La Yougoslavie, avec sa mosaïque de nationalités ne pouvait longtemps survivre après la disparition de Tito et l'effondrement de l'URSS. Son unité artificielle a volé en éclats en donnant naissance à la Slovénie, à la Croatie, à la Bosnie-Herzégovine : la Yougoslavie ne regroupait plus que le Monténégro et la Serbie avec ses deux provinces rattachées, le Kosovo et la Voïvodine.

Rappelons que quatre années de guerre ont vu s'opposer Serbes, Croates et Bosniaques en exacerbant les clivages entre communautés ethniques et religieuses : les accords de Dayton déjà sous influence américaine, maintiennent une paix fragile grâce à la présence de la SFOR constituée par l'OTAN.

Malheureusement le virus de la désintégration continuait de s'étendre au Kosovo, berceau historique des Serbes, où la démographie des Albanais musulmans a progressivement marginalisé les Serbes qui ne représentent plus que 10 % de la population. En pratiquant une politique d'exclusion bafouant les droits de l'homme, le régime de Belgrade a transformé une crise latente en crise ouverte. Il est vrai que le précédent bosniaque et les rapports des observateurs de l'OSCE justifiaient une intervention de l'ONU. Une condamnation de Belgrade par le Conseil de Sécurité pouvait être alors envisagée, menaçant Milosevic d'un intervention de l'ONU. Une condamnation de Belgrade par le Conseil de sécurité pouvait être alors envisagée, menaçant Milosevic d'un emploi de la force en vue de faire respecter le droit international. À Rambouillet, c'est un autre processus court-circuitant l'ONU qui a été retenu, avec ses conséquences aussi graves qu'imprévisibles : 1/ Forcing d'une diplomatie américaine sans nuances, ne laissant aucune place à la négociation et ignorant les Russes. 2/ Menace prématurée de l'emploi de la force, plaçant les Occidentaux dans une logique de guerre, mais une guerre technologique d'avant-garde garantissant l'absence de risques pour l'attaquant alors qu'elle retrouvait les accents passéistes d'une croisade humanitaire sacrée contre un infidèle des temps modernes.

 

Une population en otage

Un autre dérapage s'est révélé lourd de conséquences : celui de l'option stratégique du tout aérien avec son slogan du zéro mort. Le concept s'est révélé inadapté à une forme de guerre civile où population et forces serbes étaient étroitement imbriquées. L'OTAN s'en est donc pris davantage aux infrastructures serbes qu'aux unités présentes au Kosovo : la population serbe s'est retrouvée prise en otage et la croisade occidentale n'a plus hésité à considérer que les risques collatéraux étaient inévitables. Bruxelles a fini par retrouver les accents d'un Simon de Montfort qui, en brûlant les Albigeois hérétiques, déclarait que Dieu reconnaîtrait les siens.

Quelle fierté dans les télégrammes de l'OTAN ! Les armées des nations occidentales représentant 500 millions d'habitants ont démontré leur force : des centaines de missiles de croisière, près de 1000 avions effectuant 30000 sorties, sont partis en guerre contre 10 millions de Serbes afin que ceux-ci accordent l'autonomie au Kosovo, autonomie devant déboucher à terme sur l'indépendance. Après plus de 70 jours de bombardements aériens menés à 5000 mètres d'altitude, les Serbes devaient capituler et la " démocratie l'emporter sur la barbarie ", pour reprendre l'expression employée par le président de la République. Pour gagner ce conflit non-déclaré, tous les moyens de la guerre des étoiles furent employés pour briser l'économie d'une nation : industries détruites, infrastructures pulvérisées, Belgrade sans eau ni électricité, école et hôpitaux bombardés, habitations détruites, dommages " collatéraux " causant de nombreuses pertes civiles. Même l'ambassade de Chine n'a pas échappé aux frappes du Pentagone. La déclaration du général Clark au Figaro restera d'ailleurs un morceau de cynisme guerrier qui se passe de commentaire.

Après la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo représentait donc le dernier acte de la décomposition de la Yougoslavie. La Maison blanche a parlé : un jugement sans appel avec une décision voulant séparer définitivement les bons ex-Yougoslaves du méchant Serbe, dans le but de faire triompher les grands principes humanitaires. La morale aurait donc triomphé ? Il n'en est malheureusement rien, la morale n'est en effet qu'un alibi et ce bel unanimisme européen utilisant l'OTAN pour frapper la Serbie avec les armes d'apocalypse se révélera davantage qu'une erreur : une faute historique, juridique et politique.

 

Une triple faute

Nous nous sentons d'autant plus autorisés pour porter un tel jugement que nous avions publié dans les colonnes du Figaro en date du 30/12/1994, un article intitulé " Bosnie, un deuxième Münich ", réclamant une intervention européenne pour mettre fin au génocide bosniaque. Malheureusement, avec le Kosovo, nous nous trouvons dans un cas de figure inverse. L'Europe et la France effectuent une fois encore des analyses erronées et se retrouvent en contradiction totale avec les politiques et les principes qu'elles sont sensées défendre.

C'est une faute historique. L'ONU considère comme intangible les frontières issues des guerres de 1914 et de 1939, or le Kosovo constitue le berceau historique de la Serbie. Le 13 juin 1389, les Serbes succombaient devant les Turcs à la bataille du Kosovo et il leur fallut plusieurs guerres pour conquérir leur indépendance (1876 et 1912 en particulier). Les Slaves furent longtemps majoritaires dans cette province, ce qui n'est plus le cas actuellement car la natalité albanaise s'est révélé beaucoup plus vigoureuse. Est-ce une raison pour considérer qu'un groupe ethnique, (minoritaire à l'origine), devenu au fil des temps majoritaire, puisse réclamer l'indépendance ? Imagine-t-on les conséquences d'une telle jurisprudence ? Après le Kosovo, ce seront les Kurdes, les Basques, les Corses, sans oublier bien sûr les Tibétains, qui exigeront la sécession. L'OTAN ou les USA sont-ils prêts à bombarder la Chine ?

C'est une faute juridique. L'intervention de l'OTAN s'est effectuée sans mandat, ni de l'ONU, ni du Conseil de sécurité. Les sociétés occidentales se félicitent de leurs prétendues avancées du droit en traînant leurs dirigeants devant des tribunaux d'exception : le président Clinton pour ses errements privés, Laurent Fabius et ses ministres pour leurs manquements administratifs supposés dans l'affaire du sang contaminé, etc. Cette hystérie judiciaire masque mal en réalité le déclin accéléré de l'État de droit. Or l'État de droit international, c'est la souveraineté de ses États membres, garantie par l'ONU qui garde seule le monopole de la violence légitime. Qu'arrive-t-il lorsque ce principe fondateur de l'ordre international est ouvertement considéré comme un chiffon de papier ? Que se passera-t-il après la guerre lorsqu'on fera le compte des innocents tués par les missiles et les bombes de l'OTAN ? Selon leur propre jurisprudence, désormais extensible à l'infini, les dirigeants occidentaux ayant agi sans mandat international se retrouveront eux aussi accusés de crimes de guerre.

C'est une faute politique. Où ont mené ces actions guerrières visant non pas à réduire la tension au Kosovo, mais à terroriser la population serbe ? Le résultat le plus probable des attaques actuelles n'a-t-il pas abouti à radicaliser l'hostilité des Albanais et des Serbes, sans oublier celle des Grecs et des Turcs ? On ne viole pas impunément l'histoire et le souvenir de deux guerres mondiales.

 

Menaces sur la paix

Les actions humanitaires au Kosovo étaient certes nécessaires pour éviter un conflit ethnique, qui jetait nombre de Kosovars sur les routes, mais si les réalités géopolitiques ne sont pas prises en compte, celles-ci se retourneront contre des populations qui réclament d'abord à vivre en paix. Les bombardements sur l'Irak scandalisent les pays arabes, les raids sur la Serbie exaspèrent le monde slave et le monde asiatique. Les généraux russes estiment que leurs gouvernants se sont pliés à un diktat inacceptable devant l'OTAN. Que cherche la Maison blanche et pourquoi l'Europe reste-t-elle passive ou même consentante, face à des initiatives bellicistes qui vont enflammer la région, et risquent de s'étendre à l'ensemble de la planète ?

Les trois quarts de l'humanité sont opposés à l'action américaine et le rideau de fumée déployé par le tribunal international pour la Yougoslavie (T.P.I.Y.) en inculpant Milosevic ne doit pas faire illusion : pour la Chine et la Russie le dirigeant serbe est un nationaliste qui sera accueilli comme tel s'il sollicite un asile politique. Il ne faut même pas exclure la création future d'un tribunal international bis inculpant le général Clark et, pourquoi pas, les dirigeants occidentaux. Estimant que droit international est foulé aux pieds, les pays slaves et asiatiques se sentent libérés de toute retenue : Indiens et Pakistanais sont déjà repartis en guerre au Cachemire, les Chinois ont lancé une souscription pour la construction d'un porte-avion, le Brésil s'inquiète d'une ingérence possible des USA en Amazonie.

Münich, avez vous dit ? Un an plus tard la deuxième guerre mondiale éclatait... Norman Birnbaum, professeur au Centre d'études juridiques de Georgetown, juge en ces termes l'intervention américaine au Kosovo : " Cette politique, si elle perdure dans le siècle prochain pourrait bien déboucher sur une catastrophe mondiale... Les allées et venues frénétiques des politiciens cachent mal leur inaptitude complète à contrôler ce qui se passe.... la droite américaine est décidée à commencer une nouvelle guerre froide avec la Chine " (Le Monde du 17 juin 1999). Malheureusement les derniers événements semblent lui donner raison : les Serbes fuient à leur tour le Kosovo, l'UCK renâcle à être désarmée, la Chine dénie les explications américaines concernant la destruction de leur ambassade, l'Inde et le Pakistan accélèrent leurs préparatifs militaires. L'Europe restée muette se donnera-t-elle enfin les moyens d'une politique indépendante ?

 

h. b.

j. de z.