LE RENFORT que le financier Pierre Leconte, issu du monde de la finance branchée (il disposait d’un siège sur le LIFFE de Londres) apporte aux partisans de l’étalon-or, a des allures de divine surprise.
Un pratiquant des marchés à terme d’instruments financiers, ce recours indispensable et coûteux pour les entreprises dans un monde plongé dans la déréliction financière environnante, rejoint ce clan libéral minoritaire qui pense que le nominalisme monétaire est à la racine des maux économiques et sociaux contemporains. Un bénéficiaire lucide du désordre monétaire vient à son tour dénoncer le nominalisme monétaire que keynésianisme et monétarisme, ces apparents frères ennemis, ont imposé au monde comme réalité institutionnelle indépassable. Il ne dénonce pas, à la manière d’inconséquents George Soros ou Jimmy Goldsmith les méfaits d’un capitalisme débridé, mais en allant au fond des choses, ceux de la monnaie dirigée par les États, désormais émise sans la limite technique très dissuasive que représentait l’option permanente de conversion en or à l’initiative du détenteur de monnaie.
Pour sa part, le commentateur qui écrit ces lignes voudrait y voir un signe des temps. Il est convaincu lui aussi que sur le plan théorique, la thèse est depuis longtemps tranchée aux yeux des examinateurs impartiaux des évolutions économiques et financières contemporaines, c'est-à-dire indépendants du lobby étatique ou financier dont les intérêts convergent comme souvent. Le diagnostic de P. Leconte est le signe de la rencontre entre théorie et pratique, un signal du marché que les choses vont trop mal désormais pour qu’on laisse les économistes délibérer entre eux d’une aussi grave matière. C’est donc en " insider retraité et désintéressé " que Pierre Leconte fait assaut de classicisme monétaire contre " l’internationalisation " (au sens où l’on parle " nationalisation ") du dollar inconvertible (fiat dollar), véritable nouvel " assignat " dans un univers économique où il n’est plus désormais d’autre choix qu’entre les moins mauvais assignats et les autres, selon le degré de sous-optimalité de leur gestion, c’est-à-dire des politiques monétaires.
Comment ne pas partager le diagnostic monétaire " sévère mais si juste " de P. Leconte ? Et comment ne pas partager avec lui l’analyse des conséquences dramatiques de ce chaos monétaire et financier croissant et de son impact économique et commercial international ?
Comment ne pas applaudir à la formule selon laquelle " l’exception monétaire (des États-Unis) est la base même de leur exception politique " et ne pas penser au pudique aveuglement de bien des éloges passés et contemporains sur la croissance américaine, qui oublient de tenir compte de son financement structurel et apparemment illimité par l’épargne mondiale ?
Nous voudrions cependant, au-delà de cet accord global profond, comme c’est la loi de ce genre de débats et en vue de favoriser l’émergence d’une solution praticable à un horizon raisonnable, faire quelque tri dans la très large pêche de l’auteur de Comment sortir du piège américain ? (F.-X. de Guibert, 2003) : 1/ en marquant notre désaccord sur certains aspects du diagnostic et en appelant à la prudence stratégique, 2/ en invitant à une sélection rigoureuse des économistes appelés en renfort par P. Leconte, 3/ en nuançant notre propre position sur " la solution " comme dit audacieusement P. Leconte.
1/ L’euro se présente plus aujourd’hui comme un début de solution que comme une partie du problème. Par ailleurs, on ne saurait raisonnablement courir deux (gros) lièvres à la fois.
" C’est donc le dirigisme monétaire et les politiques d’illusion qu’il organise qu’il faut combattre " nous dit P. Leconte (p. 3). Dont acte. Mais il enfourche alors son deuxième cheval de bataille et mène une philippique contre l’euro, à mon sens déplacée et contre-productive : d’une part la nouvelle monnaie est une réalité incontournable désormais avec laquelle, idéale ou pas, regrettable ou pas, il faut composer ; d’autre part elle est la base même de la solution qu’il préconise lui-même page 5 en suggérant dans la foulée du Groupe de Paris (1994), et de Robert Mundell plus récemment, " l’instauration unilatérale d’un euro-or ". J’invite donc Pierre Leconte, si son objectif est la " victoire " plus que le " témoignage ", à un tri sélectif dans son expression publique et dans son diagnostic foncier, s’il ne veut pas en réalité desservir une cause qu’il entreprend à son tour de défendre. " Mieux vaut une cause bien attaquée que mal défendue " disait Bastiat. Il est des libéraux qui, par maximalisme ou faute de pratiquer les distinguo qui s’imposent, font reculer la cause libérale à chaque fois qu’ils ouvrent la bouche pour la défendre. Mélanger souverainisme avec euro-or me paraît désormais (l’euro étant devenu une réalité — nolens volens) une recette assez certaine de l’échec.
C’est une question de réalisme et de stratégie : on ne peut combattre deux ennemis (puissants) à la fois, surtout si l’on est soi-même vulnérable et surtout si l’un de ces ennemis est en fait un allié nécessaire pour vaincre l’autre. On ne saurait faire un euro-or sans disposer préalablement de l’euro, c’est en tout cas sur cette base que la solution qu’il propose lui-même est très logiquement construite. On aura trop vite fait de se débarrasser d’un revers de main de ce " financier suisse " qui voudrait à la fois combattre le dollar et l’euro, ce qui serait dommage.
Ce n’est pas en luttant contre " l’Europe " que l’on parviendra à rééquilibrer " l’asymétrie monétaire internationale " instituée à Bretton-Woods, au terme de la dernière guerre fratricide intra-européenne, sous la houlette de la superpuissance américaine, alors même qu’elle s’est, depuis plus de trente ans maintenant, littéralement " déchaînée " de l’arrimage-or qui préservait indirectement le monde entier du désordre monétaire dans lequel la rupture unilatérale du contrat monétaire international par les États-Unis de Richard Nixon l’a fait plonger depuis les années 70. Il ne faut pas indisposer les partisans de l’euro contre l’euro-or, ni indisposer non plus les quelques partisans de l’étalon-or qui ont choisi depuis longtemps l’euro-or comme une solution préférable à celle de l’euro métalliquement inconvertible (fiat euro). Dans un combat où les partisans véritables d’un ordre monétaire classique se comptent sur les doigts d’une main (le ralliement les fera sans doute grossir le moment venu), il faut jouer l’alliance et non pas la division, chercher le plus grand dénominateur commun et non pas alimenter la querelle.
Enfin c’est une question de politique économique : il y a toute une gamme de solutions possibles face à un problème donné contrairement à ce qu’un scientisme technocratique laisse accroire, qui va de l’optimum le plus souhaitable au sous-optimum le plus critiquable. Il y a donc des sous-optimum préférables à d’autres, et il faut savoir s’en contenter, surtout s’ils sont le préalable nécessaire au franchissement ultérieur d’un échelon d’optimalité supplémentaire. Il est plus facile de passer à un euro-or à partir de l’euro que sans lui.
2/ Avant de sortir du piège américain, il faut essayer d’éviter de tomber dans quelques pièges français.
Il n’est pas interdit de vouloir faire feu de tout bois, et d’appeler tous les dirigistes de la terre à la rescousse d’une thèse qui met radicalement en cause la racine même du dirigisme contemporain en quoi consiste un dirigisme monétaire inaperçu tellement il est général : qui oserait aujourd’hui, malgré la criante évidence, s’aventurer à qualifier de dirigiste l’interventionnisme échevelé du " rigoureux " et " conservateur " Alan Greenspan ? Mais cela n’est pas adroit à mes yeux.
Il n’est pas une position que les Artus, Aglietta, Betbèze ou Bourguignat, ces " économistes officiels " appelés au secours d’une thèse qu’ils ne partagent nullement, ne soient susceptibles de prendre au gré de la mode, et pour confirmer leur universelle expertise (ils sont capables de parler de tout à chaque instant) aux yeux de journalistes qui se guident d’après la renommée. Que l’on ne se fasse aucune illusion cependant, ces caméléons professionnels ne se meuvent que dans les nuances du dirigisme dont ils sont les hérauts et les défenseurs de toujours : ils ont par exemple accompagné tout le mouvement de prise en main des marchés financiers par les États en n’y voyant qu’une libéralisation complète de la sphère financière comme le ministère des Finances et la direction du Trésor l’avaient expliqué aux journalistes (au temps où M. Naouri était le directeur de cabinet de P. Bérégovoy alors ministre des Finances). Avouons que P. Leconte, arrivant un peu à l’aveugle sur cette scène de l’économie française, nous fait un peu souffrir en citant nombre de ces " bateleurs " d’équations et de graphiques, dont la crédibilité ne repose que sur l’amnésie du lecteur (certains ont vraiment " tout " défendu) ou plus vraisemblablement sur le renouvellement régulier du lectorat, " dans un trend heureusement décroissant ".
Il en cite d’autres, plus respectables, tel que Alain Cotta, cet inflationniste de toujours, qui n’a cependant rien à partager avec la propre thèse de P. Leconte, si ce n’est avec son combat contre l’euro, dont nous avons déjà dit toute l’utilité stratégique pour un partisan de l’euro-or. Il n’en va pas de même heureusement pour un grand nombre d’économistes ou de penseurs cités par P. Leconte comme Pascal Blanqué du Crédit Agricole (qui se détache pour nous très largement dans le monde des économistes de banques ayant " pignon sur rue ", par l’indépendance de ses points de vue, sa culture économique et son référentiel analytique), Mundell, Allais, Rueff, Aron ou plus modestement Pierre-Antoine Delhommais qui a réussi à assurer une succession méritante à l’exceptionnel analyste des questions monétaires dans la presse quotidienne qu’est Paul Fabra (voir sa chronique régulière dans Les Échos du vendredi), qui n’est pas cité, non plus que Philippe Simonnot, ces imposantes plumes de la grande presse quotidiennes acquises à la solution de l’étalon-or (dont les modalités sont cependant multiples). Manquent aussi dans les références de P. Leconte, les citations des travaux de ceux qui ont posé de nombreux jalons intermédiaires ou apporté des avancées théoriques substantielles comme les théoriciens et historiens du free-banking ou de la hiérarchie des régimes monétaires.
3/ " La solution " : ce singulier cachant en réalité plusieurs solutions, nous proposons d’embrasser moins pour mieux étreindre.
Pour avoir animé le collectif d’économistes qui a signé sous le nom d’Aristote la première proposition d’un écu-or (alors) en 1994 dans la Revue des Deux Mondes (connu sous le nom de Paris Group au plan européen) et pour avoir signé un article dans la Revue d’économie financière de décembre 1996 intitulé : " Seul un euro-or peut rétablir un véritable ordre monétaire mondial ", on se doutera que la solution euro-or a toutes mes faveurs. Cependant il ne suffit pas de le dire et de se mettre d’accord sur le nom d’une solution monétaire classique à configuration européenne pour résoudre l’ensemble des problèmes de conception et de management nécessaires à sa mise en œuvre. C’est de ce côté-là en particulier que la valeur ajoutée propre d’un financier immergé dans une communauté financière suisse qui reste la moins folle du monde est particulièrement sollicitée. C’est ici l’occasion de dire mon regret que les livres de P. Leconte ne soient pas, plus que des analyses déjà acquises sur le fond, des témoignages et des démonstrations de cet acteur des marchés à terme d'instruments financiers qu'il a été, et qu’il ne cherche pas plus à bâtir sa légitimité de ce côté-là, plutôt qu’en généraliste ou théoricien de la question monétaire, lui qui se revendique avant tout comme un praticien.
Or P. Leconte propose deux solutions entre lesquelles il faut choisir : l’euro-or ou le new bancor (qui n’a d’or que dans son nom et dont le premier " inventeur " était Keynes). Cette dernière solution est proposée depuis longtemps par Jacques Riboud. Elle ne me paraît pas plus praticable aujourd’hui qu’hier puisque sa mise en place repose sur un indice des prix et renvoie donc à la glose indéfinie propre à toute construction artificielle. Le monétarisme s’est littéralement dissout en pratique sur l’incapacité de cerner en pratique la notion de masse monétaire dont il s’agissait de contrôler la croissance. Quoi qu’il en soit, P. Leconte doit choisir de quel côté va sa préférence et la solution qu’il décide de soutenir : l’euro-or ou le new bancor, des solutions monétaires conceptuellement et pratiquement très différentes. C’est un préalable à toute entreprise publique de conviction.
Par ailleurs il n’est nullement besoin de " mettre un terme au modèle de libre-échange intégral mondialisé ", comme il l’affirme aussitôt après avoir dit qu’il fallait " mettre un terme à l’exception monétaire américaine ", proposition avec laquelle, sous bénéfice d’inventaire des modalités adéquates pour le faire, on ne peut qu’être d’accord dès lors que l’on recherche un ordre monétaire objectif qui permette au monde entier de bâtir autrement que sur le sable de monnaies mouvantes. Le terme " intégral " est d’ailleurs ici de trop et purement polémique. Pourquoi cette déduction n’est-elle pas nécessaire ? Parce que la plupart des déséquilibres commerciaux, économiques et financiers mondiaux, sont une conséquence du régime de monnaies inconvertibles et, de ce fait, fluctuantes.
Dès lors, à supposer que l’établissement d’un système monétaire international arrimé à l’or et non asymétrique puisse voir le jour, l’urgent sera de faire le point sur tous les effets positifs immenses induits par ce changement. De plus, il n’est sans doute pas utile de charger trop la barque des réformes que l’on souhaite faire aboutir mais dont on est encore très loin en pratique, sans donner à l’avance le vertige par un projet de réforme d’une ampleur telle qu’il paraisse irréalisable. Là aussi il faut choisir un angle d’attaque et s’y tenir sans prendre le risque de compromettre le projet essentiel par un projet accessoire qui reste discutable sur le fond et dont l’application concrète sera d’une complexité redoutable.
C’est le propre d’un tel débat que de faire ressortir plutôt les différences et les désaccords, parfois non négligeables qui existent entre nous, mais le lecteur ne doit pas céder à cet effet d’optique grossissant. Les points de désaccord sont moins importants que la vision commune partagée par P. Leconte et moi-même sur la question monétaire contemporaine : en matière de diagnostic comme de préconisation. Le but de ce débat est d’affiner les propositions pour en faciliter la " réception " et en accélérer dans la mesure du possible la mise en œuvre.
CH. L.L.