INTERROGE SUR LA LAÏCITE, le général De Gaulle disait : " Je ne vois pas comment un État pourrait ne pas être laïque, à moins qu’il ne fut ecclésiastique. " Présentée ainsi, la question de la laïcité paraît simple.
En fait, elle ne l’est pas autant que cela. La formule de De Gaulle se réfère à une donnée fondamentale de la civilisation européenne : l’apparition au sein de la cité chrétienne d’une sphère laïque autonome. Cela la distingue de la cité antique où le religieux et le séculier étaient intimement mêlés : Jules César était pontifex maximus, ses successeurs, les empereurs romains, se firent même dieux.
Chez les juifs, la distinction entre les deux ordres n’était pas non plus aussi claire que pour nous. La loi de Moïse, comme aujourd’hui la shariah, y tenait lieu de loi civile. Les rois d’Israël remplissaient des fonctions cultuelles. Originale était en revanche la figure du prophète, à la fois oracle et " contestataire " officiel de l’ordre établi.
Dans les civilisations pré-chrétiennes, la distinction entre l’ordre spirituel et l’ordre temporel est également peu présente. Le mot religio ne signifie-t-il pas précisément le lien social, ce qui veut dire qu’à l’origine, la religion a d’abord une fonction politique ?
La civilisation chrétienne contraste aussi avec celle de la shariah, qui ne fait pas la distinction entre loi religieuse et loi civile. Comme l’a dit Jean-François Revel, cette distinction a toujours été présente dans l’Europe chrétienne : quand Louis XIV, roi très chrétien par la grâce de Dieu, prenait une ordonnance, il n’en prétendait pour autant pas fonder celle-ci sur la Révélation ; il avait clairement le sentiment d’agir dans une sphère autonome.
Il est d’usage de faire remonter la distinction du temporel et du spirituel à Jésus-Christ lui-même, dont la formule " Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu " a longtemps paru fondatrice. Le Christ est à la fois roi (fils de David par Joseph) et prêtre (de race sacerdotale par Marie). À l’exception du chef de famille, qui au sein de la cellule familiale est revêtu du " sacerdoce royal " des baptisés, les deux fonctions, conjointes en Jésus-Christ, se trouvent disjointes dans la société chrétienne.
On ne sera donc pas étonné que le problème de la laïcité se trouve largement coextensif à la civilisation chrétienne. C’est un problème qui a peu de sens dans l’islam mais également dans un pays comme le Japon où l’empereur est le grand prêtre du shintoïsme, religion d’État. Si l’Inde s’est dotée d’une constitution laïque, ce fut pour assurer la coexistence des hindous et des musulmans : comme on le sait cette coexistence est de plus en plus difficile et le parti hindou accepte de moins en moins une laïcité qui paraît un concept importé.
On peut certes considérer que la laïcité a des racines pré-chrétiennes. Georges Dumézil a montré comment toutes les civilisations indo-européennes reposaient sur la distinction de trois fonctions : sacerdotale, guerrière et productive. On peut voir là aussi le germe de la distinction d’un pouvoir religieux et d’un pouvoir laïque. Mais le substrat ethnique n’explique pas tout. Il y a bien un apport spécifique de la culture chrétienne en la matière. La distinction des deux sphères constitue une donnée permanente et largement spécifique de l’Europe. Même dans les États du Saint-Siège, les papes faisaient très attention à distinguer les deux registres de leur action.
Distinguer pour unir
Les relations entre les deux pouvoirs furent très variables au cours de l’histoire.
Encore incertaines entre Constantin et Théodose, elles furent marquées du signe de l’union quand Théodose proclama en 390 le christianisme religion de l’Empire. Et cela dura en France jusqu’en 1790. Cette union, dite du trône et de l’autel, n’est pas contradictoire avec leur distinction, bien au contraire. Il faut, disait Maritain, " distinguer pour unir ". Cette formule de l’État chrétien a en théorie la préférence de l’Église catholique (cf. le Syllabus ). Celle-ci pose que, comme le mariage, l’union du trône et de l’autel elle peut être harmonieuse. En pratique, toutefois, cette union fut presque toujours orageuse, voire conflictuelle.
Certains papes ont proclamé la supériorité du pouvoir spirituel. Ce courant culmine avec Boniface VIII (bulle Unam sanctam). Mais les rois chrétiens, y compris saint Louis, ont rarement accepté plus qu’une prééminence honorifique (ou cantonnée au domaine de la foi) du Saint-Siège, et ont revendiqué la plénitude du pouvoir temporel : " Le roi de France est empereur en son royaume. " Beaucoup de souverains sont même allés jusqu’à considérer que le pouvoir temporel était premier, y compris dans l’organisation matérielle de l’Église : en France, les actes des conciles ne s’imposaient qu’une fois enregistrés par le Parlement.
Ces prétentions, poussées à l’extrême, sont l’unique cause des schismes : à Byzance et en Russie, en Angleterre ; en Allemagne, certains princes se rallièrent à Luther d’abord parce que cela leur assurait la plénitude de l’autorité en matière religieuse. Là où la rupture fût évitée, il y eut de fortes tensions : la lutte du Sacerdoce et de l’Empire parcourt toute l’histoire de l’Allemagne et se manifeste encore dans l’Empire des Habsbourg avec le joséphisme (1780) ; la France gallicane connut des soubresauts analogues.
Séparation
Il est remarquable que le premier motif de rupture entre la France révolutionnaire et l’Église fût la Constitution civile du clergé, qui ne posait au départ que le problème classique des relations entre l’Église et l’État. Dans un document comme le Syllabus (1864), près de la moitié des articles est encore consacrée à ce problème séculaire. Le conflit entre l’autorité laïque et l’autorité religieuse atteignit un degré de violence extrême quand l’État fut dirigé par des hommes politiques, généralement agnostiques et hostiles à l’Église comme ce fut le cas sous la IIIe République en France. Cette violence aboutit au divorce, à la rupture d’une union millénaire avec la loi de séparation des Églises et de l’État (1905).
La séparation est aujourd’hui le régime dominant dans le monde, mais il n’est pas universel : plusieurs États protestants (Royaume-Uni, Danemark, Norvège) conservent une religion établie.
L’Église se trouve mieux, dit-on, de ce nouveau régime, même s’il ne correspond pas à son idéal politique (mais précisément, la politique n’est pas le lieu de l’idéal). Il est vrai que dans les États où la séparation légale est apparemment radicale, comme la France, certains croient déceler un " concordat de fait " qui se caractérise par toute une série d’exceptions au principe, fussent-elles à caractère répressif : le régime spécial des congrégations, l’interdiction de célébrer des mariages religieux avant les mariages civils, le droit d’usage des églises par les associations diocésaines, l’exonération fiscale, plus récente, des dons aux associations cultuelles (qui est une subvention déguisée aux cultes), l’aide aux écoles chrétiennes, la place du clergé dans le protocole, les relations diplomatiques avec le Saint-Siège, les aumôneries. Aux yeux de certains observateurs étrangers, le catholicisme conserve (ou a conservé jusqu’à une époque récente) une position privilégiée en France, sinon de jure, du moins de facto. On peut dire en parallèle qu’un pays comme la Turquie, qui se prévaut de la laïcité de l’État, est en réalité un pays islamique (les imams sont nommés par l’État). À l’inverse un pays comme l’Angleterre, officiellement chrétien est de fait très sécularisé.
Il faut aussi distinguer la reconnaissance d’une religion établie et celle de Dieu lui-même. La constitution des États-Unis se réfère à Dieu, tout en posant la séparation des Églises et de l’État. D’une certaine manière, c’est aussi le cas de la France où un des textes fondateurs à valeur constitutionnelle, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, clef de voûte de l’ordre juridique, a été proclamée, selon les termes de son préambule " en présence et sous les auspices de l’Être suprême ".
Sphère privée, sphère publique
Remarquable dans cette histoire de la laïcité européenne est la continuité que l’on aperçoit entre le conflit Église-État traditionnel, interne à la sphère chrétienne, et le conflit sous sa forme moderne, externalisé si l’on peut dire, où l’Église apparaît extérieure à l’État. La sémantique nous donne une indication analogue : le mot laïc désigne indifféremment les souverains (ou les sujets) très religieux d’un État chrétien, aussi bien que les adversaires de l’Église au sein d’un État, malgré lui héritier de la civilisation chrétienne. Dans le deuxième cas, certains diront plutôt laïque (encore que d’autres en fassent tout simplement le féminin de laïc). Dans tout laïque, il y a un laïc qui s’ignore !
Tout aussi remarquable est que malgré la diversité des situations, l’apparition d’une distinction, généralement conflictuelle, d’une sphère religieuse et d’une sphère laïque, au sein du même corps social, constitue un trait fort de notre civilisation européenne et chrétienne. Jean-Jacques Rousseau, élevé à l’ombre de Calvin, n’admettait pas cette distinction : nostalgique du monolithisme de la cité antique, il y voyait un ferment de désordre.
C’était vrai, mais on peut tenir à l’inverse cette distinction pour la matrice des libertés modernes : l’individu n’existe que parce qu’il peut faire appel d’un pouvoir à un autre pouvoir, de César à Dieu. Nous retrouvons ainsi sous une autre forme un thème cher à Marcel Gauchet pour qui la culture chrétienne est la matrice de la rationalité moderne (in Le Désenchantement du monde, 1983). On peut même dire que cette tension est précisément ce qui nous préserve du totalitarisme. Significatif est que chaque fois que l’une des deux sphères absorbe l’autre, la liberté disparaît au bénéfice d’une forme ou d’une autre de régime totalitaire.
Là où l’ordre religieux absorbe l’ordre laïc, comme dans les États musulmans fondamentalistes, on a un totalitarisme religieux.
Là où l’affirmation laïque va jusqu’à dénier toute légitimité à l’expression religieuse (et à ses exigences propres comme le culte public, ou un minimum d’expression sociale de la foi), on a un totalitarisme laïque, qui est une forme de philosophie d’État. Les régimes communistes, tout en affirmant haut et fort leur laïcité, étaient totalitaires, imposant une sorte de religion d’État laïque, voire athée. Sous une forme moins extrême, les crises de laïcisme (à ne pas confondre avec la laïcité) de notre république anticléricale aboutirent à restreindre dangereusement la liberté de culte.
Quand deux logiques également impérieuses s’affrontent, celle de l’Église et celle de l’État, leur compromis est nécessaire, mais ce compromis n’a pas de caractère logique. Il est pragmatique. Sous des formes différentes, l’Europe a toujours cherché ce compromis.
Laïcité et liberté religieuse
Ainsi la vraie laïcité, si elle veut éviter de verser dans le totalitarisme, doit préserver la liberté religieuse. Sur elles porteront notre seconde série de considérations.
À l’origine pourtant, la laïcité et la liberté religieuse sont des problèmes distincts. Il y a eu souvent religion d’État et liberté religieuse : en Pologne, tout au long de son histoire (ce que le Saint-Père aime à rappeler), dans l’État du Saint-Siège lui-même où par exemple les Juifs bénéficièrent le plus souvent d’une liberté plus grande que dans le reste de l’Europe. Dans la France du XIXe siècle, dans l’Angleterre d’aujourd’hui, également.
Il y a à l’inverse, on vient de le voir, des régimes laïques (ou ultra-laïques) attentatoires à la liberté religieuse — comme à toutes les libertés — comme le fût l’URSS par exemple. On a même pu voir des États où le catholicisme était en position officielle, se livrant à des persécutions anticatholiques : les monarchies du XVIIIe siècle qui pourchassaient les jésuites, la France de 1791-1792 ou de 1900-1905.
Ces considérations sont nécessaires pour montrer qu’il ne faut pas confondre laïcité et liberté religieuse, même si les deux notions se recoupent largement aujourd’hui.
L’opinion la plus commune est que la liberté religieuse est une découverte récente, qu’après des siècles d’obscurantisme marqués par l’intolérance, l’Église s’est adaptée et a fini par accepter – de force plus que de gré – la liberté religieuse. Ce n’est pas là non plus tout à fait aussi simple. Il y a davantage qu’on ne croit, continuité dans la doctrine de l’Église sur ce sujet. On le discerne à condition d’opérer un certain nombre de distinctions.
D’abord entre la foi et la morale. Pour l’Église, la morale est universelle et repose sur la nature humaine ; la foi, au contraire est un acte personnel. La liberté d’opinion n’existe pas davantage en matière de morale (sauf sur des points mineurs) qu’en matière de sciences de la nature. De même que l’excès d’alcool nuit à l’homme quelle que soit sa religion, les principes de la morale naturelle s’imposent à tout les hommes et le droit qui en découle à toutes les sociétés.
La foi en revanche ne peut pas être contrainte : c’est là une doctrine plus ancienne qu’on croit. Elle ne date pas en tous cas de Vatican II. À condition là aussi d’observer quelques nuances.
1/ Notons d’abord que les États furent en général moins tolérants que l’Église. La doctrine cujus regio, ejus religio s’impose à toute l’Europe à partir du XVIIe siècle (la France de l’Édit de Nantes constituant une exception). La répression des dissidents fut particulièrement féroce dans un pays protestant comme l’Angleterre. L’Inquisition, au moment où elle connut ses pires dérives, dans l’Espagne du XVIe siècle, était une institution d’État. Mais cela n’exonère par l’Église qui généralement approuva l’intolérance des États. On rappellera aussi à ce sujet qu’aujourd’hui encore, il est des opinions " politiquement incorrectes " que personne ne tolère dans nos sociétés dites libérales.
2/ Il faut distinguer l’attitude sévère de l’Église envers les hérétiques (qui ne revendiquaient généralement pas, comme on croit, leur différence mais prétendaient au contraire refonder toute l’Église sur de nouvelles bases) — les pourchasser relevait de la discipline interne, de la défense d’un " label " en quelque sorte —, et son attitude généralement plus tolérante envers les non-chrétiens, juifs et musulmans principalement.
3/ Il faut distinguer le culte public, généralement réservé à la seule " Église véritable " et le culte privé permis aux autres religions.
4/ Notons enfin que le magistère, s’il défend la liberté religieuse (liberté de croire et pratiquer les cultes) a pu récuser à certaines époques (et même à toutes) la liberté de conscience, dans la mesure où on sous-entendait au travers de celle-ci l’équivalence de toutes les croyances. Un mathématicien pourra dire qu’" on n’a pas le droit de dire que 2 et 2 font 5 " sans vouloir pour autant brûler ceux qui le disent.
Laïcisme et esprit libertaire
Troisième série de remarques : ce que l’on entend par laïcisme a connu une véritable mutation historique avec l’esprit de mai 68, au point d’être rendu méconnaissable. Jusque dans les années soixante, la laïcité s’accompagnait d’une morale laïque, qui était pour l’essentiel la morale chrétienne sans référence au dogme — ou la morale naturelle —, tout aussi exigeante que celle-ci. Jules Ferry disait à Albert de Mun : " Nous avons la même morale ! "
L’esprit libéral-libertaire qui souffle depuis trente ans en Europe récuse non seulement la foi mais cette morale. Les cours de morale dans les écoles élémentaires ont disparu en catimini, véritable révolution silencieuse, entre 1970 et 1980.
On n’ose qualifier d’individualiste cet état d’esprit, comme beaucoup le font un peu facilement, car dans la morale naturelle, quand un individu prend ses aises, c’est toujours aux dépens d’autres individus. Si certains individus sont gagnants — généralement les forts — d’autres — généralement les faibles — sont perdants à ces nouvelles règles du jeu (ou à cette absence de règles).
On notera aussi que le laïcisme libertaire est beaucoup plus destructeur pour la foi et la pratique religieuses, comme pour les mœurs, que ne l’était le laïcisme de type IIIe République, dont l’impact sur la société avait été limité jusqu’en 1960. En même temps l’esprit libertaire prive l’ordre laïque de tout argument face à la montée des intégrismes. Si le mot d’ordre suprême est " c’est mon choix ", pourquoi donc, au nom de quoi, interdire le voile dans les écoles publiques ?
On peut se demander s’il y a un lien entre la laïcisation de la sphère publique — qui date pour l’essentiel de la fin du XIXe siècle — et la remise en cause de la morale traditionnelle un siècle plus tard. Celle-ci est-elle l’effet retardé de celle-là ou bien la logique officielle et la logique sociétale sont-elles relativement indépendantes ? De cet état d’esprit, on rappellera qu’il souffle indifféremment sur les sociétés laïcisées comme la France, et sur les sociétés officiellement religieuses comme l’Angleterre, semblant tout balayer sur son passage.
Il reste qu’on peut se demander si la morale laïque — ou plus largement le laïcisme classique tel que l’Europe l’a connu pendant un siècle — constitue une molécule stable : en d’autres termes peut-il résister longtemps à l’érosion du fait religieux ? N’est-il pas qu’une étape de transition dans un processus long de déchristianisation — et de déshumanisation ?
Post-catholicisme
S’il faut conclure cet exposé sur des considérations d’actualité, en particulier sur l’opportunité d’une mention de l’héritage chrétien dans la constitution européenne (à supposer que cette constitution voie le jour), je dirai d’abord qu’on ne saurait être étonné que la mention de Dieu soit refusée par beaucoup. L’Europe bien-pensante, démocrate-chrétienne, " vaticane " disaient certains, c’est fini depuis longtemps ! C’est une certaine forme de protestantisme, tirant vers le laïcisme le plus intransigeant qui domine aujourd’hui les institutions européennes. Le projet de constitution est le reflet de l’Europe d’aujourd’hui : déchristianisée, en récession démographique, perdant ses valeurs .
Outre le caractère évidemment destructeur de cette orientation, je noterai aussi combien il est difficile de fonder là-dessus une identité européenne. Proclamer la supériorité du laïcisme, c’est, eu égard à l’idée qu’on se fait généralement de l’histoire moderne, selon laquelle Luther a ouvert la voie à Voltaire, reconnaître implicitement la supériorité du protestantisme et donc du monde anglo-saxon, donc des États-Unis. Dans cette perspective, pourquoi faire l’Europe — si l’on pense encore à une Europe-puissance ?
Pour contrebalancer cette hégémonie de fait d’un post-catholicisme, sous la double figure d’un laïcisme libertaire en Europe et d’un biblisme archaïsant aux États-Unis, je ne vois qu’un grand rapprochement du catholicisme et de l’orthodoxie, de la vieille et de la nouvelle Rome. Tout indique que c’est là à la fois, pour le moment au moins, un demi-échec et une source de déception, mais aussi l’espérance suprême de Jean Paul II pour l’Europe.
R. H.