Sous la présidence de la France, l'Union européenne prendra cet hiver d'importantes décisions concernant l'immigration. Deux de nos principaux partenaires, l'Allemagne et l'Angleterre, sont en ce moment confrontés à une importante pénurie sectorielle de main d'œuvre, et souhaitent adopter une politique beaucoup plus libérale à l'égard de leurs immigrants.
Ainsi l'Angleterre a-t-elle supprimé en début d'année les contraintes financières liées à l'obtention du visa d'entrepreneur, aujourd'hui délivré sur la base d'un simple business plan. L'Allemagne vient d'accueillir ses premiers gastarbeiter experts en informatique, avant-garde d'un contingent de plus de 20000 experts. L'Irlande a pour sa part clairement annoncé sa volonté d'accueillir 200000 travailleurs qualifiés d'ici à l'an 2008. Autre signe des temps, les industriels transalpins en panne de main d'œuvre délocalisent à tour de bras, et ce jusqu'en Normandie.
Les États-Unis viennent d'annoncer leur volonté d'accroître le nombre des immigrants de 40 % dès l'an prochain, en le portant de 1 million de personnes par an à 1,4 million. Même le Japon, seul pays en crise au sein de l'Ocde, s'apprête à relever ses quotas. Le phénomène est donc bien commun à l'ensemble des pays riches.
La France souffre, on le sait, de graves pénuries dans les domaines de l'informatique, de la restauration, du commerce et du BTP, ainsi que dans de nombreuses industries. Ces pénuries ont pour cause des phénomènes démographiques, récemment mis en exergue dans Liberté politique , mais aussi d'autres, économiques, politiques, culturels.
Selon la Division de la population de l'Onu, notre pays devrait accueillir 94 millions d'immigrés en 55 ans, afin de maintenir son rapport actuel de 4,35 actifs pour un retraité. L'Europe dans son ensemble, plus de 700 millions. En l'absence d'un tel apport, estime l'Onu, il n'y aurait plus en l'an 2025 que deux actifs pour un retraité, ce qui entraînerait la faillite de nos systèmes de retraite, la débandade de nos comptes extérieurs, la fin de notre pays en tant que grande puissance commerciale, économique et financière .
De surcroît, ajouteront quelques bien-pensants, la liberté d'immigrer serait un droit fondamental. Comment peut-on encore à l'heure actuelle oser s'opposer au libre mouvement des hommes, alors que nous sommes sur le point de réaliser la libre circulation des marchandises au niveau mondial ? L'homme ne vaut-il pas mieux qu'une marchandise ? De quel droit l'État continuerait-il à contingenter les flux d'immigration, alors que le contrôle des flux de biens matériels appartient aux entreprises depuis maintenant près d'un quart de siècle ?
En renforçant son dispositif de contrôle de l'immigration, l'Europe ne risque-t-elle pas de créer une situation dans laquelle le commerce des hommes deviendrait encore plus lucratif que ne l'ont été ceux de l'alcool aux États-Unis pendant la prohibition, ou de la drogue à une époque plus récente ?
L'on pourrait citer de nombreux autres arguments en faveur d'une plus large immigration, sans oublier bien entendu celui de Max Weber : l'éthique du travail de l'immigrant est supérieure à celui de l'homme qui n'a pas quitté son pays, comme en atteste la remarquable éthique du travail du Polonais en dehors de ses frontières. Éthique que Max Weber compara en son temps, et ce avec une condescendance à peine voilée, à celle du Polonais vivant à l'intérieur de ses propres frontières.
Des arguments passés sous silence
Sait-on cependant qu'une force de travail plus étroite entraînera des besoins en épargne et en capitaux moindres ? Inversement, l'accroissement d'une force de travail mobilise d'importantes ressources en capital. Ceci est proposé notamment par l'Américain Cutler , et prouvé de façon mathématique par l'auteur de ces lignes dans le cas d'une demi-douzaine de pays . Quel que soit son origine géographique, l'apparition d'un actif supplémentaire entraîne la nécessité de mobiliser 4,2 fois son salaire annuel, afin de bâtir les capacités d'accueil : écoles, logements et infrastructures.
De façon concrète, l'immigration de 20000 experts entraînerait un surcroît d'investissements de 8,9 milliards de F, sur la base de salaires annuels payés au Smic actuel. Elle se solderait également par une augmentation des fonds rapatriés par les travailleurs immigrés, ainsi que par une détérioration relative de la balance commerciale en raison des besoins accrus tant en biens de consommation qu'en biens d'équipement. Ces symptômes sont d'ores et déjà présents en Allemagne, où plus de quatre millions de gastarbeiter participent au déficit chronique de la balance des paiements de ce pays depuis le milieu des années soixante-dix, au bénéfice de pays tels que la Turquie.
N'oublions pas que nos partenaires ont une population qui vieillit plus vite que la nôtre. C'est notamment le cas de l'Allemagne, de l'Italie, de la Grande-Bretagne et du Japon. Ceci se traduit notamment par un taux de retour sur investissement inférieur dans ces pays à ce qu'il est en France. D'où un important flux de capitaux, tant boursiers que permanents, de ces pays en direction de la France. Dans la mesure où ces pays continueront de vieillir plus vite que la France, et d'y investir leurs capitaux , notre force de travail aura relativement moins besoin de générer de tels capitaux, sans que cela ne se traduise par ce que les Anglo-Saxons appellent une baisse de la richesse nationale, a rundown in wealth.
Enfin, je relève que l'augmentation à venir de la productivité des travailleurs francais est entièrement passée sous silence dans le rapport de l'Onu. À la lueur de ces nouveaux éléments, il apparaît que la France aura relativement moins besoin d'immigrants que ses voisins, et probablement pas des dizaines de millions annoncés par l'Onu. Des immigrants, certes, il en faudra. Mais beaucoup moins qu'on ne pourrait le penser, et dans des conditions qui ne sauraient être celles d'aujourd'hui.
Quels immigrants ?
La France accueille actuellement environ 90000 immigrants par an. En dépit des accords de Schengen, moins du tiers d'entre eux proviennent de l'Union européenne. Nos immigrants sont majoritairement africains (44 %) et, de plus en plus, est-européens ou asiatiques. Or, à la différence des immigrants d'antan, ou même de ceux de nos voisins, les non-Européens que la France accueille aujourd'hui sont essentiellement des demandeurs d'emploi (31,4 % selon la revue Économie et Statistique ). Les immigrants les mieux qualifiés ne semblent d'ailleurs pas échapper à cette règle : toujours selon l'Insee, 21,4 % des immigrés Bac+2 ne trouvent pas d'emploi en France. Plus de 55 % de nos jeunes immigrés sont aujourd'hui demandeurs d'emploi. Le cas des jeunes Turcs est symptomatique : leur taux d'emploi en France n'atteint pas 30 %. Moins de 2 % de ces nouveaux arrivés turcs parviennent à trouver un emploi salarié lors de leur première année en France.
De tels chiffres méritent d'être rapprochés de ceux des États-Unis. Selon le Labor Department américain, les immigrants mexicains, tous âges confondus, atteignent là-bas des taux d'emploi proches de 80 %, c'est-à-dire supérieurs même à ceux de la population locale (74,7 %). Le phénomène est en fait inverse de celui de la France, où le taux d'emploi global de la population est inférieur à 54 %, et celui des immigrés, inférieur à 43 % .
Max Weber ne disait-il pas des immigrés qu'ils étaient les plus entreprenants ? Nos chiffres semblent vouloir lui donner tort. Le Francais travaille peu, et le travailleur qu'il invite sur son sol, moins encore . L'Américain travaille énormément, et ses invités, pour reprendre l'expression allemande, bien au-delà.
Comment expliquer un tel phénomène ? Nos Turcs seraient-ils moins entreprenants que leurs Mexicains ? Pourquoi l'Asiatique ou l'Africain ne trouvent-ils pas de travail en France ? Pourquoi ne sont-ils pas salariés dans l'industrie, le commerce, le BTP, qui auraient si cruellement besoin de lui aujourd'hui ? Serions-nous capables, si nous relevions nos seuils d'immigration dans l'état actuel des choses, de retrouver ces travailleurs ?
Des " invités " bien réticents
La France semble éprouver bien des difficultés à faire rentrer ses invités dans les statistiques du travail. À cela, plusieurs raisons. Premièrement, nos invités bénéficient, et ce dès leur arrivée, de l'un des systèmes de sécurité sociale les mieux développés au monde, sans obligation d'acquitter le moindre centime de cotisations. Deuxièmement, nos centres sociaux et collectivités locales rivalisent de générosité à leur égard. Enfin, nos taxes sur l'emploi et la valeur ajoutée constituent de puissants motivateurs de travail au noir.
Aucun de ces facteurs n'existe aux États-Unis, en Irlande ni même en Angleterre.
Le vrai débat
Comment, dans ces conditions, passer de vingt-deux millions d'actifs à plus de trente et un, c'est-à-dire le chiffre dont notre pays aura bientôt besoin afin de se remettre à niveau sur le plan international, et de préparer le départ en retraite de la génération du baby-boom ? L'une des solutions serait effectivement de faire appel à l'immigration, mais cela est-il vraiment nécessaire ?
Pourquoi, au vrai, y a-t-il aussi peu d'actifs dans notre pays ? La France compte une forte proportion de femmes au foyer, qui préfèrent élever elles-mêmes leurs enfants que de faire appel à un janitor ou à une étudiante au pair, quitte à ce que leur carrière professionnelle en pâtisse. Voilà en effet un motif fort louable, mais il en existe malheureusement d'autres, qui le sont parfois beaucoup moins. Trop de nos concitoyens se sentent vieux dans leur tête. Je connais des Chinois qui, parvenus à l'âge de 60 ans, m'annoncent fièrement qu'ils espèrent bien pouvoir travailler pendant encore vingt ans. Et je connais des Français qui, passés l'âge de 45 ans, ne pensent plus qu'à leur préretraite, à laquelle ils espèrent de tout cœur avoir accès dès l'âge de 50 ans...
Notre système fiscal est l'un de ceux au monde qui pénalisent le plus l'emploi honnête. Avec notre taux record de taxes sur le travail, notre système tout entier constitue une puissante désincitation au travail. Enfin, nos écoliers sont mal préparés à la vie active. Nos étudiants reçoivent des formations trop théoriques, décalées par rapport aux besoins réels de l'économie francaise.
Les solutions existent
Pourquoi par exemple ne pas remplacer le Rmi par une aide au retour à l'emploi qui serait un crédit d'impôt, voire un impôt positif, venant s'ajouter aux bas salaires ? Des centaines de milliers d'inactifs, francais ou immigrés, se rueraient alors vers les entreprises du bâtiment et des travaux publics, vers l'industrie, les services, l'hôtellerie et la restauration. Pourquoi ne pas créer ou renforcer, à l'école et à l'université, les filières véritablement porteuses d'avenir, sans en oublier pour autant une véritable connaissance de la langue française ? Il existe manifestement dans notre pays un besoin de refonder la politique de formation, notamment professionnelle et en matière d'apprentissage. Il importe à cet effet d'instaurer une véritable coopération entre les partenaires sociaux, à l'instar par exemple de ce qui se fait en Allemagne.
Or il existe à l'autre bout du monde une économie moderne et confrontée aux mêmes défis que la nôtre : Singapour. Dans cette petite île-État, véritable laboratoire de la modernité, les cotisations de retraite sont entièrement capitalisées, ce qui supprime le risque de défaillance du système, et garantit à chacun la plus grande quiétude quant aux sommes auxquels il aurait droit... lors d'un hypothétique départ en retraite, qui ne cesse d'être repoussé. Or, avec un taux de chômage de 2 % et un taux d'emploi de 76 %, les tensions sur le marché du travail y sont véritables. Le pays est effectivement contraint de faire appel à l'immigration. Les immigrants fortement qualifiés sont les plus encouragés ; leurs credentials sont attentivement vérifiés. Il s'agit de véritables experts en informatique, en finance, en ingénierie ou en gestion. Les employeurs des moins qualifiés doivent en revanche acquitter une taxe mensuelle, de l'ordre de 1400 F par mois. Celle-ci est entièrement versée par l'employeur à l'État. Les fonds ainsi récoltés servent à la formation de la population nationale non-qualifiée, selon des programmes spécifiques, établis conjointement par les entreprises et le (seul) syndicat local.
Certes, l'immigration est nécessaire et — j'en suis convaincu — sa prohibition ne ferait qu'accentuer les trafics humains en tous genres. La récente tragédie de Douvres ne constitue en cela que le prémisse de phénomènes beaucoup plus graves, et qui ne tarderont pas à se manifester à une tout autre échelle. Or, de nos jours en France, l'immigration asiatique par exemple est presque entièrement contrôlée par les triades, telles la 14K hong-kongaise. À Belleville, j'ai récemment eu l'occasion d'apercevoir des membres de cette triade se promenant en toute liberté, et ce sans le moindre soucis de cacher leurs tatouages distinctifs. Ils étaient, on s'en doute, sur le point de racketter quelque commerçant fujianais ou zhejiangais fraîchement installé en France, à l'insu d'une police privée des moyens de les en empêcher. Dans un pays où le déficit de la Sncf est supérieur au budget annuel des forces de police, comment en serait-il autrement ?
Dieu sait à quel point la Chine, par exemple, recèle de talents qui pourraient concourir, et ce de façon fort honnête, à l'essor de nos entreprises et de notre pays. Dans ces conditions, pourquoi continuerions-nous d'inviter des représentants de la fameuse triade 14K sur notre sol, et de déraciner de pauvres paysans maliens, sans donner aux autres ni l'envie ni les moyens d'y travailler ?
s.-p. b