CE PETIT ESSAI part de l'hypothèse heuristique que les fondements métaphysiques et anthropologiques de la civilisation chinoise peuvent contribuer à la compréhension de la mentalité économique en Chine, ainsi que dans des pays se situant dans son aire d'influence culturelle tels que la Corée ou le Japon.

La métaphysique traite de la question de l'être et du néant, et toute pensée humaine se réfère plus ou moins explicitement à l'une des grandes options métaphysiques — options en tout petit nombre mises en évidence notamment par Tresmontant (1995) — qui façonnent la vision du monde et de l'homme, dont dérivent pour une large part les valeurs, croyances et représentations premières. Ces dernières influencent le comportement des individus et partant, la mentalité économique.

 

I- METAPHYSIQUE CHINOISE

 

L'originalité de la métaphysique chinoise provient de ce qu'elle repose tout entière sur la fluence : toutes choses fluent en permanence et la discontinuité n'existe pas. En résulte une anthropologie qui repose sur le lien, l'interaction et l'interdépendance plutôt que sur le sujet autonome, l'individu. Par ailleurs, le projet d'accéder à la réalité par abstraction, c'est-à-dire en se coupant du sensible, est contraire à la nature des choses : la compréhension du réel ne peut être qu'inductive et fondée sur l'intuition. Suivant cette perspective, il n'est pas possible d'établir des lois générales.

 

Cosmologie : monisme de l'être et fluence

 

À la base de la vision chinoise du monde et de la réalité, est l'antique traité de divination : le Livre des mutations (" Yi-King "). Ce livre puise selon Cheng (1997) " dans un fonds très ancien qui a informé toute la pensée chinoise. [...] De fait, à quelque époque et dans quelque courant que ce soit, il ne se trouve pas un seul penseur chinois d'importance qui n'ait été inspiré par les Mutations au point d'y projeter sa propre vision des choses [...], c'est un livre de vie autant que de connaissance qui contient toute la vision spécifiquement chinoise des mouvements de l'univers et de leur rapport avec l'existence humaine ". Il fournit un système de compréhension de la réalité capable de rendre compte de sa complexité et de révéler que sa nature est d'être en perpétuelle transformation, d'être un processus en cours, une structure globale en transformation continue. Le monde est stable et en même temps en perpétuelle transformation. Le Livre des mutations unit continuité et mutation : le jour et la nuit, la chaleur de l'été et le froid de l'hiver. Tout évolue toujours suivant un cours régulier.

La vision du monde qui en émerge est celle du Procès. Le monde est perçu comme un processus continuel et régulier sans démiurge. La pensée chinoise ne se fonde pas sur la dialectique de la création et de la destruction mais sur le principe de l'alternance du manifeste et du caché : le yin et le yang. La manifestation est actualisation, la disparition est latence comme le rythme des saisons ; la disparition, la contraction, sont riches du déploiement à venir, mieux, " qui n'est pas en mesure de se contracter ne sera pas en mesure de se déployer ". Cette alternance régit le cours du monde, elle est systématique et continue : un existant disparaît, un autre apparaît.

Cette vision du monde ne conçoit donc pas la discontinuité : tout est continuité, continuation, lié, lien, flux, relation. Le fondement de la réalité, est l'interaction, l'interdépendance : l'incitation réciproque, l'attirance réciproque, qui naît de la différence, de ce qui s'oppose, met en mouvement le monde et transforme l'altérité en harmonie. Cette différence est toutefois relative car les existants ont un fondement commun, chaque principe contient l'autre en germe ; c'est pourquoi elle ne suscite que l'incitation et non la destruction ; la dualité qu'elle engendre peut être régulée. Les deux aspects de toute différence ne sont donc jamais envisagés séparément. Ils ne sont donc jamais opposés car ils sont tous deux nécessaires.

 

Anthropologie : homme relationnel et individualisme familial

 

Le terme d'" être " lui-même n'existe pas comme tel en chinois mais en tant que " cours " et " fonctionnement ". Dans la pensée chinoise, la relation est première alors que dans la pensée occidentale c'est l'autonomie initiale du sujet : " Ne jamais penser la réalité du monde à partir d'une seule instance, supposer toujours la priorité de la relation d'interaction par rapport à la reconnaissance de tout sujet individuel . "

Les parents personnifient le Procès en engendrant leurs enfants. Ils prolongent l'œuvre du Ciel et de la Terre en remplissant la fonction de médiation et de transition à l'égard de toute existence individuelle ; ils assurent la continuité et la continuation. " On ne comprendra rien à l'attachement invétéré de la tradition confucéenne pour ce qu'il est convenu d'appeler "le culte des ancêtres" ou "la piété filiale" [...] sans égard à l'importance qu'accorde la logique confucéenne à l'idée de continuité, sans saut ni rupture [...] ". La piété filiale marque le respect concret de la continuité et les enfants doivent, dès lors, imiter leurs parents dans leurs qualités pour épouser le cours du Procès. De même, lorsqu'un individu meurt, il passe du statut manifeste d'esprit vivant au statut invisible d'esprit mort mais il demeure en rapport d'interaction avec celui des hommes vivants après lui en raison de la continuité de la condition humaine de sorte que l'esprit des ancêtres peut encore exercer son influence sur sa postérité.

La famille est donc conçue comme le lien social auquel toutes les autres relations sont subordonnées. La piété filiale est l'impératif moral central. L'individu n'a pas le recours à une loi divine supérieure pour contester l'autorité paternelle et s'émanciper d'une famille captative. De ce fait, la famille l'emporte sur toutes les autres formes d'association ; la loyauté s'adresse avant tout à sa propre famille, non aux autorités politiques ou économiques.

La relation père-fils sert de modèle à tous les autres types de relations sociales. Son principe hiérarchique est décliné pour les relations entre générations, entre subordonnés dans l'entreprise ou l'État. Les modèles d'autorité entre les membres de la famille sont pris comme modèles pour ceux entre gouvernants et gouvernés . Les demandes d'obéissance et de subordination à l'Empereur et ses mandarins en Chine étaient fondées sur la piété filiale due au père comme chef de famille ; essentiellement, la fidélité à l'autorité politique centrale était demandée comme une extension de la fidélité familiale. Les similitudes entre la famille et l'État avaient été notées par Max Weber : " La Chine est un "État familial" : la famille est un État miniature; l'État, une famille élargie . " Le pouvoir est ainsi calqué sur le modèle de la famille ; le souverain est considéré comme le père de la nation et chacun entretient avec lui une relation personnelle.

Ainsi, l'homme ne semble pas exister par lui-même mais par la somme de ses relations. L'homme est impliqué dans une série de rapports sociaux qui sont constitutifs de son existence humaine et qui lui accordent des droits et des obligations.

 

Absence de théorie de la connaissance

 

Du fait qu'il n'y a pas de créateur et de création, il n'y pas de cause externe. La pensée lettrée chinoise s'appuie sur " l'élucidation de la seule expérience. Elle se refuse à toute construction au-delà d'elle ". La parole introduit déjà une rupture avec l'expérience concrète de la nature. Le Sage n'a donc pas à parler, à communiquer son enseignement ; ses disciples n'ont qu'à l'observer agir et l'imiter car " il n'y a pas de "sens" à développer indépendamment de l'évidence donnée, puisque tout sens est définitivement inclus, —confondu — dans l'immédiateté de cette évidence ". En revanche, l'influence qui résulte de l'exemplarité (celle du Sage par exemple) est seule vraiment générale car le Sage épouse la logique interne du Procès en prenant modèle sur les manifestations naturelles (de la Terre comme du Ciel). Ceci explique le double sens du mot xue (étudier-imiter) : c'est continuer en prolongeant l'ancien par le nouveau. " Je n'ai rien créé, je n'ai fait que transmettre " dit Confucius. L'imitation est conçue comme créatrice ; la dimension de l'innovation est étroitement et indissolublement intégrée à celle de l'imitation.

La tradition lettrée chinoise ne théorise pas ; elle ne s'enferme jamais dans un système conceptuel rigidifié par des vérités absolues. Contrairement à la démarche scientifique occidentale qui se fonde sur la logique, le raisonnement déductif, la démarche confucéenne de compréhension du réel est inductive et fondée sur l'intuition ; elle part de l'évidence la plus commune et tente de l'élucider progressivement. La connaissance a pour point de départ l'analyse du sensible puisque seule l'activité des sens peut, comme l'explique Jullien (1989), relier l'intériorité humaine à l'extériorité du monde et la mettre en prise avec lui. L'abstraction, c'est-à-dire le projet d'accéder à la réalité en se coupant du sensible contredit, pour la tradition lettrée, à la fois la nature de la réalité et la nature du sensible. Leur écriture idéographique, peu adaptée aux modes de pensée abstraits et au style discursif, est à la fois la cause de cette vision du monde et le facteur essentiel de sa reproduction.

 

II- MENTALITE ECONOMIQUE

 

Cosmologie économique : fluence monétaire et capture des flux

 

La conception naturelle de l'économie qui se dégage de la cosmologie chinoise est celle d'une circulation ininterrompue des flux de richesse. Conformément à la logique de Procès, l'économie est fluide. " Le grand fleuve économique dépose le long de son cours des montagnes d'alluvions, monnaie cristallisée en biens matériels. Le patrimoine est alluvionnement " ou plus exactement, il n'est qu'un " dépôt de flux ". L'économie est fluence, " fluence monétaire " : des flux qui n'ont ni origine ni fin, qui traversent le monde, le transpercent de part en part, et ce faisant, l'ouvrent et le renouvellent à l'infini : un continuum monétaire sans origine et sans extrémité qui s'écoule en permanence.

Il s'ensuit que l'activité économique ne serait qu'une vaste entreprise de capture du flux monétaire. Cette vision s'apparente à celle proposée par Rachline (1991) " d'économie de la capture ", laquelle repose sur le triptyque " Flux monétaire, Capture, Vente ". Dans la conception traditionnelle occidentale, l'économie est fondée sur la séquence Production-surplus-échange-monnaie : la production dégage un surplus qui engendre l'échange que la monnaie facilite. Cette conception attribue à la production un rôle dominant ; la circulation de richesse n'est que la conséquence de la production ; la production est la source de tout développement et le fondement de l'échange. La monnaie, dissociée de la réalité, n'est qu'un voile qui recouvre les échanges physiques ; elle ne fait que circuler au sein d'un espace qui en est indépendant (l'économie réelle). Dans la perspective développée par Rachline et qui semble si conforme à la pensée chinoise, le but de l'activité économique consiste à capter les flux monétaires, et la vente est l'acte essentiel qui permet cette capture. Cette approche permet de raisonner à partir des flux et n'opère pas de dichotomie entre réel et monétaire. Il s'agit d'une vision dynamique qui exclut l'équilibre.

L'observation du fonctionnement des entreprises chinoises semble confirmer que les entrepreneurs chinois considèrent la vente comme le principe actif de l'activité économique. L'approche traditionnelle des affaires " à la chinoise " repose sur les proverbes : " Acheter à bon prix et revendre vite " ainsi que " Ne dépenser que ce que l'on a gagné " . Pour les entrepreneurs chinois, il semble que la production ne soit nullement une fin en soi ; ils produisent et vendent afin de capturer des flux monétaires. Certains de leurs proverbes peuvent surprendre : " Vendre à prix coûtant ", " Acheter un produit à dix, le vendre à sept, rendre trois et garder quatre " . Ils ne raisonnent pas, en effet, sur la marge ou le bénéfice mais sur le " fonds de roulement ", en d'autres termes sur les flux. Le plus important est la fluence : " faire tourner " le capital le plus rapidement possible, lui conserver sa nature épidémique . La circulation monétaire est essentielle, non pour que chacun s'approprie des biens, mais davantage pour que toute l'organisation sociale soit irriguée et que sa pérennité soit assurée et l'écoulement des flux ne pas se tarir. Bouteiller (1997, p.132-133) raconte comment en Chine, au XIXe siècle, " n'importe quel agriculteur, coolie ou ménagère, évitait de thésauriser en mettant ses maigres économies sous sa paillasse. Au contraire, il cherchait autour de lui un débiteur potentiel auprès de qui placer son surplus. Toute la population de l'empire était perpétuellement en train d'emprunter et de rembourser ". Il ne s'agit donc pas de posséder mais de détourner les flux monétaires pour in-fluer. Le contrôle des flux monétaires prime sur la propriété.

 

L'esprit entrepreneurial

 

Cette représentation de l'univers économique génère un certain nombre de principes d'action qui guident les acteurs économiques dans leurs choix afin d'agir de manière efficace dans cet univers ; ces principes trouvent leur meilleure expression dans l'Art de la guerre de Sun Tzu et le jeu de wei chi.

 

1/ L'opportunisme

 

Dans un univers versatile et contingent, l'opportunisme est de rigueur. " Dans l'art de la guerre, il n'existe pas de règles fixes. Ces règles ne peuvent être établies que selon les circonstances . " Dans chaque affaire, " [Tout] dépend du ciel, du lieu et des hommes " : il faut que le moment soit propice (le ciel), l'endroit adéquat (le lieu) ainsi que les partenaires et les collaborateurs disponibles (les hommes) ".

Un des traits de la stratégie chinoise consiste dans la recherche de l'" in-fluence " (" Shih "), c'est-à-dire, dans l'identification d'une capacité latente découlant d'une situation stratégiquement favorable : un potentiel né de la situation. Tout l'art est de savoir tourner à son profit l'inclination du cours des choses et non forcer la situation ou la contrecarrer. " Aussi doit-on, quand on commande des troupes, tirer parti de la situation, exactement comme lorsqu'on fait rouler une balle le long d'une pente abrupte. La force fournie est minime mais les résultats sont énormes . " D'après Bouteiller (1997), " l'action "à la chinoise" consiste à discerner le potentiel à l'œuvre dans une situation donnée et à créer les meilleures conditions pour que les choses évoluent d'elles-mêmes dans la bonne direction ".

Il faut rechercher les situations ou les positions (sur un marché par exemple) qui permettent de transformer les " forces normales " en " forces extraordinaires " : " La force qui affronte l'ennemi, c'est la force normale ; celle qui le prend de flanc, c'est la force extraordinaire. Aucun chef d'armée ne peut arracher l'avantage à l'ennemi sans le recours des forces extraordinaires . "

 

2/ L'aversion à l'immobilisme et aux immobilisations

 

Dans cette perspective, le danger, est dans l'attachement, l'immobilisation et la réification. Même dans la situation la plus favorable, il y a nécessité d'évolution : " Dragon s'immobilisant au sommet aura à se repentir " ; " Ce qui est plein ne peut durer ". Toute situation est transitoire. Toute fixation est stérilisante ; la véritable constance est dans le devenir. Tout arrêt de flux est arrêt de mort.

Cette vision se traduit par une aversion aux immobilisations. De ce fait, le penchant naturel consiste à préférer investir dans des activités très liquides et à limiter les actifs immobilisés [immobilisations incorporelles (frais d'établissement, frais de recherche et développement, concession, brevets, licences, marques), immobilisations corporelles (terrains, constructions, installations techniques, matériels et outillages industriels)] et même certains actifs circulants (stocks). Selon Whitley (1992), même " les investissements technologiques tendent à n'être engagés que dans le court terme si bien qu'ils peuvent être mis au rebut après quelques années et ne pas contraindre sérieusement les choix d'allocation des ressources ". De même, l'adoption de structures organisationnelles très légères et la maximisation de la sous-traitance permettent de limiter les coûts fixes. Les liquidités sont transformées en actifs surtout lorsqu'ils sont reconvertibles rapidement en liquidités. Les actifs les plus facilement revendables et en général tangibles (or, matières premières, immobiliers.. ) sont davantage préférés. La maximisation du potentiel de redéploiement des ressources assure une grande rapidité de réaction et une grande versatilité dans l'action.

 

2/ La promptitude

 

Il convient donc de favoriser les formes organisationnelles qui offrent la plus grande rapidité de réaction car comme Sun Tzu l'enseigne, " la promptitude est l'essence même de la guerre " ; " s'il est une chose qui compte, c'est bien la divine célérité " ou encore, " [les] experts en l'art militaire se fient tout particulièrement à l'opportunité et à la rapidité d'exécution. Ils ne font pas reposer sur leurs seuls hommes le fardeau de l'œuvre à accomplir " . En Corée par exemple, on observe la rapidité foudroyante avec laquelle les chaebols pénètrent dans une industrie . De même, Paulmier (2000) a montré à partir d'une analyse des brevets déposés aux États-Unis par les entreprises coréennes et taiwanaises que celles-ci sont de rapides imitatrices : la moyenne d'âge des brevets cités dans leurs propres brevets est inférieure à celle de leurs concurrents dans l'industrie microélectronique.

Outre les conditions organisationnelles, la disposition d'esprit chinoise est particulièrement favorable à la réactivité car la mentalité chinoise se fie davantage à l'intuition, l'analyse et le raisonnement déductif étant considérés comme trop lents. L'intuition permet d'appréhender le phénomène dès ses premières manifestations ; ainsi " [les] Chinois prennent en compte le mouvement dès sa première impulsion, alors que les Occidentaux attendent d'en saisir la pleine manifestation pour en délimiter la frontière ". L'action au stade embryonnaire est alors facilitée par la malléabilité de la réalité.

 

3/ Concurrence, imitation et contestabilité

 

L'existence d'un marché atomisé et très compétitif de petites entreprises privées constitue le système qui domina historiquement la vie économique chinoise pendant de longs siècles, tant à la campagne qu'en ville.

La compétition et l'imitation sont plutôt perçues positivement : la première, car elle est une émulation qui incite à s'améliorer ; la seconde car elle est signe d'adéquation au sens du marché. " Il faut toujours vendre la même chose que son voisin ". Mais l'inclination est plutôt à la recherche des " marchés contestables ", c'est-à-dire, des marchés dont l'entrée est libre, en ce sens que les firmes déjà en place ne disposent d'aucun avantage par rapport aux nouveaux entrants ; et la sortie doit pouvoir s'effectuer sans coûts irrécupérables, c'est-à-dire que les firmes ne doivent pas supporter d'autres coûts que ceux correspondant aux coûts d'usage et de dépréciation du capital, ces deux conditions rendant possibles des entrées-sorties très rapides.

Autrement la conquête des marchés doit plutôt reposer sur une stratégie de non-confrontation et être réalisée de manière très progressive : par analogie avec la guerre, il faut d'abord se développer à la périphérie du théâtre d'opérations puis se rapprocher progressivement du centre. Il n'y a ainsi pas de moment décisif dans la conquête mais un long processus d'érosion. On observe que les entreprises taiwanaises et les grands groupes coréens ont généralement effectué leur pénétration des industries lourdes et de haute technologie par la conquête des marchés périphériques (Amérique latine, Afrique, Asie Pacifique).

 

4/ La non-appropriation de l'effet

 

La dualité cosmique sans cesse à l'œuvre fait que la fonction d'initiateur, d'innovateur, n'est pas isolable, et ne peut constituer une instance unique. Les Chinois perçoivent ainsi l'art comme avènement et non comme création, conçu suivant le modèle du Procès et non celui de la Création. Un poème, par exemple, est le résultat d'une dualité d'instances en interaction réciproque (" paysage " et " émotion ") et non la création d'un sujet hypostasié (le poète). L'œuvre est toujours processus en cours. " Je transmets l'enseignement des Anciens, sans rien créer de nouveau " disait Confucius. La conception de Schumpeter de l'innovation est donc acceptable dans la vision chinoise lorsqu'il la définit dans la Théorie de l'évolution économique (1912) comme " l'exécution de nouvelles combinaisons productives ". L'innovation n'est bien qu'une actualisation de connaissances latentes. Mais l'innovation est toujours inachevée, elle est processus. En revanche, la pensée chinoise ne peut que réfuter la figure héroïque du créateur qui se cache derrière l'entrepreneur schumpeterien pour deux raisons principales. En premier lieu, comme on l'a vu, elle n'identifie jamais une instance unique agissante. En second lieu, le sage/stratège ne cherche pas à s'attribuer l'effet (ici l'innovation supposée) car en se l'attribuant, il entre dans une logique d'appropriation qui ne peut que le pénaliser par la contestation et la rivalité qu'il va susciter : " Au lieu de se poser soi-même comme l'auteur de l'effet, et d'en tirer prestige, on cède la place aux facteurs porteurs de l'effet, pour les laisser pleinement jouer. [...] Tout vise à laisser l'effet se couler dans l'évolution des choses et y être absorbé [...] . "

 

5/ Une mentalité de marchand

 

Cette représentation de l'économie a pour conséquence de favoriser le développement d'une mentalité de marchand. " L'entrepreneur chinois ne conçoit une affaire que comme une transaction commerciale . " Il ne s'intéresse qu'au potentiel commercial du produit et non à sa valeur intrinsèque. Bouteiller résume cette attitude vis-à-vis du processus industriel : " Une compagnie occidentale achète un produit de base et le transforme en un bien qui se commercialise sur sa qualité et son image. L'entreprise chinoise fait l'inverse. Elle achète un bien et le transforme mentalement en un produit de base qui ne se vend que sur son prix ... "

L'industrie se caractérise par une certaine lenteur pour capter les flux monétaires car c'est une activité qui s'inscrit dans le temps long. Or cette mentalité économique a pour penchant naturel la recherche de rentabilité rapide des investissements, ce qui ne la porte donc pas naturellement vers les activités industrielles. Whitley (1992) remarque ainsi que l'un des traits les plus frappants de l'entreprise familiale chinoise est qu'elle ne s'engage pas dans les industries lourdes. En effet, dans la quasi-majorité des branches, les entreprises-pionnières furent des entreprises publiques à Taiwan, (dans les industries du ciment, de la sidérurgie, de la construction navale, des fertilisants, des machines lourdes, des machines-outils, de l'assurance, de la micro-électronique ...). En Corée, ce furent des entreprises privées contraintes et subventionnées par l'État. La quasi-totalité des chaebols était à l'origine des sociétés commerciales. Les entrepreneurs coréens étaient des marchands auxquels il a été donné pour tâche par le gouvernement de Park d'industrialiser le pays. Les PDG des chaebols ont alors développé ce que Ungson, Steers et Park (1997) appellent une mentalité de " grand magasin " ; leur préoccupation principale était d'étendre leur gamme d'activités. Leur comportement se caractérise par un changement continuel de centres d'intérêt. Selon Kang (1996), ce type d'attitude est caractéristique de tous les PDG des grands chaebols.

 

En phase avec le capitalisme

 

Pour Rachline, " [dans] nos sociétés économiques, c'est-à-dire monétaires, le flux monétaire est premier, et le capturer constitue donc l'essence de l'activité. Pour plonger dans notre modernité, nous devons partir de la fluence monétaire, et comprendre comment on cherche indéfiniment à la détourner ". Si l'on se rallie à cette vision de l'économie, alors, la pensée chinoise paraît avoir engendré une mentalité économique particulièrement adaptée au devenir du capitalisme. Et comme l'affirme Jullien (1989), " la culture chinoise est donc particulièrement bien équipée pour penser la transformation ".

 

 

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

AMSDEN A. (1985), " The State and Taiwan's Economic Development ", in EVANS P.B., RUESCHMEYER D., SKOCPOL T. (eds.), Bringing the State Back In, Cambridge, England, Cambridge University Press.

BAUMOL W., PANZAR J. WILLIG R.(1982), Contestable Markets and the Theory of Industrial Structure, New York,Harcourt Brace Jovanovitch.

BOUTEILLER E. (1997), Les Nouveaux Empereurs, Calmann-Lévy.

BRASSEUL J. (1993), Les Nouveaux Pays industrialisés, Colin, coll. Cursus.

CHENG A. (1997), Histoire de la pensée chinoise, Editions du Seuil.

DELAUNE F. (1998), " La communauté chinoise de Malaisie : un exemple de développement local favorisé par les innovations organisationnelles ", in Kherdjemil B., Mondialisation et Dynamiques des territoires, L'Harmattan.

FIELDS K. J. (1995), Enterprise and the State in Korea and Taiwan, Cornell University Press.

FUKUYAMA F. (1995), La Confiance et la Puissance, Plon.

GREENHALG (1988), " Families and Networks in Taiwan's Economic Development ", in WINCKLER E.A., GREENHALGH S. (eds), Contending Approaches to the Political Economy of Taiwan, Armonk, NY, M.E.Sharpe.

HAMILTON G. KAO C.S. (1990), " The Institutional Foundation of Chinese Busines : the Family Firm in Taiwan ", Comparative Social Research, 12, pp.95-112.

HAO Y.P. (1986), The Commercial Revolution in Nineteenth-Century China, Berkeley, University of California Press.

JULLIEN F. (1989), Procès ou Création : une introduction à la pensée chinoise, Le livre de poche, Editions du Seuil.

JULLIEN F. (1992), La Propension des choses : Pour une histoire de l'efficacité en Chine, Seuil.

JULLIEN F.(1996), Traité de l'efficacité, Grasset.

MAUSS M. (1924/1999), Essai sur le don, Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, in Sociologie et anthropologie, PUF.

MIAW SUNG TAO (1986), L'Art des chinois de la Diaspora pour faire des affaires et s'enrichir (en chinois), Tachan, Taipei.

NEEDHAM J. (1956), Science and Civilization in China, Cambridge University Press.

PYE L.W. (1985), Asian Power and Politics: The Cultural Dimensions of Authority, Cambridge, MA, Harvard University Press.

RACHLINE F.(1991), De zéro à epsilon, L'Économie de la capture, Collection Pluriel, Archipel First,

SUN TZU (1994), L'Art de la guerre, Champs Flammarion.

TRESMONTANT C. (1995), Les Métaphysiques principales, Essai de typologie, F.-X. de Guibert, Paris.

UNGSON G.R., STEERS R.M., PARK S.-H. (1997), Korean Enterprise, The Quest for Globalization, Harvard Business School Press.

WHITLEY R. (1992), Business Systems in East Asia, Sage Publications, London.

WOLF M. (1968), The House of Lim : A study of a Chinese Farm Family, New York, Englewood Cliffs, N.J., Prentice-Hall.

WOMACK J.P., JONES D.T., ROOS D. (1991), The Machine That Changed The World, The Story of Lean Production, Harper Perennial.