Par le Père Edouard-Marie Gallez,
Liberté politique n° 54, automne 2011

Après plus de quarante années de dialogue  islamo-chrétien  occidental, le temps est venu de s'interroger. Sur quelles bases ce  dialogue  a-t-il été fondé ? Par qui ? Quels sont les résultats ou les progrès obtenus ? Sur cette même période, on constate que les conditions de vie des chrétiens d'Orient n'ont pas cessé de se dégrader, tandis qu'en Occident se développait l'activisme islamique, au point que de jeunes Européens sont séduits. Selon certains cercles du  dialogue , les voies suivies seraient les seules possibles et les seules à garantir la paix ; mais n'est-ce pas, depuis quarante ans, les agressions et les discriminations contre les chrétiens que l'on voit s'intensifier et se multiplier dans les pays sous régime islamique, et également au Nigeria, aux Philippines, etc. ? Une question se pose donc : y a-t-il ou non d'autres voies conduisant à un réel désarmement des esprits ?

 

Un maître à penser du dialogue islamo-chrétien contemporain

Un Occidental a joué un rôle déterminant dans l'appréhension de l'islam qui domine le courant occidental du dialogue islamo-chrétien : Louis Massignon (1883-1962). Le personnage est de grande stature et d'intelligence vive. Sa longue carrière de professeur au Collège de France lui laissa le temps de s'investir dans de nombreuses causes liées à la promotion du monde arabo-musulman, un monde qu'il connut de près autour des années de la première guerre mondiale déjà. Il eut l'influence d'un homme brillant et engagé. En 1953, il contribua même pour beaucoup au rétablissement de la monarchie de Mohammed V au Maroc.

On a dit de lui qu'il était le dernier des orientalistes – par opposition à l'appellation plus restrictive d'islamologue. C'est assez bien vu. Derrière sa carrière d'enseignant et son action politique se profile une autre dimension, qui a fait sa renommée : celle de ses idées  mystiques . Ce sont elles qui ont formé et forment encore le socle de son mouvement et des institutions qui en sont nées (dont la principale est le PISAI à Rome[1]).

Engagé empathiquement du côté du monde arabo-musulman, Massignon ne semble s'être préoccupé beaucoup ni de l'atroce génocide arméno-assyro-chaldéen commis par les Turcs et les Kurdes en 1915-1916, ni des revendications bien légitimes des Assyro-chaldéens à avoir un État en 1918, conformément aux engagements pris par la France et l'Angleterre puis reniés. Ce n'était pas une idée fixe – il était trop intelligent pour cela – mais une vision  mystique  qui le poursuivait : celle du rapprochement entre l'islam et le monde chrétien, assimilé au monde occidental (selon la manière de penser bien illusoire de l'islam). C'était l'époque des projets et associations qui portaient un nom du genre de  France-Islam , sans choquer par l'incongruité de leur titre. Ce type de vision  politico-mystique  ou, disons-le, idéologique excluait d'office les chrétiens orientaux ; au pire, ils y jouaient le rôle de pions à sacrifier. Ceux-ci n'en étaient pas dupes, mais ils n'avaient pas l'oreille des Occidentaux, y compris dans l'Église. Le futur pape Paul VI ne les écoutait pas ; il ne résista pas au charme de la personnalité très attachante de Massignon.

Baptisé à sa naissance en 1883, Louis ne reçut cependant pas une éducation chrétienne. C'est véritablement en Égypte, en 1906, qu'il découvrit l'islam, par celui qui était devenu son amant sur le bateau, Luis De Cuadra, un noble espagnol qui s'était fait musulman (et qui lui parla du soufi al-Hallâj). Le lien qu'il voyait entre islam et l'homosexualité, Massignon l'exprima dans sa Prière sur Sodome (1949 – rééditée par le Cerf en 1997), mais ceux qui le connaissaient ont noté que ce lien, qu'il plaçait dans une perspective abrahamique, perdura dans sa pensée après qu'il ait renoncé à ses pratiques puis se soit marié avec sa cousine belge, Marcelle Dansaert.

Cependant, le nœud de sa vie est ailleurs. Athée dès sa jeunesse, il dit avoir découvert  Dieu  en 1908, à Bagdad. Il avait été faussement arrêté comme espion puis, atteint de fièvre, fut hospitalisé ; c'est dans ces jours-là qu'il dit avoir fait plusieurs expériences  mystiques , qui lui serviront de guide tout le reste de sa vie. Ces expériences fiévreuses, vécues solitairement, sans contact avec les chrétiens autochtones, formeront la base de ses conceptions théologiques et justifient aujourd'hui encore celle de ses adeptes. S'agissait-il d'une conversion au Dieu de la Bible à travers une rencontre personnelle de Jésus-Christ, selon ce qu'en disent les convertis ? Ses écrits ne le laissent pas penser. Après l'hôpital, il avait terminé sa convalescence dans une famille musulmane, qui avait prié pour lui. Il y vécut une dimension  mystique  et eut l'impression d'un Dieu d'Abraham qui l'appelait au-dessus du christianisme et de l'islam.

En réalité, derrière cette thématique  islamo-chrétienne , s'exprimait la spiritualité qu'il portait déjà, celle d'un prêtre défroqué (et excommunié), l'abbé Joseph-Antoine Boullan (1824-1893). Celui-ci n'était pas un inconnu pour son père, Ferdinand Massignon (1855-1922), qui portait le nom d'artiste de Pierre Roche, et moins encore pour un de ses amis, l'écrivain Joris-Karl Huysmans, qui fut séduit par la personnalité de Boullan au point de s'inspirer de lui dans plusieurs livres sur le satanisme. De nombreuses années auparavant, cet abbé Boullan avait fondé une congrégation avec une certaine Adèle Chevalier qui prétendait avoir des révélations de la Vierge Marie, et avec laquelle il entretenait des relations intimes ; il exerçait aussi des  exorcismes  étranges, et ses  messes  mêlaient sexe et rite. De leur union était né un enfant qui, selon certains témoignages, fut sacrifié sur l'autel. Il avait fait alors trois ans de prison, ainsi qu'Adèle, mais seulement pour abus de confiance. Après sa libération, il avait repris peu à peu ses pratiques occultes[2].

Boullan avait élaboré une doctrine mystique selon laquelle le chrétien pouvait se substituer au pécheur pour son salut, dans une espèce de solidarité dans le mal ou dans l'enfer. C'est ainsi que lui-même se disait chargé par le Ciel de combattre l'enfer par la profanation de l'hostie et par l'ordure. Durant ses trois dernières années de vie, Huysmans fut assez proche de lui pour thématiser sa doctrine de la  substitution mystique . Cette doctrine, Huysmans la transmit ensuite au jeune Louis Massignon – il lui remit même les fameux Cahiers roses de Boullan, dont il avait hérité à sa mort. Massignon ne se défit de ceux-ci qu'en 1930.

 

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[1]. Pontificio Istituto di Studi Arabi e d'Islamistica (Ndlr).
[2]. Cf. Frédéric Boutet, Les Aventuriers du Mystère, Gallimard, 1927 ; www.bukisa.com/articles/119243_the-satanist-cult-of-abb-boullan et www.bukisa.com/articles/119243_the-satanist-cult-of-abb-boullan#ixzz1OrhPbZDa, ainsi que le site www.heresie.com/satanisme.htm (extraits du livre de Bricaud Joanny, J.K. Huysmans et le satanisme) et www.heresie.com/boullan.htm.