde, mais " nous croyons parce que c'est absurde " (credo quia absurdum est), comme disait Tertullien. Dieu n'a qu'une Parole, qu'un seul Verbe, et qu'une seule image absolue. Il n'y a que cet alphabet, cette grammaire, cette arithmétique et cette poétique qui puissent nous dire et nous apprendre ce que c'est que l'alpha et l'omega, ce que c'est que parler, compter et chanter " en Jubilé ". Nous saurons alors attendre Celui en qui " nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons ", en Celui dont l'instant et l'aujourd'hui sont éternité.
A. de St-Él.