Résumé : Notre époque est saturée de psychologie et d'économie. Entre l'introspection individualisme et le marché, quelle place reste-t-il à la société et au politique ?
NOTRE EPOQUE est saturée de psychologie, sous l'angle des individus.
Sous l'angle collectif, tout serait plutôt économique. Ces deux approches ne sont-elles pas contradictoires ? Et s'il n'y a plus que soit la psychologie, soit le marché, quelle place reste-t-il à la société et au politique ?
Tout est psy aujourd'hui
Les psychologues de toute espèce dominent notre temps. Nul ne se réfère plus qu'à eux : experts psychiatriques devant les tribunaux — pour prophétiser si le prévenu est en possession de son esprit ou le témoin crédible — ; cellules psychologiques au secours des victimes de catastrophes petites ou grandes ; psychothérapeutes et psychanalystes en guise de nouveaux confesseurs pour déverser dans le secret d'un cabinet le trop-plein de ses peines, ou simplement faire part de son inconfort intime ; formateurs aux techniques de communication modernes et coachs dans les entreprises, les stades, les médias ; psychologues chroniqueurs dans les magazines à la mode, après qui l'on espère pour comprendre notre monde effréné ; mille et plus livres de bien-être dans les rayons des librairies où le chaland continue d'affluer ; psychiatres vedettes qui font la tête d'affiche des conférences et des émissions télévisées et dont les oracles émeuvent les multitudes. Résilience , épanouissement , désir , émotion , bien-être , moi , bonheur sont les mots à la mode.
Et exit les sociologues. On ne se sent plus appartenir à une société dont on serait en partie tributaire — alors quel intérêt trouver à des analyses dont l'objet ne concerne personne ? La société, ce sont les autres, peut-être.
Tout le monde se croit étranger à l'idée de société. Chacun n'est plus que soi tout seul et récuse d'être pris dans un collectif, quel qu'il soit. Il suffit de voir l'absence d'implication personnelle des auditeurs quand on parle des Français ou de la société . Même si le mimétisme social est aussi fort que jadis — et par certains aspects se renforce, comme on le voit avec la mode et avec les tribus si aisément identifiables aujourd'hui —, il n'est pas vécu comme tel, pas perçu même, mais oblitéré sous le couvert d'un choix personnel, d'une expression individuelle.
Ce phénomène est récent. Il y a quelques années, quand le marxisme était un pôle de référence incontournable — qu'on se positionnât contre ou pour —, l'existence de la société était une évidence pour tous. Le sentiment social a disparu avec l'effondrement de cette doctrine, qui en était peut-être le dernier substrat. Ne reste en Occident qu'un psychologisme généralisé.
Mais c'est sans compter avec l'économie, qu'il faut considérer également.
La conception contemporaine du marché
Que le monde actuel soit marqué par le modèle du marché est une banalité et une évidence. Les actes humains, dans leur grande majorité, prennent la forme explicite d'une transaction contractuelle, qu'il s'agisse de se nourrir, de se soigner, de se divertir et même de s'unir. La production domestique a quasi disparu, et la part de l'entraide spontanée de proximité est désormais infime. Ce phénomène se mesure à l'extension de la monétisation des échanges, qui est presque totale aujourd'hui dans les pays développés.
Quoi qu'en disent nombre d'économistes, l'image que l'on se fait du marché n'est plus celle d'Adam Smith, avec cette harmonie spontanée de la main invisible qui ressemble tant à la Providence. Sa vision de l'échange de personne à personne, qui était née de la considération des foires et d'une industrie encore tout artisanale, a passé avec son temps. À la fin du XIXe siècle, plusieurs économistes ont résolu de fonder cette discipline comme une science pure — au sens kantien du terme — grâce aux mathématiques. Ce fut la révolution marginaliste, et avec elle l'avènement de l'économie néo-classique. Ses initiateurs sont Stanley Jevons avec sa Théorie de l'économie politique (1871), Carl Menger avec ses Fondements de l'économie (1872) et Léon Walras avec ses Éléments d'économie pure (1874). Leurs travaux, poursuivis par Alfred Marshall dans ses Principes d'économie politique (1890) et Vilfredo Pareto dans son Cours d'économie politique (1896), sont devenus la doxa de l'économie contemporaine.
L'approche empirique de Smith est révolue. L'économie a pris une physionomie radicalement différente. Il suffit de comparer l'univers intellectuel de la Richesse des nations, qui est celui de la philosophie politique, à l'univers intellectuel de n'importe quel grand économiste récent — comme Arrow, Samuelson ou Becker —, qui est celui des mathématiques, pour saisir à quel point leurs conceptions de l'économie divergent.
Pour fonder leur démarche, les économistes néo-classiques sont partis d'une conception du marché différente que l'on a appelée la concurrence pure et parfaite . À partir de cette prémisse, il fallait montrer l'existence nécessaire de l'équilibre général (ou, à défaut, de l'équilibre partiel), qui exprime en termes rigoureux — c'est-à-dire mathématiques —, mais dans un sens assez différent, ce que Smith avait voulu désigner par sa fameuse main invisible. L'équilibre général signifie que tous les désirs de tous sont satisfaits, donc que la société est parvenue à son état le plus avancé de bonheur possible. L'économie pure démontre comment le marché de concurrence pure et parfaite conduit à ce résultat merveilleux. Dès lors, il faut réunir les conditions d'un tel marché. Cet idéal imprègne le monde occidental contemporain de mille manières, depuis la réglementation de la concurrence jusqu'à la conception générale des rapports humains. Le marché parfait conduit à la plénitude de tous : donc il faut réaliser le marché.
Or, parmi les hypothèses fondatrices de la concurrence pure et parfaite, l'une des plus déterminantes est l'atomicité — à savoir que les acteurs du marché sont innombrables, donc qu'aucun n'a de poids individuellement. Dit autrement, l'atomicité postule que les agents (travailleurs, consommateurs et producteurs) sont isolés, coupés les uns des autres, et qu'ils font leurs choix pour eux-mêmes sans subir aucune influence.
Où l'économisme et le psychologisme se rejoignent
Les agents sont conçus comme de simples évaluateurs : ils considèrent l'utilité de ce qui se présente à eux sur le marché et lui attribuent une valeur pour eux. C'est tout. On le devine, l'homme figuré ici est conçu comme une subjectivité pure, un psychisme solitaire, qui juge selon son seul intérêt ou besoin. De fait, lorsque les économistes de la fin du 19e siècle ont voulu fonder leur science sur des bases certaines, ils se sont tournés vers la psychologie pour leur fournir ce fondement absolu à leur construction mathématique.
Il faut se référer au Brief Account of a General Mathematical Theory of Political Economy de Stanley Jevons . Ce texte, fort méconnu, a eu pourtant une postérité immense puisqu'il fonde un siècle entier de mathématisation de l'économie, de Walras et Marshall jusqu'à Arrow et Debreu. Jevons y écrit : On ne pourra arriver à une théorie exacte de l'économie qu'en remontant aux mobiles fondamentaux de l'action humaine — les sensations de plaisir et d'effort (§2). S'ensuit l'exposé du traitement mathématique de cette donnée fondamentale.
Cette psychologie, marquée par son époque, était utilitariste et sensualiste, mais qu'importe son contenu ? Elle est devenue cognitivo-comportementaliste sans que cela change rien au fait que l'économie part d'un principe psychologique. Derrière le marché, il y a une conception de l'homme comme sujet isolé, dont l'activité est de juger de tout par rapport à soi-même.
Dès lors que l'individu est la seule entité de référence, son horizon se borne à son intériorité, comprise dans son sens le plus étroit. En est exclu tout ce qui, en lui, est la marque et le substrat de la société. L' individualisme méthodologique , que la plupart des économistes revendiquent comme le fondement épistémologique de leur discipline, renvoie à ce principe : l'agent est un psychisme isolé ; une subjectivité sans expression publique ; une sensibilité pour soi seulement, qui ne fonde aucun lien, que ne nourrit aucune relation ; une expression singulière adressée à personne ; un creuset opaque dont les émotions sont incommunicables.
Cette prémisse psychologisante était comme encapsulée dans la théorie moderne du marché ; elle y était incluse, mais dissimulée sous la lourde modélisation mathématique. En étendant sa prégnance, la notion de marché a aussi répandu sa source cachée ; à mesure que le marché devenait le modèle social de référence, le psychologisme s'est imposé comme le fin mot de l'anthropologie. La personne est considérée purement psychologique et subjective, donc asociale, et se vit comme telle.
La même correspondance entre une société de marché et un solipsisme psychologisant se vérifie dans l'autre sens. Si les personnes sont des subjectivités isolées les unes des autres — des îles —, alors les relations qu'elles établissent prennent la forme de transactions, de contrats, dont la mesure est monétaire. Il n'y a pas de lien, juste des échanges. Le psychologisme radical renvoie à l'économisme libéral, et les deux conceptions se tiennent autant en raison que dans les faits. Aujourd'hui, si tout est psy, c'est que la société s'est dissoute dans le marché.
Un exemple montrera mieux comment le psychologisme et l'économisme s'articulent concrètement.
L'exemple du principe de non-discrimination
L'hypothèse d'atomicité se retrouve aussi bien derrière les lois anti-trust que derrière le principe de non-discrimination. Dans un cas, il s'agit de ne pas permettre qu'on se regroupe pour peser sur l'autre ; dans l'autre, il s'agit de ne pas permettre qu'un caractère de l'autre influe sur soi. Dans les deux cas, le même présupposé psychologiste est à l'œuvre.
Le principe de non-discrimination se veut le pendant pratique du principe d'égalité. À l'origine, le principe d'égalité signifiait l'égalité devant la loi et devant la justice, par opposition à l'arbitraire d'État et au fait du Prince. Le passage de cette conception classique de l'égalité au principe moderne de non-discrimination comporte cependant deux glissements.
D'une part, l'égalité devient indifférence ; le caractère est estompé au profit d'une entité indistincte. Cela apparaît dans une des premières formulations juridiques du principe de non-discrimination, l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950 . Au terme de la liste des droits et libertés des personnes, la Convention rappelle qu'elle s'applique à tous sans exception :
La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.
Le mot discrimination n'apparaît pas encore ; il sera ajouté dans l'intitulé de l'article lors de la refonte de la Convention en 1998. Mais il s'agit toujours d'indifférenciation.
D'autre part, le principe de non-discrimination ne concerne plus seulement le rapport de la personne à la puissance publique, mais aussi les rapports des personnes entre elles ; on est passé du droit public au droit privé. En 1997, le traité d'Amsterdam a ainsi ajouté un treizième article à la première partie du traité sur l'Union européenne . Conçu comme une application de la Convention européenne des droits de l'homme, ce nouvel article se veut le prolongement du douzième qui interdit toute discrimination exercée en raison de la nationalité . Il est formulé ainsi :
Le Conseil [...] peut prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle.
Deux remarques s'imposent. Tout d'abord, par rapport à la Convention européenne des droits de l'homme, les notions de langue, d'opinion politique, d'origine sociale, de minorité nationale, de fortune et de naissance ont disparu, alors que sont apparues les notions de conviction, de handicap et d'orientation sexuelle. Les caractères individuels ont remplacé les caractères sociaux. Ensuite, cet article ne garantit pas l'égalité devant la loi — comme c'est le cas de la Convention européenne des droits de l'homme — mais autorise la puissance publique européenne à imposer cette non-différenciation dans les relations privées.
Le mot même de discrimination doit prêter à réfléchir. Toute relation — qu'il s'agisse d'aimer, de se marier, de s'associer, de coopérer — suppose de discriminer entre les personnes. Je le choisis, et non tel autre, parce que c'était lui, parce que c'était moi . Dans ce choix personnel, dans cette élection, les critères objectifs comptent comme les critères subjectifs. Je m'associe avec lui parce que nous partageons des opinions ; je l'épouse parce que son orientation sexuelle correspond à la mienne ; je rejoins une communauté parce que nous croyons à la même religion ; je donne de l'argent à ce mendiant parce qu'il est handicapé ; et tous les autres en sont exclus. Que la loi ne discrimine pas est la traduction opératoire de l'égalité. Mais les relations humaines, par nature, font la différence entre les personnes, donc sont discriminantes, sans quoi ni la charité ni la société qui en découle ne sont possibles.
Pourquoi alors avoir élevé la non-discrimination au rang de principe ? On voit ici l'influence de la doctrine néo-classique du marché : les acteurs sont posés comme uniformes — comme à la Bourse où l'identité des acheteurs et des vendeurs ne compte pas —, et tous les rapports sont considérés sur le mode de la transaction monétaire.
Le défi posé à la philosophie politique
La disparition du sentiment de la société est un fait nouveau. Pour toute la philosophie politique, depuis Platon jusqu'à Rawls en passant par Aristote, Augustin, Thomas, Hobbes et Kant, il était évident que l'homme était social — il n'existait pas d'homme qui ne se rattachât pas de lui-même à une société. Ce simple fait fondait la politique. Or qu'advient-il quand les individus ne se définissent plus que par eux-mêmes et ne se reconnaissent pas comme partie prenante d'une société ? La philosophie politique est-elle remise en cause par le démenti soudain de son principe fondateur ?
Bien entendu, cette croyance en un subjectivisme absolu est une illusion, et tout manifeste une forte prégnance sociale et la puissance du mimétisme. Le simple fait du langage prouve la société. Aucun psychisme n'est pur de toute influence ni dégagé du marquage d'autrui . Mais la mythologie du moi l'occulte aux yeux de chacun.
Pour sortir de cette apparente aporie, il faut regarder plus précisément ce que recouvre le psychologisme ambiant et le désengagement social. Les personnes ne se sentent plus appartenir à la société, mais seulement à des fraternités restreintes . D'aucuns parlent de tribus . Les sociologues analysent un fort dynamisme des micro-sociétés : familles, cercles d'amis, associations sportives et de loisirs, relations professionnelles, etc. C'est là qu'apparaît aujourd'hui la dimension sociale de la nature humaine. Bien entendu, on voit, même à ce niveau, comment la propension de l'homme à vivre en société lutte contre son imaginaire solipsiste. La fragilité de ces micro-sociétés en est la marque. Mais l'homme les reconstruit à mesure qu'il les casse, car il ne peut vivre en dehors de tout lien social.
Si le sentiment d'appartenance apparaît à ce niveau, n'est-ce pas à ce niveau aussi qu'il faudrait reconcevoir la politique ? Et à partir de ces entités restreintes mais vivantes, en les renforçant et en les fédérant de manière appropriée, ne pourrait-on pas recomposer toute l'organisation sociale, depuis les individus jusqu'aux autorités internationales ?
G. DE L.L.*
* Éditeur spécialisé dans les sciences humaines, diplômé en philosophie et en gestion.